COURS
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COURS
DE


DROIT NATUREL


II




vakje.bistru


COURS
DE


DROIT "NATUREL
PROFESSÉ




IMPRIMERIE GENERALE DE CH. LAHORE
Rue de Fleurus, 9. à Paris


A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS


PAR TIL JOUFFROY


TOME SECOND


QUATRIÈME _EDITION


PARIS
LIBRAIRIE DE L. HALIIIETTE iv;


BOULEVARD SAINT—GERMAIN, e 77


18.66
Droit de truductie. rae rv é


."14 .9G<;




DROIT TATURET,


DIX-SEPTIÈME LEGON.


SYSTÈME SENTIMENTAL. - SMITH.


MESSIEURS,


Ce qui caractérise une doctrine morale, ce qui l'assi-
mile à une autre ou l'en distingue, c'est la nature (les
réponses qu'elle fait à un certain nombre de questions,
qui sont celles-là mêmes que toute doctrine morale as-
pire à résoudre. La fin de l'homme en cette vie, ou le
but auquel doit tendre toute sa conduite, le caractère
qui distingue Ille action bonne (l'une Mauvaise, ou la
règle selon laquelle les actions sont moralement quali-
fiées, le mobile enfin qui nous fait agir conformément
à cette règle et en assure en nous la suprématie : tels
sont à peu près les points fondamentaux que tout sys-
tème moral a pour objet de fixer, et que les systèmes





2 •


DIX-SEPTIÈME LEÇON.
divers fixent diversement. Un système qui ne répondrait
à aucune de ces questions ne serait pas un système de
morale; mais toutes les fois qu'un système de morale
répond catégoriquement à l'une, par cela même il ré-
pond implicitement aux deux autres. En effet, ces trois
choses, la fin dé l'homme en cette vie, le principe de
qualification des actions, et le mobile légitime des dé-
terminations, sont tellement liées, que, l'une étant don-
née, les deux autres s'ensuivent naturellement, et qu'il
suffit d'avoir l'opinion d'un philosophe sur l'un de ces
points, pour l'avoir sur les deux autres, et, par consé-
quent, pour connaître sa doctrine morale tout entière.


Ces considérations, messieurs, nous indiquent la mé-
thode à suivre pour découvrir le véritable caractère
d'une doctrine morale. Veut-on, en effet, déterminer
d'une manière nette ce caractère et réduire cette doc-
trine à se montrer telle qu'elle est? Il n'y a qu'un moyen :
c'est d'en extraire une réponse précise à ces trois ques-
tions, ou, au, moins, à l'une des trois; cela fait, vous
saurez d'elle tout ce qu'il est possible d'en savoir, vous
pourrez la juger.


Mais tous ces systèmes ne livrent pas ces réponses
avec la même complaisance : il en est qu'il n'est pas
besoin de solliciter, et qui, à la première sommation,
vous les donnent ; mais il en est d'autres, au contraire,
qui sont si subtils, si équivoques, et si je puis parler
ainsi, si embarrassés d'eux-mêmes, et, si en peine de se
concilier avec le sens commun de l'humanité, que ce
n'est pas sans beaucoup d'insistance que vous parvenez
à démêler la, pensée qu'ils expriment et à leur dérober
le secret de leurs solutions.


Les systèmes égoïstes sont de ceux qui répondent du
premier coup et d'une manière claire aux trois ques-


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITH. 3
tions que nous avons posées. Et cela vient.de la simpli-
cité de leur solution, puisée à la surface de la nature
humaine et dans un ordre de phénomènes dont tout le
monde a perpétuellement une conscience très-vive et
très-nette. tout système, qui dit que le plaisir est là fin
de la vie, est immédiatement compris; et, si la recherche
du plaisir doit être le but de la conduite, il est évident
que le désir du bonheur en est le mobile, et que, dans
une telle hypothèse, le caractère de ce qui est bon est
de contribuer à nous rendre heureux. Rien donc n'est
plus simple ni plus clair que le système égoïste; et le seul
embarras qu'un tel système puisse donner, c'est de dé-
terminer la nuance qui le distingue des autres systèmes
de la même espèce.


11 est loin d'en être de même des systèmes qui
cherchent dans nos instincts l'explication des phéno-
mènes moraux de la nature humaine : ceux-là, mes-
sieurs, sont obscurs comme l'instinct lui-même. Obli-
gés, pour s'établir, de décrire dans leur forme primitive
et dans leurs successives transformations des faits nom-
breux, et qui, appartenant à la partie spontanée de
notre nature, sont d'une nature très-délicate et très-
fugitive, les systèmes de cette espèce ne présentent pas
cette simplicité de solutions qui caractérise les doctrines
égoïstes; il faut, pour démêler le véritable sens des
réponses qu'ils font aux questions morales, les analyser
avec soin et suivre tous les détours par lesquels ils
passent avant de les donner. Et si cela est vrai des sys-
tèmes instinctifs en général, cela l'est plus particuliè-
rement encore de celui de Smith, esprit ingénieux et
fécond qui voit tout dans tout, et qui sacrifie volontiers
au plaisir de décrire des faits, d'en montrer tous les
rapports et toutes les conséquences, cet ordre rapide et




iG


itl


4 DIX-SEPTIÈME LEÇON.
méthodique qui ne permet jamais qu'on perde de vue le
fil des inductions, et qui conduit avec clarté une doc-
trine, des phénomènes par lesquels elle prétend résoudre
les questions morales, aux solutions précises qu'elle leur
donne.


J'ai étudié le sYstème de Smith avec tout le soin qu'il
fallait pour vous en présenter une idée qui ne fût ni
superficielle ni inexacte, et je crois être en mesure de
vous donner ses réponses précises aux trois questions
principales que tout système moral doit résoudre. C'est
par ce chemin que je dois passer pour arriver à la cri e


-tique d'une doctrine aussi compliquée. Pour vous la
faire juger, il faut vous la faire saisir telle qu'elle est ;
et pour vous la faire saisir telle qu'elle est, il faut la sou-
mettre à l'épreuve des trois questions que nous avons
posées, et déterminer sa réponse à chacune de ces
questions. C'est donc là la marche que je suivrai : je
vais successivement poser à la doctrine de la sympa-
thie chacune de ces questions, constater sa réponse à
chacune, et, examinant chacune de ces réponses en
elle-même et dans son rapport avec la nature humaine,
essayer d'en apprécier la conséquence et la vérité. Ce
mode d'examen pourra paraître un peu long; mais,
outre que la subtilité de la doctrine l'exige, nous gagne-
rons du temps à le suivre ; car si nous parvenons à bien
saisir et la clef et le vice du système de Smith, nous
aurons par cela trouvé le vice et la clef de tous les sys-
tèmes qui sont allés chercher dans les tendances spon-
tanées de la nature humaine la solution du problème
moral : ce qui nous dispensera d'en multiplier les échan-
tillons. Et croyez que le système instinctif ne perdra
rien à être jugé dans la personne du système de la sym-
pathie; les intérêts du système instinctif ne sauraient


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITH. 5
être en de meilleures mains que celles de Smith : pro-
fond observateur, ingénieux dialecticien et grand écri-
vain, nul n'a entouré de plus de vraisemblance, appuyé
de plus de faits, fortifié (le plus d'analogies, étayé d'ap-
plications plus spécieuses un système qu'il a eu d'ailleurs
le mérite de fonder sur celui de nos instincts qui pouvait
lui donner le plus d'apparence. J'ose dire que, battue
dans les mains de Smith, la doctrine de l'instinct le sera
complétement et sans appel.


Je suivrai dans cet examen l'ordre suivant : je cher-
cherai d'abord quelle est, selon le système de Smith, la
règle ou le principe de qualification des actions; puis à
quel mobile nous cédons, selon ce système, quand nous
agissons conformément à cette règle ; enfin et en der-
nier lieu, quel but il assigne à la vie et à la conduite de
l'homme en ce monde. À mesure que le système ré-
pondra, j'examinerai si ses réponses sont soutenables
en elles-mêmes, et compatibles avec la réalité des faits.


• Commençons par le premier point.
Nos jugements moraux portent sur deux espèces d'ac-


tions, celles d'autrui et les nôtres. Dans les deux cas,
c'est au nom d'un certain principe que nous qualifions
les unes de bonnes, et les autres de mauvaises. Quel est,
dans l'opinion de Smith, ce principe? Voilà la question.


Selon ce philosophe, les jugements que nous portons
sur les actions ne sont qu'une conséquence de ceux que
nous portons sur les affections ou émotions sensibles qui
les ont déterminées. Les affections de la sensibilité sont,
dans son opinion, les objets propres et directs de l'ap-
préciation morale, laquelle s'arrête à ces affections
quand elles ne sont suivies d'aucun acte, et s'étend
aux actes quand elles en sont suivies. Or, toute Abc-
tion, pour être appréciée, doit être considérée à deux




6 DIX-SEPTIÈME LEÇON.
points de vue : dans son rapport avec la cause qui l'excite,
et dans son rapport avec les effets qu'elle tend à pro-
duire. Considérée par rapport à sa cause, elle peut êlre
convenante ou inconvenante; considérée par rapport à
sa tendance, méritante ou déméritante. Convenance et
inconvenance, mérite et démérite, telles sont les pro-
priétés morales dont une affection, et, par conséquent,
une action, sont susceptibles. Au nom de quel principe,
et selon quelles règles jugeons-nous qu'une affection est
convenante ou inconvenante d'une part, méritante ou
déméritante de l'autre? voilà ce qu'il s'agit de détermi-
ner. Si nous découvrons le principe d'où découle, selon
Smith, ce double jugement, ce principe sera précisément
le principe de qualification des actions assigné par son
système; car qualifier les actions ou qualifier les affec-
tions qui les déterminent, c'est absolument la même
chose dans ses idées. Cherchons donc successivement
quel est ce principe, et dans les jugements que nous
portons sur les affections d'autrui, et dans ceux que
nous portons sur les nôtres.


Quand nous sommes spectateurs des émotions d'au-
trui, voici, selon Smith, comment nous apprécions leur
convenance et leur inconvenance. Il y a un degré dans
chaque émotion que le spectateur impartial peut sympa-
thiquement éprouver; et, comme il n'approuve que ce
qu'il partage, c'est à ce degré, mais à ce degré seule-
ment, que l'émotion est jugée et dite convenable; ma-
nifestée par celui qui l'éprouve au dessous et au-dessus
de ce degré, elle est jugée trop faible ou trop forte, et,
par conséquent, déclarée inconvenante et désapprouvée,
Un homme, par exemple, reçoit upe légère contusion.
Il manifeste la douleur qu'il en ressent; témoin de son
émotion, ma sympathie s'éveille et la partage; mais en


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITH.


moi cette émotion sympathique ne s'élève qu'à un cer-
tain degré; l'homme qui éprouve l'émotion originale la
manifeste-t-il à un degré supérieur, elle « me parait in-
convenante; la manifeste-t-il précisément au même
degré, alors je la trouve et elle est convenante. Cet
exemple grossier indique le principe de tous les ju-
gements de convenance ou d'inconvenance que nous
portons sur les affections, et, par conséquent, sur les
actions d'autrui.


Le •degré auquel elle est convenable varie d'une af-
fection à une autre : il y a des affections, les bienveil-
lantes par exemple, que le spectateur peut partager à
un haut degré; il y en a d'autres qu'il ne peut partager
à aucun degré, et telles sont l'envie et les affections
méchantes. Ces dernières sont donc radicalement in-
convenantes, ainsi que les actions qui en émanent, et
il faut en supprimer entièrement la manifestation et ne
jamais les traduire en actes. Entre ces deux termes ex-


. trêmes se classent, à des degrés différents, tous les mou-
vements possibles de la sensibilité.


Telle est la règle des jugements de convenance et
d'inconvenance que nous portons sur les affections
d'autrui, et vous voyez que cette règle n'est autre chose
que l'émotion sympathique du spectateur impartial.
C'est le degré de cette émotion qui décide de la conve-
nance ou de l'inconvenance de toutes les affections, et,
par suite, de toutes les actions qui en dérivent. Passons
au mérite et au démérite.


La tendance d'une affection peut être bienfaisante ou
nuisible. Les affections de la première espèce excitent,
dans la personne qui en est l'objet, la gratitude; celles
de la seconde, le ressentiment. En présence de ces af-
fections, ma sympathie, à moi, spectateur impartial,




8 DIX-SEPTIÈME LEÇON.
tend à se partager : elle est émue tout à la fois par l'af-
fection bienveillante ou malveillante de l'agent, et par
la gratitude ou le ressentiment de la personne qui en
est l'objet. Eh bien, dit Smith, quand le spectateur im-
partial sympathise entièrement ét sans restriction avec
ces deux derniers sentiments, il les partage, et, par
conséquent, les approuve, et par conséquent les adopte
entièrement. Il juge donc l'affection de l'agent digne de
récompense dans un cas, et digne de punition dans l'autre;
car qu'est-ce que la gratitude, sinon le désir de rendre le
bien pour le bien? et qu'est-ce que le ressentiment, sinon
celui de rendre le mal pour le mal? Telle est l'origine et la
véritable nature des jugements de mérite et de démérite.


Mais à quelle condition la sympathie du spectateur
impartial partage-t-elle entièrement ou la gratitude ou
.le ressentiment de l'objet? La condition pour que le
spectateur impartial sympathise entièrement avec la
gratitude de l'objet, c'est qu'il sympathise en même
temps avec l'affection de l'agent, c'est-à-dire qu'il la
juge convenable; la condition pour qu'il sympathise en-
tièrement avec le ressentiment de l'objet, c'est qu'il ne
sympathise à aucun degré avec l'affection de l'agent,
c'est-à-dire qu'il ne la juge convenable à aucun degré.
C'est à cette double condition que le spectateur impartial
sympathise entièrement avec la gratitude ou le ressen-
timent d'une personne, et, par conséquent, juge l'af-
fection de l'agent, méritante dans un cas, déméritante
dans l'autre.


D'oit vous voyez, messieurs, que c'est l'émotion sym-
pathique du spectateur impartial qui décide du mérite
et du démérite des affections, et, par conséquent, des ac-
tions, comme c'est elle qui décide de leur convenance
ou de leur inconvenance. Dans quel cas, en effet, une


SYSTÈME SENTIMENTAL. - SMITH. 9


affection, et l'action qui en dérive, et l'agent qui l'é-
preuve, sont-ils jugés par moi dignes de récompense
ou de punition? Dans le cas où ma sympathie partage en-
tièrement la gratitude ou le ressentiment qu'inspire cette
affection à la personne qui en est l'objet. Et dans quel
cas cette sympathie complète a-t-elle lieu? Dans le cas
où ma sympathie partage entièrement l'affection bien-
veillante de l'agent d'un côté, et ne partage nullement
son affection malveillante de l'autre. Donc c'est ma
sympathie, à moi, spectateur impartial, qui instinctive-
ment décide de tout, et règle le mérite et le démérite,
comme elle règle la convenance ou l'inconvenance de
tout sentiment, de toute action, de tout agent. Voilà,
selon le système, le principe de tous les jugements que
nous portons sur les autres. Voyons maintenant quel est
celui des jugements que nous portons sur nous-mêmes.


Nous portons sur nos propres affections, et par suite
sur nos actions- et sur nous-mêmes, les deux mêmes
espèces de jugements que sur les affections de nos sem-
blables, c'est-à-dire, que nous les apprécions sous le
double rapport de la convenance et de l'inconvenance,
et du mérite et du démérite. Comment se passe, dans ce
cas, le phénomène de l'appréciation, et quel en est le
principe? système va nous en instruire.


Smith soutient que je ne puis juger de mes propres
affections et des actions qu'elles déterminent qu'autant
que je me mette à la place du spectateur'impartial et que
je les considère de son point de vue. Sans cette opération,
qui serait impossible pour un homme qui n'en aurait
jamais connu d'autres, nous ne porterions, selon lui,
aucun jugement moral sur nous-mômes. Lors donc que
je suis animé d'un certain sentiment, si je veux juger de
la convenance ou de l'inconvenance, du mérite ou du




1 0 DIX-SEPTIÈME LEÇON.
démérite de ce sentiment, voici ce que je fais : je me
place, par hypothèse, dans la situation du spectateur
impartial; et, dans cette position, grace à la propriété
que j'ai de partager le sentiment des autres, j'éprouve,
au spectacle du sentiment qui m'anime, précisément ce
qu'éprouverait lé spectateur impartial lui-même. Je suis
donc en mesure de juger de la convenance ou de l'in-
convenance, du mérite ou du démérite de mon senti.:
ment, précisément comme il en jugerait, ou comme
j'en jugerais moi-même, s'il s'agissait du sentiment d'un
autre ; et encore plus exactement, car j'ai une connais-
sance bien plus exacte et du sentiment lui-même, et de
son rapport avec sa cause, et de sa véritable tendance.


Smith ne disconvient pas que, quand les affections
sont un peu vives, il ne soit difficile, au moment même,
de se faire ainsi spectateur de ses affections, et d'en
recevoir une émotion sympathique impartiale. Mais il
s'ensuit seulement qu'alors nous en jugeons mal, et il
reste vrai que, pour en bien juger, cette opération est
nécessaire ; et ce qui le prouve, c'est que nous ne ju-
geons jamais mieux nos affections que quand nous ne
les éprouvons plus, c'est-à-dire, quand cette opération
ne rencontre plus aucun obstacle.


Vous voyez, messieurs, que le système est conséquent
à son point de départ, et que le principe au nom du-
quel nous qualifions nos propres actions n'est autre que
celui au nom duquel nous qualifions les actions de nos
semblables. Dans le premier comme dans le second
cas, c'est l'émotion sympathique du spectateur impartial
qui décide. Seulement, elle se produit directement en
nous dans le second, tandis que nous ne la trouvons
que par un détour dans l'autre.


Reste, messieurs, un dernier cas que je ne dois point


SYSTiME SENTIMENTAL. — SMITH. 11


omettre, de peur d'exposer cette analyse au reproche
d'être infidèle. Selon Smith, l'expérience des jugements
que nous portons sur les autres et que les autres portent
sur nous, et de ceux que nous portons aussi spr nouà-
mêmes après avoir agi et que le sang-froid nous est
revenu, nous apprend peul peu à con naitre quelles
affections et quelles .actions sont convenantes .ou incon-
venantes, méritantes ou déméritantes. De là, des. règles
générales, qui se rédigent successivement et se gravent
dans notre esprit, et qui sont ces lois mêmes de la mora-
lité qu'on a crues primitives, tandis qu'elles ne sont que
la généralisation des décisions particulières de l'instinct
sympathique. Or, quand ces règles, fruit de l'expérience,
sont une fois établies dans notre esprit, il nous arrive
souvent de juger immédiatement par ces règles, au lieu
de consulter la sympathie, en sorte que notre apprécia-
tion devient raisonnée, d'instinctive qu'elle était. Tel est
le fait, messieurs, et vous le concevez à merveille. Or,
que devient, dans ce cas, le principe de qualification?
est-il changé? En aucune manière; car ces règles, par
lesquelles nous qualifions, n :xpriment qu'une chose,
l'émotion du spectateur impartial, et elles n'ont d'auto-
rité que parce qu'elles l'expriment. C'est donc toujours
cette émotion du spectateur impartial qui juge et qui
décide.


Vous le voyez,


conséquent,


messieurs, on a beau parcourir tous
l es cas et épuiser toutes les situations, le système est


et sa réponse est toujours la même : que
nous jugions les affections des autres ou les nôtres,
que nous les jugions instinctivement ou par les règles,
sous le rapport du mérite ou du démérite, ou sous celui
de la convenance ou de l'inconvenance, dans tous les


, sous tous les rapports et de toutes les manières, lacas




12 D1X-SEPTIÊME LEÇON.
règle d'appréciation est la même ; le système la repro-
duit, la proclame, montre qu'elle suffit à tout, et cette
règle est l'émotion sympathique du spectateur impar-
tial. Telle est la réponse précise et incontestable du sys-
tème cle Smith à la première question que nous lui
avons posée.


Cette réponse, ou la règle de qualification qu'elle
contient, étant ainsi mise en parfaite lumière, nous
sommes en mesure d'en apprécier la justesse et d'exa-
miner, sous ce rapport, la solidité et la vérité du système
dont elle est une des bases. C'est là, messieurs, ce que
nous allons faire.


Cette règle présente, si je ne me trompe, une pre-
mière difficulté, c'est celle d'en comprendre les termes.
Je comprends à merveille ce que c'est que l'émotion
s-yrnpathique du spectateur: mais j'ai peine à me rendre
compte de l'impartialité que Smith exige de ce specta-
teur. De quelle espèce d'impartialité peut-il en effet
être ici question? Ce n'est pis d'une impartialité de juge-
ment ; car, remarquez que la raison n'intervient en au-


. cune manière dans l'appréciation morale; autrement,
l'appréciation morale n'émanerait plus de la seule sym-
pathie, et le système serait renversé. En présence d'un
homme qui éprouve une certaine affection, ce-qui se
développe en moi, selon Smith, et ce par quoi l'action
est appréciée, c'est l'instinct sympathique, et pas autre
chose : l'intelligence ne fait que recueillir la décision et
la formuler. Par l'impartialité du spectateur, on ne sau-
rait donc entendre l'impartialité de sa raison qui ne
juge pas; on est donc contraint d'entendre celle de sa
sympathie, qui seule juge. Mais ici se présente la diffi-
culté de comprendre; car je le demande, quel sens
mettre sous ces mots :
d'un instinct ? On


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITH. 13


dit bien d'un homme qu'il est impartial ; mais à quelle
condition ? A condition qu'on parle de son jugement ;
car supprimez en lui la faculté de juger, l'expression
n'a plus de sens. C'est qu'en effet l'impartialité ne peut
s'entendre que de la faculté de juger ; et quand on dit
que la faculté de juger est impartiale, on veut dire
qu'elle n'est sollicitée par aucune affection. Pourquoi ne
suis-je pas impartial à l'égard d'un ami ? Parce que la
sympathie incline mon jugement en sa faveur. Pourquoi
ne le suis-je pas à l'égard d'un ennemi? Par la raison
contraire. Il est donc d'autant plus difficile de compren-
dre l'impartialité de la sympathie que, dans l'acception
ordinaire du mot, c'est l'absence de la sympathie qui
constitue l'impartialité. Et qu'on ne pense pas que cette
objection soit une simple chicane de mots : ce vice dans
l'expression provient d'un vice dans le système. On
peut bien placer dans un instinct la règle de la morale ;
niais on ne saurait, sans abjurer tout bon sens, accep-
ter comme lois de la conduite humaine tous les mouve-
ments d'une chose aussi capricieuse ; on est donc obligé
de choisir entre des mouvements, d'adopter les uns, de
rejeter les autres; on est obligé, en d'autres termes, de
commencer par régler cette prétendue règle. C'est alors
qu'on arrive à l'impartialité de l'instinct, ou à telle autre
formule que la langue n'admet pas parce qu'elle pré-
sente ce qui ne saurait être. C'est en général parce qu'il
fait violence à la nature des choses qu'un système ne
peut s'exprimer qu'en faisant violence à la langue.


Mais passons sur cette difficulté, et examinons en
e l le-même la règle de qualification posée par Smith. Je
dis que cette règle est éminemment mobile, et, par cela
même, infiniment difficile à fixer.


Je me suppose en présence d'un grand nombre de




14 DIX-SEPTIÈME LEÇON.
personnes de tout âge, de tout sexe, de toutes profes-
sions, et, pour remplir, autant que possible, la condition
d'impartialité voulue par Smith, je suppose de plus.
qu'aucune de ces personnes ne me connaisse, qu'il n'y
ait entre elles et moi aucun lien d'amitié ni d'intérêt, en
un mot, aucun rapport d'aucune espèce ; admettez que
j'éprouve devant ces nombreux spectateurs une Certaine,
émotion, que va-t-il arriver ? Je dis, messieurs, que
toutes ces sensibilités vont sympathiser avec . mon émo-
tion à des degrés extrêmement différents. N'est-il pas
évident, en effet, que les sensibilités vives la partageront
vivement, et les sensibilités froides froidement; que telle
personne préoccupée ne ressentira rien, tandis que telle
autre qui se rendra attentive pourra être profondément
touchée; qu'entre l'émotion des hommes et des femmes,
des jeunes et des vieux, de l'homme du monde et du
paysan, du marchand et du soldat; de l'homme qui aura
l'humeur flirte et de celui qui l'aura joyeuse, il y aura
infailliblement des différences très-grandes ; en un mot,
qu'une foule de circonstances, dont le nombre est aussi
impossible à fixer que l'influence à calculer, modifie-
ront, à des degrés infinis, la sympathie qu'excitera mon
affection ? De tant de sympathies, laquelle sera ma règle,
laquelle choisirai-je, pour décider de la convenance de
mon émotion ? Sera-ce la vôtre ou celle de votre voisin,
ou celle d'une troisième personne ? Ou bien faudra-t-il
que je cherche la moyenne de ces sympathies ? Mais
pourquoi la moyenne, et comment la trouverai-je entre
tant de quantités que je ne puis ni connaître, ni ap-
précier? Et si je ne la D'olive pas, que faudra-t-il que
je pense de mon émotion ? Comment saurai-je, dans
l'hypothèse de Smith, si elle est ou si elle n'est pas con-
venante?


SYSTEME SENTIMENTAL. — SMITH. 15


Mais changeons les rôles : à mon tour, je me fais spec-
tateur; à mon tour, je me mets en présence de l'émotion
d'une autre personne. Ce matin, je l'aurais partagée à
un certain degré ; ce soir, je la partagerai à un autre ; si
je suis à jeun, me voilà froid; si j'ai bien dîné, me voilà
tendre; -si je rêvé philosophie ou affaires, je demeure
insensible; si je suis d'humeur à laisser mon imagina-
tion s'exalter, ma sympathie s'anime, je suis profondé-
ment ému, je verse des larmes. Entre [otites ces sympa-
thies, laquelle choisirai-je? Jugerai-je de la convenance
des affections d'après ma sympathie du matin ou d'a-
près ma sympathie du soir, d'après ma sympathie affa-
mée ou d'après ma sympathie rassasiée, d'après ma
sympathie excitée par l'imagination ou d'après ma sym-
pathie préoccupée ou affairée'? Et, quand j'aurai choisi,
l'âge, la maladie, mille circonstances, viendront chan-
ger' ma règle, et me replonger dans l'incertitude. Et si,
moi spectateur unique, et qui ai une conscience précise
de ce que j'éprouve, je suis embarrassé, pour juger les
autres, de trouver dans mon impartiale sympathie la
règle que je cherche, comment voudriez-vous que je ne
le fusse pas, quand il me faut, pour me juger moi-même,
la tirer de la diversité infinie des sympathies impartiales
de la société qui m'entoure, et non-seulement de la so-
ciété qui m'entoure, mais, comme Smith l'exige, de
l'humanité tout entière ? Comment veut-on que je me
mette à la place des hommes de tous les lieux et de tous
les temps, et que, prenant une moyenne entre tant de
quantités non-seulement diverses, mais mobiles, et que,
de plus, il est impossible que je connaisse, j'arrive par
la. à la règle dont j'ai besoin pour apprécier mes senti-
ments et mes actions? Assurément, mettre à de telles
Conditions la possession d'une règle de jugement et de




16 DIX-SEPTIÈME LEÇON.
conduite, c'est faire de la . moralité une chose absolu-
ment impossible.


Il y a plus, messieurs : non-seulement la règle est mo •
hile, et, par cela même, indéterminable ; mais, en suppo-
sant qu'elle pût être fixée, elle serait, de l'aveu même de
Smith, insuffisante. En effet, ainsi que j'ai 'dit en ex-
posant le système, il est des circonstances où un hon-
nête homme sent tout à la fois qu'en agissant d'une
certaine façon il agira bien, et que cependant, loin
d'obtenir la sympathie de ses semblables, sa conduite
n'excitera que leur antipathie. S'il s'agit d'une conduite
publique, que l'histoire doive recueillir, on peut espérer,
il est vrai la sympathie de la postérité; mais, quant à
celle (les contemporains, et non pas seulement, parmi
les contemporains, de quelques personnes, mais de toute
une nation, de tout un peuple, on ne l'obtiendra pas, on
en a la certitude. Smith a la candeur de reconnaîtrequ'il
y a des cas pareils, et la bonne foi de décider qu'on doit
alors agir comme il parait bien, et mépriser les senti-
ments du public. Mais comment le peut-il sans renier
son système, sans . abjurer sa règle d'appréciation? Il ne
le peut pas, messieurs; et, tout en admirant la manière
ingénieuse dont il essaye de résoudre la difficulté, il est
impossible de ne pas voir que ses efforts sont impuis-
sants, et que toute sa théorie vient échouer contra cet
écueil. Vous allez en juger.


Je vous l'ai dit, messieurs : quand nous avons à déli-
bérer sur la conduite que nous devons tenir dans une
circonstance quelconque, nous n'avons, selon Smith,
qu'un moyen de nous éclairer, c'est de nous mettre à la
place du spectateur impartial, et de chercher à éprouver
ce qu'il éprouve; car son sentiment est non-seulement la
véritable, mais la seule règle d'appréciation de nos ac-




SYSTÈME SENTIMENTAL. -- SMITH. 17
Lions. Mais, dit Smith, quel est ce spectateur impartial,
à la place duquel je cherche à me mettre? Est-ce Jean ?
est-ce Pierre ? Non, mais bien un certain spectateur
abstrait, qui n'a ni les préjugés de l'un, ni les faiblesses
de l'autre, et qui voit sainement, précisément parce
qu'il est abstrait. C'est . en présence de ce spectateur
abstrait, qui est un autre mot, lequel se détache du moi
passionné et le juge, que, dans l'intimité de ma con-
science je délibère, je me décide, j'agis. Non-seulement
ce spectateur n'est pas tel ou tel homme, mais il n'est
pas même telle ou telle portion de la société humaine ;
il ne représente ni un ége, ni un sexe, ni un village, ni
une cité, ni une nation, ni une époque ; il représente
l'humanité, il représente Dieu. Ce sont les sentiments
de ce témoin secret, et dont l'impartialité est éminente,
qui sont le véritable principe d'appréciation de l'homme
de bien, et la véritable règle de sa conduite.


Assurément, messieurs, le détour serait ingénieux, si
ce n'était qu'un détour ; • mais c'est tout autre chose,
c'est une voie nouvelle dans laquelle Smith entre, sans
s'apercevoir que, ne partant pas de sa doctrine, elle ne
peut y revenir.


Comment, en effet, selon sa doctrine, suis-je informé
de la valeur morale de mes actions? J'en suis informé —
par les sentiments des autres : leur approbation est ma
règle, et, leur approbation dépendant de leur sympathie,
leur sympathie est ma règle; et c'est pourquoi, pour me
juger, je dois me mettre à leur place et essayer de sentir
ce qu'ils sentent ; et il est tellement vrai que c'est là, se-
lo n Smith, la seule règle d'appréciation de mes senti-
ments et de mes actions, que, si j'étais seul au monde,
ou relégué dans une île déserte, je ne pourrais, selon
l ui, porter aucun jugement ni sur mes sent




0 2de




18 DIX-SEPTIÈME LEÇON.
sur mes actes, et qu'ils n'auraient et ne pourraient avoir
aucun caractère moral à mes yeux. Telle est bien et in-
contestablement la doctrine de Smith; tous les dévelop-
pements qu'il lui donne en font foi. Or, que fais-je,
quand aux sentiments des spectateurs réels de mes ac-
tions je substitue ceux d'un certain spectateur abstrait?
La chose est visible, messieurs; non-seulement j'aban-
donne la règle de la sympathie posée par le système,
non-seulement je lui en substitue une autre, mais je
nie cette règle,mais je la déclare fausse et la condamne;
car ce spectateur abstrait n'existe pas, et, s'il n'existe pas,
ces sentiments n'ont point de réalité, et sont une fiction.
Ce n'est donc point par les sentiments d'autrui que je me
juge, mais par les miens ; que dis-je ? Les sentiments •
d'autrui, je les rejette ; et au nom de quoi? Au nom des
miens ; car c'est moi qui crée ce spectateur abstrait; le
monde extérieur ne me le fournit pas; il n'est ni un in-
dividu réel de ce monde, ni une moyenne entre les in-
dividus réels de ce monde ; il' sort, il émane de moi,
c'est-à-dire de mes sentiments. Je juge donc avec mes
sentiments qui, selon le système, ne peuvent .me juger,
les sentiments d'autrui, qui, selon le système, peuvent
seuls me juger; je renverse donc le système autant qu'il
peut être renversé ; je déclare fausse la règle qu'il dé-
clare souveraine, et souveraine celle qu'il déclare im-
puissante; je suis dans un autre monde, dans .une autre
doctrine, dans un Monde où il n'est plus question de
sympathie, dans unedoctrine où non-seulement les sen-
timents d'autrui ne jugent pas les miens, mais où ce sont
les miens qui les jugent:


Ainsi, messieurs, Smith, par la fiction du spectateur
abstrait, reconnaît implicitement' qu'il existe une règle
supérieure à celle de la sympathie ; car, au moyen des


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITH. 19
sentiments de ce spectateur abstrait, que la sympathie
ne peutme révéler, et qui ne sont que les miens, je qua-
lifie la sympathie des autres, je la condamne, je ne vois
plus que les lois éternelles du bien et du mal, telles que
ma conscience et ma raison me les révèlent.


Et en effet, messieurs, il est évident que ce spectateur
abstrait, imaginé par . Sini th, n'est autre chose que notre
raison, jugeant, au nom de l'ordre et de la nature im-
muable des choses, les aveugles et passagères décisions
des hommes. C'est la réalité en nous de cette faculté su-
périeure qui tourmente Smith dans l'exposition de son
système; et si cette faculté, qui juge également nos ac-
tions et celles des autres, qui casse également les déci-
sions de la sympathie de nos semblables sur nous et
celle de la nôtre sur eux, Smith l'a figurée sous l'image
d'un spectateur abstrait, c'est que, de tous les symboles
par lesquels la conscience peut être représentée, c'était
celui qui s'accommodait le mieux à son hypothèse fon-
damentale, que nous ne pouvons juger nos propres ac-
tions que par le détour des sentiments d'autrui. Au lieu
de dire : la conscience ou la raison, il a dit : le spectateur
abstrait ; et il a pu croire, dans la préoccupation de son
système, que c'était en nous figurant les sentiments de
cet être chimérique sur nos actions que nous parvenions
à les juger ; et il n'a pas vu qu'il ruinait ainsi sa préten-
tion, qu'un homme seul dans une île ne pourrait juger
de la moralité de ses actes; car il n'y a point d'île si dé-
serte où je ne retrouve le spectateur abstrait, et où
grace àSa. compagnie, je ne puisse juger et de mes sen-
timents et de ma conduite, et de moi-même.


Je crois avoir montré, messieurs, que la règle de la
sympathie est difficile à comprendre, qu'elle est si mo-
bile, qu'il est impossible de la fixer, et qu'en supposant




20 DIX-SEPT1ÈME LEÇON.
même qu'on le pût, elle serait insuffisante. Je vais main-
tenant la soumettre à une épreuve plus décisive : je lui
accorde toutes les qualités qu'elle n'a pas; je veux
qu'elle soit claire, fixe, applicable à tous les cas, est-ce
assez, messieurs? Non, tous cen s mérites ne sont rien, si
elle n'est pas la règle réelle, la règle véritable de nos
jugements moraux; car, de quoi s'agit-il en morale ?
Non d'imaginer une règle qui explique nos jugements
moraux, mais de trouver celle qui réellement les dicte.
Or, la conscience seule peut décider ce point. Smith a
la prétention de décrire la manière dont nous apprécions
nos actions et celles des autres : c'est à la conscience de
nous dire si c'est réellement ainsi que nous les apprécions.
Interrogeons-la donc, et recueillons ses dépositions.


Avons-nous conscience, quand nous jugeons les ac-
tions des autres, de laisser aller notre sensibilité, d'é-
couter jusqu'à quel point elle sympathise avec les sen-
timents qui les ont inspirées, et de tirer de la nature et
du degré de notre émotion, prise pour règle, les juge-
ments, que nous en portons? Je dis messieurs, que, loin
que nous ayons conscience d'un pareil procédé, nous
avons conscience d'un procédé tout opposé, En effet,
quand je veux juger impartialement les actions de mes
semblables, mon premier soin, si je me sens ému par.
leur conduite, est de tâcher d'étouffer cette émotion et
de n'en tenir aucun compte ; et pourquoi? Pour mettre
mon jugement dans les conditions de l'impartialité :
singulier procédé, si c'était ma sensibilité qui jugeât !
Aussi n'est-ce pas au moment même où vous éprouvez
vivement devant moi une affection, que je me sens le.
plus capable d'en apprécier la convenance ou la justice ;
car, malgré moi, ma sensibilité s'ébranle ; l'émotion
sympathique ou antipathique la remplit ; et je sens que


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITH. 21
cette émotion trouble mon jugement et ne lui laisse ni
la liberté, ni la clairvoyance, convenables. Et comment
n'en serait-il pas ainsi en fait de jugements moraux,
puisqu'il en est ainsi en fait de jugements esthétiques?
Quand un lecteur habile me lit un morceau de poésie,
si je veux en juger, je ne m'en rapporte pas à l'impres-
sion que cette lecture me cause, car je suis toujours
dupe de l'émotion qu'une déclamation savante produit
sur mon oreille ; j'attends donc la publication de la pièce,
et ce n'est qu'en la relisant à froid, que j'en porte un
jugement impartial. Loin donc d'avoir conscience des
faits décrits par Smith quand je juge les actions d'au-
trui, j'ai conscience de faits tout contraires, et qui ré-
vèlent une tout autre règle d'appréciation.


Sa description n'est pas plus fidèle quand il s'agit de
mes propres actions; et toutefois, danse cas, je ren-
contre du moins un phénomène qui peut expliquer son
hypothèse, s'il ne peut la justifier. Quand je me sens
animé d'un certain sentiment, et qu'avant d'y céder °
je veux connaître si ce sentiment est bon, il m'arrive
souvent de me défier de mon jugement : pour peu que
l'émotion soit vive, je sens très-bien, en effet, que mon
jugement n'est pas dans les conditions de l'impartialité.
11 est bien capable, en soi, d'apprécier la bonté morale
d'une


; je
affection


le
etsais, distinguer une bonne action d'une


mauvaise; et ce n'est pas là ce qui m'inquiète;
ma seule crainte, c'est qu'il ne soit pas, dans le cas pré-
sent, dans les conditions de l'impartialité. Que fais-je
alors? Je m'adresse aux sentiments d'autrui; je me mets
à la place d'un homme de sang-froid; àcherche


i
ejet


me figurer ce qu'il penserait et de l'affection que 'e-
prouve et de l'action à. laquelle elle me pousse. Nais
pourquoi ce recours au sentiment de mon voisin et cet




22 DIX-SEPTIÈME LEÇON.
effort pour me le figurer? C'est que je crois, dans l'ap-
plication présente, le jugement de mon voisin plus libre
que le mien des sentiments qui peuvent fausser l'appré-
ciation morale. Ce sont donc les conditions de l'impar-
tialité dans lesquelles son jugement se trouve, et dans
lesquelles je crains que le mien ne soit pas, qui m'enga-
gent à interroger son opinion. Ce n'est pas du tout que
je regarde son émotion sympathique comme la vérita-
ble






et unique règle de la moralité de mes affections et
de mes actes; car cette règle, je la sens en moi comme
je crois qu'elle est en lui, et ce n'est pas du tout elle que
je cherche. Ce que je cherche, c'est une impartiale ap-
plication de cette règle.


Tel est, dans la manière dont nous apprécions nos
sentiments et nos actes, le seul fait qui ait quelque ana-
logie avec les idées de Smith, et c'est de là peut-être que
tout son système est sorti; mais Smith en a changé le
véritable caractère, en transformant en règle de nos ju-
gements sur nous-mêmes ce qui n'est qu'un moyen de
les contrôler. Et la preuve que ce recours aux jugements
d'autrui n'est que cela, c'est que, dans une foule de cas,
ce recours n'a pas lieu, et que très-souvent, quand il a
lieu, nous ne suivons pas l'opinion des autres, et lui
préférons la nôtre comme étant moralement meilleure,
ainsi que Smith l'a reconnu.


Ainsi, messieurs, la conscience dément le système de
Smith, et ne reconnaît pas dans sa règle d'appréciation
celle qui, en fait, dicte nos jugements. Il est faux que
nous puisions dans les mouvements de notre sensibi-
lité les jugements que nous porions sur nos semblables,
et il n'est pas vrai que nous allions chercher dans au-
trui le principe de qualification de nos sentiments et de
notre conduite. D'une part, les règles de l'appréciation


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITH. 23


morale sont en nous, et de l'autre elles ne sont pas dans
les émotions de la sympathie, mais dans les conceptions
de la raison. Il est vrai que Smith nous objectera que
lui aussi reconnaît des règles intérieures, et qu'il en
explique on ne peut mieux la formation. Mais il est aussi
impossible à la conscience de confondre les règles de
Smith avec celles de la moralité, que les décisions de la
sympathie qu'elles résument avec les véritables juge-
ments moraux qui découlent de la raison; elle ne sent
point les vraies, lois de la moralité émaner ainsi peu à
peu des décisions de notre sympathie sur les autres et
de celles des autres sur nous; et si elle pouvait recon-
naître quelque chose dans ce code de la sympathie, qui
ne serait guère, après tout, que le résumé des opinions
du monde, ce seraient tout au plus les règles de con-
duite des hommes vains ou ambitieux, mais nullement
celles de l'honnête homme.


11 me reste, messieurs, à examiner le principe (le
qualification de Smith à un dernier point de vue, celui
de son autorité; veuillez m'accorder encore un moment
d'attention.


Il ne faut pas seulement qu'un moraliste assigne un
principe de qualification des actions; il faut encore que
ce principe ait une autorité morale sur notre volonté :
autorité incontestable, et telle qu'elle puisse rendre
compte de tous les faits moraux de la nature humaine
et de toutes les notions morales qui les représentent dans
l'intelligence; et, comme au nombre de ces notions se
trouvent celles de devoir, de droit, d'obligation, les-
quelles impliquent l'existence d'une loi, il faut que ce
principe ait le caractère de loi, qu'il oblige, qu'il soit tel,
en un mot, que ce soit un devoir d'y obéir et non pas
une simple convenance. Voilà ce qu'il faut et ce que les




DIX-SEPTIÈME LEÇON.
faits exigent : voyons si le principe de Smith remplit ces
conditions.


Je cherche l'autorité de la règle morale posée par
Smith, et quand, pour la découvrir, je me demande ce
qu'elle exprime, je trouve qu'elle ne représente qu'une
chose, la loi générale d'un instinct. Constatez, dans tous
les cas possibles, ce que dit l'instinct sympathique d'un
homme impartial ; généralisez et rédigez ces décisions :
vous aurez les lois mêînes de la morale. Donc, messieurs,
les lois de la morale n'ont pas une autre autorité que •
l'instinct sympathique. Or, qu'est-ce que l'instinct sym-
pathique? Est-ce tout l'instinct? Non, c'est un certain
instinct entre un grand nombre qui sont en nous. Ce
sont donc les impulsions d'un certain instinct, que le
système érige en lois de la morale. Mais qu'a donc de
merveilleux cet instinct, qui communique à ses impul-
sions le caractère de loi, et toute l'autorité, toute la su-
prématie qui s'attache à ce caractère? J'interroge le
livre de Smith, et le livre de Smith ne me répond pas.
Je cherche dans la nature humaine, et la nature hu-
maine ne m'explique pas ce.


merveilleux privilège, Que
j'aie l'instinct de •sympathie, je le reconnais; que cet
instinct de sympathie se développe selon certaines lois,
j'en tombe d'accord; qu'il agisse enfin comme mobile
Sur ma volonté, je ne le nie pas ; mais j'ai une foule
d'autres instincts, j'ai des instincts purement personnels,
j'ai l'instinct d'aimer, j'ai l'instinct d'imiter, j'ai l'instinct
de connaître, j'ai l'instinct d'agir, et tous ces instincts
sont des phénomènes de même nature. Où donc est le
droit de la sympathie, où donc est son titre? Comment
ses impulsions deviennent-elles dés règles au nom des-
quelles doivent être jugées, approuvées, condamnées les
impulsions de tous les autres instincts, et non-seulement


SYSTÈME SENTIMENTAL. --SMITH. 25
les impulsions des autres instincts, mais les actes de
toutes les autres facultés de notre nature, et ceux-là
mêmes de l'intelligence et de la raison? Et si on ne peut
s'expliquer cet occulte privilége, je demande si tout au
moins on le sent, si la conscience en témoigne, si ces
règles de la sympathie nous imposent, et si, sans savoir
pourquoi elles nous obligent, nous savons du moins
qu'elles le font.


11 est merveilleux de voir, messieurs, par quelles
équations successives et par quelles transitions délicates
Smith essaye d'élever les impulsions de la sympathie à
l'état de •règles, et parvient à leur en donner avec
quelque vraisemblance la dénomination. Il faut suivre
cette série de sophismes ingénieux pour bien saisir toute
la trame de son système, et pour bien en démasquer
toute l'impuissance. •


Voici comment procède Smith. Que se passe-t-il en
moi, dit-il, en présence des sentiments d'autrui? Ma
sympathie s'éveille, et tantôt je partage, tantôt je ne
partage pas ces sentiments. Or, quels sont les sentiments
que j'approuve ? Ceux que je partage. L'approbation est
donc une conséquence de la sympathie ; elle n'est à tous
ses degrés qu'une traduction fidèle des mouvements de
celle-ci. Et en effet, messieurs, dire qu'on approuve les
sentiments des autres, n'est-ce pas dire qu'on les par-
tage? et dire qu'on les partage, n'est-ce pas dire qu'on
les approuve? et réciproquement, dire qu'on ne les ap-
prouve


uoi


de pas, n'est-ce pas dire qu'on ne les partage pas?
Qu i ci


cette
plus
expression


simple, quoi
er,


de plus légitime, que de passer


maintenant, poursuit Smith,
bon,


qat] ,ceestt-ec eautre, ri e, sctlinel or (r) au vltt:


si ce n'est ce que nous approuvons, et que devons-
nous faire, sinon ce qui est bon? Et en effet encore,




26 DIX-SEPTIÈME LEÇON.
quoi de plus évident et de plus naturel? Peut-on nier
qu'approuver et déclarer bon ne soient une même chose,
et que ce qui est reconnu bon ne doive par cela même
être fait? Y a-t-il rien au monde de plus innocent et de
moins suspect que ces propositions? Donc, conclut Smith,
ce qui doit être fait est précisément ce que décide la
sympathie impartiale; donc les mouvements instinctifs
de la sympathie sont précisément les lois de la conduite
humaine et les règles de la moralité : conséquence ri-
goureuse de tout ce qui précède.


J'espère que vous voyez déjà le sophisme d'unepareille
induction ; il consiste à mettre, à la faveur des mots qui le
supportent, le signe d'égalité entre des choses qui ne le
supportent pas. Démasquons, l'un après l'autre, les vices
de ces fausses équations; le système en vaut la peine.


Partager le sentiment d'une personne, c'est tout sim-
plement, dans le système de Smith, éprouver une émo-
tion égale à celle qu'elle ressent; c'est un phénomène
purement sensible. Approuver en elle cette émotion,
c'est, dans la langue de la morale, la juger convenable,
bonne, légitime; c'est un fait purement intellectuel.
Y a-t-il identité entre ces deux faits? Nullement. Un
jugement, c'est un jugement ; une émotion, c'est une .
émotion; mais une émotion n'est pas plus un jugement
qu'une sensation n'est une idée. Ce n'est donc pas à titre
d'identité que le signe d'égalité peut être mis entre ces
deux faits. Pkeste donc que l'émotion soit telle, qu'aux
yeux de la raison le jugement en soit une conséquence
immédiate; reste, en d'autres termes, que, de ce que
j'éprouve une émotion égale à la vôtre, il s'ensuive que
je dois l'approuver? Mais où est la nécessité d'une pa-
reille conséquence? .Te ne la vois pas, et les faits la dé-
mentent. 11 y a mille émotions que je partage sans les


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITH. 27
approuver moralement, ni les désapprouver; il y en a
mille que je partage et que je Condamne; et, d'un autre
côté, j'approuve bien des choses qui ne sont ni des
émotions, ni des résultats d'émotions, et bien des émo-
tions que je ne partage pas du tout et môme qui me dé-
plaisent. A aucun titre clone on ne peut mettre le signe
d'égalité entre l'effet sensible de la sympathie et le fait ra-
tionnel de l'approbation. L'équation n'est qu'apparente,
et l'apparence est dans les mots. Premier sophisme.


L'auteur poursuit et dit : J'approuve cette émotion,
donc elle est bonne; à quoi je réponds que jamais l'es-
prit humain ne procède de la sorte; il va de la bonté à
l'approbation, mais il ne va pas de l'approbation à la
bonté, et il a raison ; car qu'est-ce qui mérite d'être
approuvé ? C'est ce qui est bon ; mais de ce qu'une
chose est approuvée, il ne s'ensuit pas du tout qu'elle
soit bonne. Pour qu'on puisse conclure de l'approba-
tion à la bonté, il faut d'abord qu'il soit prouvé que
l'approbation soit méritée, c'est-à-dire que la chose
était bonne, ce qui montre que c'est la bonté qui pré-
cède et l'approbation qui suit. Smith renverse cet ordre :
chez lui c'est l'approbation qui révèle la bonté et qui la
prouve. A l'équation vraie de ce qui est bon et de ce
qui mérite d'être approuvé il substitue donc l'équation
fausse .


de ce qui est approuvé et de ce qui est bon.
Deuxième sophisme.


Une fois en possession du mot bon, Smith vogue à
pleines voiles et arrive sans- effort à l'obligation; car
quoi de plus évident pour la raison humaine que le bien
doive être fait et le mal évité? Mais que signifie une
pareille vérité dans un système qui n'a conservé du bien
que le nom, et qui a supprimé la chose? Ce n'est pas
au mot, mais à la chose, qu'est attachée l'obligation;




28 DIX-SEPTIÈME. LEÇON.
Je mot, qui n'est qu'une apparence, ne peut donc
engendrer qu'une apparence d'obligation. Troisième •
sophisme.


Concluons, messieurs : en donnant à l'approbation
morale, pour principe et pour règle, l'émotion du spec-
tateur impartial, Smith érige en loi de la conduite un
fait purement sensible, purement instinctif, qui n'a pas
plus d'autorité que tout autre fait instinctif et sensible,
et qui, par conséquent, n'en a aucune. Donc, sous
quelque forme qu'on enveloppe ce fait, et par quelques
traductions ingénieuses qu'on le fasse passer, on ne •
peut lui communiquer le caractère de loi qui lui man-
que; clone il n'y a pas de loi morale dans le système de
Smith ; donc on ne peut rendre compte des notions de
devoir, de droit, non plus que d'aucune autre des no-
tions morales qui se trouvent dans l'esprit humain et
qui toutes impliquent le fait d'obligation ; que s'il l'es-
saye, il est condamné au sophisme, et n'aboutit qu'à
une vaine apparence qui s'évanouit à l'examen.


Aussi, messieurs, et c'est par là que je terminerai
cette leçon, Smith a très-bien senti que, malgré tous
ses efforts, son principe de qualification ne pouvait re-
vêtir le caractère obligatoire, el, pour tâcher de le lui
donner, il a usé d'une dernière subtilité, qu'il est bon de
vous faire connaître, ne fût-ce que pour vous montrer
combien la force de la vérité est grande, combien elle
tourmente les esprits les plus systématiques, et à quels
sophismes le génie le plus élevé se voit obligé de des-
cendre, quand il veut revêtir l'erreur des caractères qui
Cappartien nen t qu'à elle.


11 suit rigoureusement, messieurs, du système de
Smith, que ce qui est bon à mes yeux, c'est ce que les
autres louent et approuvent, que ce qui est mauvais,


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SM[TH. 29
c'est ce que les autres blâment et désapprouvent: ce qui
place tout simplement dans l'approbation et la louange
des autres la règle de ma conduite.


Or, la conscience se sent naturellement révoltée à
cette proposition, qu'un homme doit prendre pour règle
de conduite l'opinion d'autrui. Il y a tant de circon-
stances où l'opinion du monde se trompe ; un semblable
principe met notre conduite dans une telle dépendance
de tous les caprices, de toutes les variations de cette
opinion; ce principe, enfin, est tellement celui qu'on a
coutume d'assigner à la conduite des hommes dominés
parla vanité ou l'ambition, qu'une doctrine qui le pro-
clame est bien plus propre à effrayer qu'à séduire.
Smith lui-môme a trop de bon sens pour se résigner à
croire et à dire que le désir d'être loué et la crainte
d'être blâmé est le seul mobil de l'honnête homme. 11
fallait donc à tout prix échapper à cette conséquence
de son système; aussi l'a-t-il essayé, et vous allez voir
comment.


Nous ne pouvons, dit-il, désirer d'être loués et crain-
dre d'être blâmés par les autres, sans désirer de devenir
l'objet légitime de la louange, et sans craindre de de-
venir l'objet légitime du blâme. Après avoir désiré d'être
loués et craint d'être blâmés, nous ne tardons donc pas
à désirer d'être louables et à craindre d'être blâmables,
et bientôt ce dernier sentiment devient dans les âmes
sensées infiniment plus puissant que l'autre, qui ne
Continue de prédominer que dans les natures vaines et
frivoles.


Vous voyez, messieurs. , par quelle transition Smith,
essaye de substituer à l'amour de la louange l'amour de
ce qui la mérite, et à la crainte du blâme la crainte de
ce qui en est digne. Si la transition était légitime, le




30 DIX-SEPTIÈME LEÇON.
véritable but et la véritable règle de l'honnête homme
seraient retrouvés : car ce que nous devons poursuivre
et éviter, ce n'est pas la louange ou le blâme, le monde
les distribue souvent aveuglément, mais ce qui nous en
rend le légitime objet ; Smith, comme honnête homme,
devait le sentir et le proclamer. Mais à quel prix l'a-t-il
fait comme philosophe? Évidemment au prix de la plus
sophistique et de la plus fausse des équations.


On comprend, je l'avoue sans peine, que le désir de
la louange engendre le désir d'en être l'objet: mais
pourquoi, messieurs? C'est que ces deux désirs n'en
font qu'un; que j'aime la louange, ou que j'aime à en
être l'objet, c'est une seule et même chose. Aussi le mo-
bile de l'honnête homme n'est pas plus dans l'un de ces
amours que dans l'autre ; le mobile de l'honnête homme
est dans le désir de devenir l'objet légitime de la louange,
soit qu'en le devenant il obtienne ou n'obtienne pas
cette louange. Or, de ce désir à celui de la louange, il
y a un abîme; car, pour avoir ce dernier, il suffit de sa-
voir ce que c'est que la louange; et, pour le satisfaire,
de connaître dans chaque cas, par quelle conduite on
l'obtiendra ; tandis que, pour avoir l'autre, il faut savoir
à quel les conditions on est l'objet légitime de la louange,
et, pour le satisfaire, remplir ces conditions. Or, le
système de la sympathie ne peut donner ces conditions,
car il n'a d'autre signe et d'autre mesure de ce qui est
légitime et bon que la louange elle-même. Donc, le
désir de devenir l'objet légitime de la louange est im-
possible dans ce système; donc, quand Smith substitue
comme mobile ce dernier désir à celui de la louange, il
admet un nouveau principe d'appréciation morale, par-
faitement distinct de celui que rend . la sympathie, et du
seul qu'elle puisse rendre. Il ne sauve donc son système


SYSTÈME SENTIMENTAL. - SMITH. 31
de l'absurde qu'en le détruisant, et sa prétendue équa-
tion du désir de la louange et du désir d'en être digne
n'est encore qu'un sophisme.


le me résume, messieurs, et je dis que la règle de
qualification posée par Smith est très-difficile à com-
prendre; qu'en supposant qu'on la comprit, elle est si
mobile, qu'on ne peut la fixer; que, pût-elle l'être, elle
serait, de l'aveu même de Smith, insuffisante, car il y
a des cas qui lui échappent ; que, fût-elle suffisante, elle
ne serait pas la véritable règle à laquelle nous avons la
conscience d'obéir; et que ce qui le confirme, c'est
qu'elle n'a ni l'autorité, ni le caractère d'une loi, et ne
peut rendre compte des faits et des notions morales de
la nature humaine.


Telles sont les observations que j'avais à vous sou-
mettre sur la réponse faite par le système de la sympa-
thie à la première question que je lui ai posée. Elles
m'ont mené si loin, que je suis obligé de renvoyer
à la séance prochaine l'examen de ses réponses aux
deux autres. C'est donner bien du temps à la critique
d'une seule doctrine. Mais peut-être aurez-vous trouvé
cette critique assez intéressante pour ne pas vous en
plaindre. Quant à moi, la vue qu'à travers le système de
Smith elle atteint tous ceux qui vont puiser les lois de la
morale dans l'instinct me persuade que du temps ainsi
employé est, à le bien prendre, du temps gagné.




DIX-HUITIÈME LEÇON.


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITH.


MESSIEURS,


Dans la dernière leçon, j'ai interpellé le système de
Smith sur la première des trois questions principales
auxquelles toute doctrine morale est tenue de répondre,
et • 'ai examiné la solution qu'il donne à cette question ;
aujourd'hui, je vais interroger la même doctrine sur
les deux autres, et soumettre à la même critique les ré-
ponses que nous trouverons qu'elle y fait.


La première de ces deux questions est celle-ci : Quel
est, selon le système, le mobile auquel nous cédons,
quand, selon le système, nous agissons bien? Cherchons
clone, d'abord, comment Smith la résout; puis, con-.
naissant le mobile qu'il assigne aux déterminations lé-
gitimes de la volonté, nous examinerons quelle est l'au-
torité de ce mobile, et jusqu'à quel point il rend compte
des notions morales.


Nous agissons bien, selon un système, toutes les fois
que nous pratiquons les différentes vertus reconnues
par ce système. En examinant donc quelles sont les
principales vertus, selon Smith, et en cherchant à quel;
mobile nous obéissons, selon' lui, quand nous prati-
quons chacune de ces vertus, nous parviendrons à dé-


SYSTÈME SEXTIMENTAL. — SMITH. 33
terminer quel est, dans la doctrine de la sympthie, le
mobile auquel nous cédons quand nous agissons bien.


Vous savez que, selon Smith, nous jugeons les actes
par les affections qui les ont excités, et que nous ju-
geons les affections elles-mêmes à un double point de
vue : ou dans leur rapport avec l'objet qui les déter-
mine, et alors elles sont convenantes ou inconvenantes,
ou dans leur tendance, et alors elles sont méritantes ou
déméritantes. La convenance et le mérite, telles sont
donc les deux qualités morales dont les affections, et,
par conséquent, les actions, sont susceptibles; tels sont,
en d'autres ternies, les cieux éléments de la bonté mo-
rale.


Or, à la première de ces deux qualités d'une affec-
tion, la convenance, correspondent, selon Smith, deux
vertus. L'effort par lequel nous retenons clans le degré
où elle est convenable la manifestation de chacune de
nos affections constitue la première, qui Est l'empire sur
soi, source de toutes les vertus respectables. L'effort
par lequel, au contraire, nous élevons notre émotion
sympathique pour la rapprocher autant que possible de
l'affection originale d'autrui, constitue la seconde, qui
est la bienveillance, principe de toutes les vertus ai-
mables. Ces deux vertus ont la même fin, qui est l'har-
monie des affections. En diminuant par la première la
vivacité de nos affections originales, en exaltant par la
seconde celle de nos affections sympathiques, nous aspi-
rons au même résultat, qui est de mettre notre sensi-
bilité à l'unisson de celle de nos semblables; clans les
deux cas, nous allons au-devant de leur émotion, et,
dans le rapprochement auquel leur sensibilité aspire
comme la nôtre, nous leur épargnons, si je plis parler
ainsi, la moitié du chemin. Empire sur soi et blenveil-


- 3




34 DIX-HUITIÈME LEÇON.
lance, telles sont donc les deux vertus par la pratique
desquelles, dans notre double rôle de spectateur et d'a-
gent, nous imprimons à nds affections et à nos actes -le
caractère de la convenance, et réalisons entre nos sem-
blables et nous la plus haute harmonie possible de sen-
timents.


A la seconde qualité morale d'une affection, le mérite,
se rattachent également deux vertus, la bienfaisance et
la justice. La répression de toutes les affections qui ten-
dent au mal des autres, le ressentiment légitime excepté,
constitue la justice; le développement de toutes les affec-
tions qui tendent au bien des autres constitue la bien-
faisance. La bienfaisance est le principe de toutes les
vertus méritantes, la justice est celui de toutes les
vertus estimables : car la justice, ayant pour unique effet
d'empêcher le mal, n'engendre aucun mérite, tandis
que la bienfaisance, produisant le bien, nous rend l'objet
propre de la gratitude, et par conséquent nous fait
mériter.


Telles sont, messieurs, selon Smith, les quatre vertus
cardinales, et dans lesquelles toutes les autres viennent
se résoudre. De la pratique de ces quatre vertus résulte,
selon ce philosophe, toute la moralité de la conduite
humaine; reste à déterminer à quel mobile il professe
Glue nous obéissons quand nous pratiquons chacune de
ces vertus.


Or, selon Smith, la pratique de ces quatre vertus est
tantôt instinctive, tantôt raisonnée. Elle est instinctive,
lorsqu'elle émane des décisions cl irecics de la sympathie.
Elle est raisonnée, lorsqu'elle découle des règles dans
lesquelles, comme nous l'avons vu, viennent se résumer
ces décisions. Examinons successivement ces deux cas.


A quel mobile obéissons-nous, selon Smith, quand


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITH. 35


nous renfermons dans le degré où elle est convenable
l'expression d'une affection originale, et quand nous
exaltons noire émotion sympathique pour la rapprocher
de l'affection originale d'autrui? A l'instinct de sympa-
thie, répond Smith, c'est-à-dire, au besoin que ressent
toute créature humaine de mettre ses affections, ses
sentiments, ses dispositions, en harmonie avec ceux de
ses semblables. La sympathie est douce à celui qui l'é-
prouve, elle ne l'est pas moins à celui qui en est l'objet;
nous sommes instinctivement poussés à l'obtenir et à
l'accorder; et de là, la pratique instinctive de ce double
effort, qui constitue l'empire sur soi-même d'une part,
et la bienveillance de l'autre.


C'est encore à ce même instinct que nous cédons,
selon Smith, dans la pratique instinctive de la justice
et de la bienfaisance ; mais il revêt, dans ce cas une
forme spéciale. Ce que je cherche, quand je suis bien-
faisant, n'est pas tant la sympathie de mes semblables
que leur gratitude; et ce que je désire, quand je suis
juste, est moins d'éviter leur antipathieque leurressen-
liment. Mais qu'est-ce que la gratitude, sinon une sym-
pathie plus ardente? et qu'est-ce que le ressentiment,
sinon un antipathie plus forte ? En cherchant la grati-
tude et en évitant le ressentiment de nos semblables,
nous ne faisons donc encore que poursuivre d'une part,
et éviter de perdre de l'autre, leur sympathie. La pra-
tique spontanée de la bienfaisance et de la justice est
donc déterminée par le même mobile que celle des deux
autres vertus, c'est-à-dire par cet instinct sympathique
qui nous porte à mettre nos sentiments en harmonie
avec ceux de nos semblables. Toute pratique instinctive
de la vertu émane donc de ce mobile.


Veuillez remarquer une chose, messieurs : c'est que,




36 1»X-HUITIÈME LEÇON.
selon Smith, ce mobile est un instinct et pas du tout un
calcul. Nous pouvons rechercher l'amour, la bienveil-
lance, l'estime de nos semblables en vue des consé-
quences agréables ou utiles qu'auront pour nous ces
sentiments. Smith nie que ce soit à ce titre que la sym-
pathie nous les fasse désirer. Selon lui, elle nous les fait
désirer pour eux-mêmes, parce qu'ils sont ses objets
propres, comme les aliments sont ceux de la faim. Eu
assignant pour mobile à la pratique de la vertu l'instinct
sympathique, Smith entend donc la rapporter à un mo-
bile désintéressé ; et c'est ainsi qu'il prétend fonder le
désintéressement dans l'homme. Sans aucun doute,
Smith a raison de dire que l'instinct sympathique n'est
pas intéressé ; mais qu'on puisse, pourcela, appeler désin-
téressées les déterminations qu'il produit, et que de telles
déterminations soient le type du véritable désintéresse-
ment, c'est une question toute différente, et que nous
traiterons plus tard. Poursuivons.


Quant, au lieu d'être instinctive, la pratique des
quatre vertus est raisonnée, à quel mobile, selon Smith,
obéissons-nous ? A l'autorité des règles. Mais d'où vient
aux règles leur autorité? De . ce qu'elles expriment ce
qu'il convient de faire pour mériter la sympathie de nos
semblables et éviter leur antipathie. Ces règles ne sont
en effet que la généralisation des décisions particulières
de l'instinct sympathique ; leur seul mérite à nos yeux,
leur titre unique à notre obéissance, est de nous indi-
quer la vraie conduite à tenir pour satisfaire le besoin
de la sympathie qui est en nous. C'est donc ce besoin
qui est le véritable mobile de notre obéissance aux rè-
gles. C'est donc à lui que nous cédons dans la pratique
raisonnée comme dans la pratique instinctive de la vertu.


Nous arrivons doncà ce résultat, messieurs, que, dans


SYSTÈME SENTIMENTAL. -- SMITH. 37
le système de Smith, le mobile de toute vertu, et, par
conséquent, de toute conduite légitime, est le besoin in-
stinctif de la sympathie de nos semblables, lequel agit
sur notre volonté tantôt directement, tantôt par l'inter-
médiaire des règles, mais toujours exclusivement et
uniquement. Non-seulement ce résultat est celui que
donne naturellement le principe de la sympathie, mais
je dis qu'il n'est pas même altéré par la double invention
que je vous ai signalée dans la dernière séance, et par
laquelle Smith s'est efforcé de donner au principe de la
sympathie une portée qu'il n'a pas, et de lui faire rendre
des conséquences qui lui sont étrangères. C'est ce que
peu de mots suffiront pour démontrer.


La première de ces inventions, messieurs, est celle chi
spectateur abstrait. Grâce à elle, Smith espère établir
que la sympathie ne se borne pas à taire connaître à
quelles conditions nous pouvons obtenir la sympathie
des hommes de notre pays et de notre temps, mais
qu'elle va jusqu'à nous révéler à quelles conditions nous
pourrons mériter celle de l'humanité tout entière, de
l'humanité présente et future, et, plus que cela, de l'hu-
manité souverainement éclairée, souverainement sage,
souverainement raisonnable. Que cette espérance de
Smith ait été trompée, messieurs, et qu'il soit logique-
ment i mpossible de tirer de pareilles lumières des déci-
sions particulières de l'instinct sympathique, c'est ce
que je crois avoir irrécusablement démontré clans la
dernière leçon. Mais que la puissance de l'instinct sym-
pathique aille ou n'aille pas jusque-là, la pensée de
Smith sur le mobile de la vertu n'en est pas altérée; car
de deux choses l'une : ou il a cru que la connaissance
des conditions absolues de la sympathie de l'humanité
pouvait émaner de instinct sympathique, ou il a pensé




38 DIX-HUITIÈME LEÇON.
le contraire. Dans la première hypothèse, il a continué
de croire que le mobile de nos déterminations, quand
nous nous plaçons dans ces conditions, était le besoin
de la sympathie. Dans la seconde, il a eu conscience que
son système était faux, qu'il ne suffisait pas pour rendre
compte de toutes les règles de la moralité, et alors peu
importe à quel mobile il ait attribué notre obéissance à
ces règles : ce mobile n'appartient plus au système de la
sympathie, et c'est le mobile de la vertu dans ce système
que nous cherchons et pas autre chose.


J'en dis autant, messieurs, de la seconde invention
de Smith, par laquelle il essaye d'établir que l'amour de •
la louange, émanation directe de l'instinct sympathique,
ne tarde pas à engendrer en nous le désir d'être loua-
bles, lequel désir, une fois né, prend bientôt une telle
supériorité sur l'autre, que nous finissons par agir de
manière à devenir l'objet légitime de l'approbation de
nos semblables, alors mème qu'une telle conduite doit
nous attirer leur improbation réelle.


Sans aucun doute, Smith échoue dans cette seconde
tentative comme il a échoué dans la première; maisque
cette extension du pouvoir de la sympathie soit ou ne
soit pas légitime, le mobile reste, et je le prouve par le •
même dilemme : Ou Smith croit dans le fond de sa
conscience que cette extension est légitime et que le
principe de son système peut la rendre, ou il ne le croit
pas. Que s'il ne le croit pas, alors il a conscience que
le principe de la sympathie ne rend pas compte de toutes
nos déterminations ; à ce principe, il en ajoute un autre
qui n'en dérive pas; dès lors il abolit son système, il le
croit faux, et je n'ai pas à chercher quel est le mobile de
la vertu dans celui qu'il y substitue. Que s'il regarde, au
contraire, l'équation du mobile ancien avec le nouveau.


SYSTÈME SENTIMENTAL — SMITH. 39
comme exacte, alors il peut se tromper ; mais, qu'il se
trompe ou non, toujours est-il qu'il persiste à croire
que le besoin sympathique est le mobile de toutes les
déterminations vertueuses.


Ainsi , messieurs, la double tentative de Smith ne
change pas le résultat auquel nous sommes arrivés, et
il reste vrai que, dans son système, le seul mobile de
toutes les actions légitimes est l'instint sympathique.
Reste à examiner, messieurs, quelle est l'autorité de ce
mobile, et jusqu'à quel point il rend compte des notions
morales.


Dans la vérité des choses, messieurs, la raison pour
laquelle nous devons faire le bien est contenue dans
l'dée même du bien, en sorte qu'il n'y a point de dif-
férence entre la loi morale et le motif qui nous fait un
devoir de lui obéir. Mais, quand on substitue à la véri-
table loi morale une loi fausse, l'autorité n'apparaissant
plus dans la loi elle-même, on est obligé de la chercher
dans le mobile auquel nous cédons quand nous nous
conformons à cette loi. C'est ce qui arrive dans le sys-
tème de la sympathie. Qu'est-ce qui est bien dans ce sy-
stème? c'est ce qui est conforme à l'émotion du specta-
teur impartial ; or, une telle règle est sans autorité, nous
l'avons démontré; reste donc à voir si l'autorité qui
n'est pas dans la règle se trouve dans le mobile auquel
nous cédons quand nous agissons selon la règle : c'est
précisémentu'est-ce ce que nous allons chercher.
Qu'est-ce que le besoin s)•mpathique? c'est un instinct.


Cet instinct est-il le seul qui se développe dans ma na-
ture? non, ma nature en contient beaucoup d'autres.
Les instincts eux-mêmes sont-ils les seuls mobiles qui
agissent sur ma volonté? non, il est de fait que je n'agis
pas toujours instinctivement, et que je me détermine




40 DIX-HUITIkME LEÇON.
quelquefois en vue de mon intérêt bien entendu, et quel-
quefois en vue de l'ordre, de la vérité, ou d'autres con-
ceptions de ma raison. Pour juger de l'autorité du mo-
bile sympathique, il faut donc le mettre en présence de
tous ces autres mobiles qui, comme lui, ont action sur
la volonté, et voir quelle espèce de supériorité il a sur
eux. Commençons par les instincts.


Si je compare, en fait, l'action de l'instinct sympa-
thique sur ma volonté à celle de l'un quelconque des
instincts personnels de ma nature,.je trouve que, quand
ces cieux actions sont en opposition, c'est tantôt l'une
qui l'emporte et tantôt l'autre, et que ce qui en décide,
si la raison n'intervient pas dans le débat, c'est toujours
et uniquement la supériorité d'énergie, supériorité que
tantôt l'une possède et tantôt l'autre, mais qui n'appar-
tient constamment à aucune. Ainsi, comme force d'im-
pulsion, l'expérience prouve que la tendance sympa-
thique est égale à toute autre. Mais qu'est-ce qu'un
instinct par rapport à la volonté, sinon une force d'im-
pulsion? et quel autre litre peut-il avoir par lui-môme
à la déterminer, sinon l'énergie avec laquelle il la solli-
cite, énergie dont le plaisir qui s'attache à sa satisfac-
tion est un élément? La seule supériorité que l'instinct
sympathique puisse avoir sur les autres, celle de l'éner-
gie, il ne l'a donc pas.


Reste donc que cette supériorité lui vienne de la rai-
son, qui déclare cet instinct meilleur à quelque titre que
les autres. Mais, si la raison porte un tel jugement, elle
le fait au nom d'une règle étrangère et supérieure à
l'instille-É; et, si c'est en vertu de ce jugement que nous
préférons les inspirations de l'instinct sympathique à
celles de tout autre, notre motif d'agir n'est plus dans
cet instinct, mais dans cette règle supérieure, c'est-à-


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITH. 41
dire dans la raison : ce que n'admet pas le système de
la sympathie. Donc, dans cc système, l'instinct sympa-
thique demeure, en droit comme en fait, égal à tout
autre instinct et sans aucune supériorité légale ou réelle


Mettons maintenant l'instinct sympathique en pré-
sur aucun.


sence du motif égoïste, sa supériorité sur ce motif est-
elle plus visible? En aucune manière. Car, en fait d'a-
bord, quand il y a conflit entre l'intérêt bien entendu
et l'instinct sympathique, ce dernier succombe au moins
aussi souvent qu'il triomphe, et, en droit, la supériorité
de l'intérêt bien entendu semble évidente. Dans les cas,
en effet, où ces deux motifs se rencontrent, il arrive
de deux choses l'une : ou bien que le motif égoïste ap-
prouve l'instinct sympathique, ou bien qu'il le désap-
prouve; il l'approuve quand il trouve son compte à ce
que la volonté cède à ses impulsions, il le désapprouve
dans l'hypothèse contraire. Dans le premier cas, la dé-
termination de la volonté émane des deux motifs à la
fois; et, loin que, dans cette détermination complexe,
l'égoïsme nous semble le motif secondaire il nous
semble toujours, au contraire, le motif principal, aussi
longtemps du moins que l'instinct sympathique de-
meure abandonné à lui-même et n'est appuyé par au-
cun motif rationnel. Dans le second cas, tantôt c'est le
j ugement, tantôt c'est l'instinct, qui l'emporte ; mais si
l'instinct n'est appuyé par aucun motif rationnel, alors
même qu'il l'emporte, nous reconnaissons constamment
que nous aurions plus sagement fait de céder au motif
égoïste. Loin donc que l'instinct sympathique nous ap-
paraisse comme supérieur à l'égoïsme, c'est l'égoïsme,
au contraire,


, qui nous semble posséder sur lui cette su-
périoritéet il doit cette supériorité à son caractère de




DIX-HUITIÈME LEÇON.
motif rationnel : à ce. titre, il domine légitimement toute
impulsion instinctive; et, si les tendances sympathiques-j,!,
de notre nature ont à nos yeux un caractère plus noble,.4
il leur est communiqué par un motif également ration-
nel, mais encore plus élevé, le motif moral.


Est-il besoin de montrer que la supériorité de l'in-
stinct sympathique sur les différents mo tifs désinté ressés
que la raison peut proposer à la volonté est encore
plus chimérique? Au nom de ces motifs, de celui de
l'ordre, par exemple, tantôt notre raison approuve les
impulsions de la sympathie, et tantôt les désapprouve
car c'est une erreur de croire qu'elle les approuve touei
jours : il y a des cas où elle juge que nous devons ré-
sister à nos meilleurs sympathies, et même à la
sacrée de toutes, à celle qu'un père ressent pour son
enfant. Quand elle approuve, nous obéissons à deux
motifs, et, loin que lins inca paraisse le principal, c'est
constamment le motif rationnel qui revêt à nos yeux ce
caractère. Il en est de même quand elle condamne ; car
alors, soit, qu'en fait nous ayons ou nous n'ayons pas
préféré les décisions de la raison aux impulsions de l'in-
stinct, nous reconnaissons que c'était à celles-là que nous
devions légitimement obéir.


Soit donc que nous comparions l'action de l'instinct
sympathique avec celle des autres instincts, ou que
nous la rapprochions de celle des deux motifs ration-:
nels, le motif égoïste et le motif désintéressé, sa supé
riorité nous échappe; il n'a pas plus d'autorité que tout
autre instinct, et il en a moins que les deux motifs ra-
tionnels. Si donc c'est à ce mobile que nous devons
céder, rien en lui ne nous le révèle; et l'autorité que'
nous n'avons pu trouver dans l'idée même du bien,
telle que nous la donne le système de la sympathie,


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITH. 43
n'existe pas davantage clans le mobile, qui, suivant ce
système, nous engage à le pratiquer.


C'est ce que Smith, messieurs, paraît avoir senti, et
ses efforts pour établir l'autorité de l'instinct sympathi-
que sont visibles. Malheureusement ils n'aboutissent
qu'à des paralogismes évidents. Au lieu de prouverque
l'instinct sympathique est le véritable motif moral, il dé-
crit tous les caractères du motif moral, et en revêt libé-
ralement l'instinct sympathique ; il prouve bien que, si
cet instinct avait ces caractères, il serait le motif moral,
mais il oublie de démontrer qu'il les a.


Personne mieux que Smith n'a jamais décrit la supré-
matie du motif moral sur tous les appétits, sur tous les
instincts, sur toutes les facultés de nôtre nature : les pa-
ges où il l'établit sont non-seulement belles, mais par-
faitement vraies. Quelque idée que nous nous fassions,
dit-il, de la faculté morale, toujours est-il que c'est à
elle qu'appartient la direction de notre conduite et, par
conséquent , la surintendance de toutes nos autres fa-
cultés, passions et appétits. Il est faux que la faculté mo-
rale soit une faculté comme les autres, et n'ait pas plus
de droit de leur imposer des lois qu'elles à lui en don-
ner


'amour
.Aucune autre faculté n'est juge de la faculté voisine :ln'est pas juge du ressentiment, ni le ressenti-


ment de l'amour : ces deux facultés peuvent être en op-
position, mais l'une n'approuve ni ne désapprouve Vau-
t::


es;


contraire, c'est la fonction spéciale de la faculté
morale de juger, d'approuver, de censurer toutes les


c'est une espèce de sens dont tous les autres
principes de notre nature sont l'objet propre. Chaque
sens est souverain juge quant à son objet : il n'y a pas
appel, en matière de couleur, de l'oeil à l'oreille, ni de
l'oreille à l'oeil en matière de sons; tout ce qui plaît à




IHX-HUITIEME LEÇON.
l'ceil est beau ; au goût, doux; à l'oreille, harmonieux ;
ce qu'il appartient à la faculté morale d'apprécier, c'est
jusqu'à quel point l'oreille doit être charmée, l'oeil
amusé, le goût flatté; jusqu'à quel point, en un mot, il
convient, il est méritoire, il est bon, que chacune de nos
facultés soit développée ou contenue. Les mots bien, mal,
juste, injuste, méritoire et déméritoire, convenable et incon-
venant, expriment ce qui plaît et déplaît à cette faculté ;
elle est donc le pouvoir gouvernant en nous. Ses lois
sont de véritables lois dans la véritable acception du
terme, car elles règlent ce que doit faire un agent libre,
et elles ont leur sanction qui punit ou récompense; au
lieu que ce mot lois ne s'applique pas avec la même jus-
tesse aux lois de la vision, de l'audition, de la locomotion
et de toutes nos autres facultés, puisqu'il ne signifie, dans
ce sens, que la Manière fatale dont opèrent ces diverses
facultés.


Assurément, tout cela est parfaitement vrai. Mais, en
premier lieu, Smith n'a pas vu que cette subordination
de toutes nos facultés n'était pas opérée seulement par
le motif moral, mais pouvait l'être également par tout
autre motif ou mobile de notre nature. Si nous nous pro-
posons la sympathie des autres pour but suprême de .;
notre conduite, nous allons contrôler au nom de ce but
et lui subordonner l'action de tout ce qu'il y a en nous
d'appétits, d'instincts, de facultés. Autant en ferons-nous
si nous pusons pour but à notre conduite l'intérêt bien
entendu, la gloire littéraire, ou toute autre fin quelcon-
que. Ce caractère de servir de règle suprême à toutes les
facultés de notre nature n'est donc pas spécial au motif
moral ; il peut appartenir à tout motif d'action, et il lui
appartient le jour où ce motif devient le motif dominant
de la conduite. Ce qu'a de spécial le motif moral, et


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITH. /15
c'est la seconde chose que Smith n'a pas vue, c'est d'être
entre tous les motifs d'actions possibles le seul qui soit
obligatoire, et cela parce que les autres peuvent bien
poser des buts à la conduite, mais que lui seul pose ce-
lui qu'elle doit avoir, celui qui est la véritable fin de la
vie humaine, et qui seul nous apparaît comme légitime
et sacré en soi. Voilà ce qui distingue le motif moral de
tous les autres. Smith peut très-bien démontrer que,
lorsqu'on prend pour règle de sa conduite les inspira-
tions de l'instinct sympathique , on obéit à un principe
au nom duquel l'intelligence contrôle l'action de toutes
les facultés de notre nature ; mais on prouverait la
même chose de tout autre principe de conduite, et il
n'en résulterait pas davantage l'identité de ce principe
avec le véritable principe moral. Ce que Smith ne prouve
pas, et ce qu'il faudrait pourtant prouver pour établir
cette identité, c'est que l'instinct est obligatoire, c'est que
le but vers lequel il nous pousse est en soi légitime et
sacré; s'il l'avait fait, l'autorité de l'instinct sympathi-
que ne l'aurait gtiè..re embarrassé ; mais de telles cho-


de lui.
lubrie bonne


ses ne peuvent être prouvées que du motif moral, et cela
raison , c'est qu'elles ne sont vraies que


lin autre signe auquel Smith croit reconnaître dans
l'instinct sympathique le motif moral , c'est qu'il rend
l'homme impartial. Nous apprendrions, di que 1 em-
pire de la Chine a été englouti, que cela nous toucherait
bien moins que la perte d'un doigt. Qu'est ce qui remédie
à cette partialité de nos jugements? la sympathie; et, en
effet, en nous mettant à la place du spectateur impar-
tial, chacun de ces événements reprend sa véritable va-
leur relative, et nous les apprécions, non plus d'après la
règle de notre égoïsme, mais d'après celle de la justice.




46 DIX-HUITIÈME LEÇON.
Il me serait aisé de démontrer que la sympathie réduite
à elle-même est impuissante à opérer ce redressement
de nos jugements égoïstes. Mais, j'admets qu'elle le
puisse, le raisonnement de Smith en est-il moins un
paralogisme? L'intérêt bien entendu produit aussi une
partie des effets du motif moral ; s'ensuit-il qu'il soit
le motif moral? Vous n'avez pas à démontrer que l'in-
stinct sympathique agit dans le sens du motif moral,
vous avez à démontrer qu'il est le motif moral. Or, à
quoi se reconnaît le motif moral? à son autorité : en-
tre tous les motifs ou mobiles qui agissent sur notre vo-
lonté, celui-là est le motif moral qui nous apparaît
comme devant gouverner notre conduite. C'est quand on
l'a reconnu à ce signe qu'on peut constater quelles sont
ses tendances; et c'est parce que ces tendances sont les
siennes, qu'elles sont légitimes à nos yeux. Mais,
ser en principe que certaines tendances sont légitimes;
et, de ce qu'un certain mobile a ces tendances, en con-
clure qu'il est le motif moral, c'est un pur paralogisme.


Vous le voyez ;
messieurs, c'est en vain qu'on cherche


les titres de l'instinct sympathique à gouverner notre
conduite, on ne les trouve pas ; et ce qui est impossible
pour l'instinct sympathique l'est de la même manière
pour tout autre instinct. En réfutant le système de Smith,
je réfute donc tous les systèmes de morale qui sont al-
lés chercher dans l'instinct .le principe régulateur de
nos déterminations; là est l'excuse de cette longue dis-
cussion.


Si le mobile de la sympathie est sans autorité, il est
évident qu'il ne peut rendre compte des notions mora-
les, car il n'en est pas une qui n'implique un motif obli-
gatoire. Le système de Smith peut bien donner un sens
aux mots qui, dans la langue, représentent ces notions,


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITII. 117
mais il est impossible qu'il n'en change pas l'acception.
vous avez déjà pu le remarquer pour les deux idées de
mérite et de démérite; vous allez le voir pour celles de
droit et de devoir.


Smith donne deux sens au mot devoir, ce qui témoi-
gne déjà qu'il est embarrassé de l'expliquer. Nous agis-
sons par devoir, dit-il, quand nous obéissons aux règles
de conduite qui émanent de la sympathie, et par senti-
ment quand nous cédons directement à l'instinct sympa-
thique. Mais que sont les règles dans la doctrine de
Smith? la généralisation des décisions particulières de
l'instinct sympathique; les règles empruntent donc leur
autorité à celle de ces décisions , et le mobile qui nous
engage à respecter les unes est celui qui nous fait céder
aux autres. Donc , s'il y avait devoir d'obéir aux règles,
c'est qu'il y aurait devoir d'obéir à l'instinct, et, dans
cette supposition, la distinction de Smith serait sans fon-
dement. Mais il n'y a pas devoir d'obéir à l'instinct ; car
ni les décisions de cet instinct, ni le besoin de la sympa-
thie qui nous pousse à y céder, ne sont obligatoires; donc
il n'y a pas devoir non plus d'obéir aux règles; donc le
devoir, tel que Smith l'entend, n'est pas le devoir tel que
nous l'entendons; car le nôtre oblige, et le sien n'oblige
pas. Ainsi, en donnant au mot cette explication, Smith
supprime réellement la notion que ce mot représente
dans l'esprit humain.


L'art de Smith est de rattacher ses erreurs à quelque
chose de vrai, et c'est par là qu'il les rend spécieuses.
Ainsi, dans le cas présent, il appuie sa définition du de-
voir sur la distinction vraie que tout le Monde fait entre
agir par sentiment et agir par devoir. Une telle distinc-
tion est dans une harmonie parfaite avec la vraie nature
de l'homme, qui agit tantôt par désir et tantôt par in-




48 DIX-IIIJITIÈME LEÇON.
stinct. Mais, quand on a mis le devoir dans l'instinct, elle
devient absurde ; car alors il n'y a plus dualité de motifs;
et, qu'on obéisse à l'instinct ou aux règles qui en éma-
nent, le mobile reste le même, et la détermination ne
change pas de nature.


Smith, messieurs, infidèle à lui-même, donne un
autre sens au mot devoir. « Il n'y a qu'une vertu, dit-il,
dont l'omission fasse aux autres un mal positif : c'est la
justice; aussi est-ce la seule à l'observation de laquelle '
les autres aient le droit de nous contraindre par la force;
c'est donc aussi la seule dont l'observation soit un de-
voir dans la véritable acception du mot : tel est le vrai
sens des mots droit et devoir. » Sans aucun doute, mes-
sieurs, c'est un devoir de respecter la justice, et les au-
tres ont le droit d'exiger que nous la respections, et
même celui de nous y contraindre. Mais sur quoi se
fondent ce devoir et ce droit dans la doctrine de la sym-
pathie? Suivez le raisonnement de Smith. D'où vient que
la justice est un devoir? C'est que les autres ont le droit
de nous contraindre par la force à la respecter. D'où
vient qu'ils ont ce droit? C'est que l'injustice leur fait un
mal positif. Je n'ai donc qu'un devoir, celui de ne pas
faire de mal aux autres; je n'ai qu'un droit, celui d'em-
pêcher que les autres ne m'en fassent ; je viole donc mon
devoir toutes ]es fois que je fais du mal aux autres; on
viole donc mon droit toutes les fois qu'on m'en fait; j'ai
clone rempli tous mes devoirs , quand j'ai évité de taire
du mal aux autres; on a donc respecté tous mes droits,
quand on a évité de m'en faire. Je le demande, mes-
sieurs : qui voudrait accepter ces propositions, qui vou-
drait soutenir qu'elles coïncident avec les véritables
idées du devoir et du droit? Mais je les accepte, et je
demande à Smith d'où vient, dans son système, cette


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITFI. 49


obligation - de ne pas faire du mal aux autres, et pour-
quoi celle-là seule? L'émotion du spectateur impartial
m'avertit qu'il sympathise avec la justice, mais elle m'a-
vertit aussi qu'il sympathise avec les autres vertus; le
besoin de la sympathie d'autrui rue pousse à pratiquer
cette vertu, mais il me pousse également à pratiquer
les autres. Je veux que, l'antipathie que cause l'injus-
tice étant plus forte, la justice trouve clans le besoin de
sympathie un appui plus énergique; mais ce n'est là
qu'une différence de degré. Or, si l'instinct oblige à un
degré, il oblige à tous ; et s'il n'oblige pas à un certain
degré, il ne peut obliger à aucun. Ainsi, ni la règle
d'appréciation, ni le mobile du système, ne fournissent
rien qui puisse expliquer cette différence entre la jus-
tice et les autres vertus; il faut donc renoncer à l'expli-
quer par le système, et consentir, malgré l'inconsé-
quence, à l'expliquer par autre chose. Par quoi Smith
semble-t-il l'expliquer? Par deux circonstances : la pre-
mière, que l'injustice fai du mal ; la seconde, qu'on a le
droit de la repousser par la force. Mais, abstraction
faite du système, il n'est pas vrai que le caractère spé-
cifique de l'injustice soit de faire du mal aux autres, et
il l'est bien moins encnr que ce caractère soit le droit
qu'on a de la repousser par la force. Car, d'une part, la
justice nous autorise souvent et nous prescrit même
quelquefois de faire du mal aux autres; et, d'autre part,
loin que l'injustice se reconnaisse au droit qu'on a de
la repousser par la force, c'est, au contraire, à l'injus-
tice d'un acte qu'on reconnaît le droit qu'on a de le re-
pousser par la force ; sans compter que définir l'in-
justice par le .droit, c'est supposer que la justice est un
devoir, ce qu'il s'agit précisément d'établir. Non•seule-
ment donc le système de la sympathie est impuissant à


u - 4




50 DIX-HUITIÈME LEÇON.
établir que la justice est un devoir, mais tous les efforts
de Smith pour déterminer en quoi consiste le devoir
n'aboutissent qu'à en défigurer la notion : tant l'esprit
le plus juste est perverti par un faux système, et se
trouve dans l'impossibilité, même au prix des plus pal-
pables inconséquences, de rentrer dans le vrai, une fois
que son système lui en a l'ait perdre la route.


Il me serait facile, messieurs, de prouver de toutes
les autres notions morales ce que je viens de démon-
trer de celle du devoir; mais ce serait tomber dans des
répétitions inutiles, et je me hâte d'en venir à la troi-
sième question que j'ai le droit de poser au système de
la sympathie, et de lui demander quelle fin il assigne à
la conduite de l'homme en cette vie.


Selon Smith, la fin suprême et dernière de l'individu
humain en cette vie est de contribuer de toutes ses forces
à réaliser entre tous les hommes une harmonie par-
faite de sentiments. Tel est le résultat définitif que toute
conduite vertueuse tend à produire ; tel est le but en
vue duquel nous devons sans cesse délibérer, nous dé-
terminer et agir.


Sans aucun doute, messieurs, une harmonie com-
plète de sentiments et un concours parfait de volontés
entre tous les membres de l'espèce humaine est au
nombre des effets qu'une pratique universelle et exacte
de la loi morale produirait : il n'est pas une action ver--
tueuse qui n'ait cette tendance, il n'est pas une action
immorale qui n'ait la tendance opposée. Je reconnais
encore que, parmi les instincts de notre nature, ceux
qu'on appelle sympathiques tendent plus directement,
du moins en apparence (car j'y mets cette réserve,
sur laquelle je m'expliquerai plus' tard), à produire ce
résultat, que ceux qu'on appelle personnels. Mais, ces


SYSTÈME SENTIMENTAL. - SMITH.
51


concessions faites, il reste à savoir si cette harmonie
universelle des sentiments et des volontés est la fin
véritable et légitime de l'individu,celle qu'il doit poser
pour but à sa conduite, et vers laquelle toutes les pen-
sées, tous les actes de; sa vie terrestre, doivent inces-
samment graviter ; car c'est ce point que tout système
de morale est tenu d'établir. Voilà un résultat, dit Smith,
que la sympathie tend à produire. Que m'importe? Tout
système de morale doit poser la fin légitime de la con-
duite humaine; tout système de morale doit donc, non-
seulement assigner une fin à la vie, mais encore démon-
trer que cette fin en est la fin légitime. Or, le système
de Smith néglige ce dernier point. De deux choses qu'il
pouvait faire, ou démontrer la légitimité de l'har-
monie universelle comme résultat, et en conclure
celle de la sympathie comme mobile, ou prouver la
légitimité de la sympathie comme mobile, et en con-
clure celle de l'harmonie universelle comme résultat,
(deux raisonnements qui, sans être rigoureux, auraient
donné, du moins, quelque apparence de fondement à
son système),Smith rie fait ni l'une ni l'autre. Nous avons
vu qu'il n'a pas établi l'autorité de la sympathie comme
mobile; nous allons voir qu'il établit fort mal la légi-
timité (le l'harmonie universelle comme fin dernière de
la vie.


Que dit-il, en effet, pour démontrer que cette har-
monie est la véritable fin de l'homme en ce monde? Il
Prouve d'abord que cette harmonie est belle. En effet,
dit-il, le spectacle d'une réunion d'hommes animés des
mêmes sentiments a le caractère de la beauté. L'effet en
est le même que celui d'un mécanisme compliqué, dont
tous les rouages, malgré leur nombre et leur diversité,
concourent à produire un seul et grand résultat. Or,




52 DIX-HUITIÈME LEÇON. .
quel mécanisme plus compliqué que celui de l'huma-
nité entière, et quoi de plus éminemment beau que
l'harmonie et le concours parfait de tant de sentiments
et de tant de volontés diverses ! Je suis loin de nier la
magnificence esthétique d'un tel résultat, mais je fais
remarquer à Smith que toute cette magnificence ne
prouve rien. Car, soit un homme dont la conduite aurait
pour but son intérêt personnel, et donttoutes les actions,
pendant une longue vie et dans les occurrences les plus
diverses, seraient admirablement combinées pour ce
but : les conditions de la beauté seraient également
remplies; s'ensuivrait-il que cette conduite fût bonne?
Non, et pourquoi? C'est qu'il y a loin de la beauté à la
moralité. Sans doute, tout ce qui est moral est en même
temps beau ; sans doute encore, dans le sein de Dieu,
si nous pouvons nous en fier à notre faible raison, ces
deux attributs coïncident, et là le bien et le beau ne
sont que deux faces différentes d'une même chose; mais
ici-bas, sur notre terre, la beauté n'est pas la bonté :
une foule do choses belles n'ont à nos yeux aucun ca-
ractère moral. Ce n'est donc pas assez, pour établir la
moralité d'une conduite, d'en avoir démontré la beauté,
bien qu'il pût suffire d'en prouver la moralité pour en
démontrer la beauté.


Smith prouve, en second lieu, que l'accord universel
des volontés humaines serait une chose utile; il montre
que tous les hommes seraient parfaitement heureux si
cette harmonie existait. Je ne veux pas le nier', bien
qu'elle ne me paraisse qu'un élément du bonheur et non


mais qu'importe! Futilité est-ellele bonheur tout entier ;
donc la moralité? mais alors l'égoïsme serait la vertu,
et tous les efforts de Smith pour prouver le désintéres-
sement de la sympathie n'auraient été qu'un contre-


SYSTÈME SENTIMENTAL. -
sens. Je l'ai dit, et je le crois fermement : tout ce qui
est bon est par cela même utile, et il n'y a rien de
plus utile que ce qui est bon. Mais il ne s'ensuit pas que
la notion de l'utilité soit celle du bien, et qu'on
ait acquis la seconde quand on a conçu la première.
Entre l'utilité d'une fin et sa légitimité morale il y a un
abîme ; et, quand Smith aurait mille fois prouvé l'une,
il n'aurait rien fait. encore pour la démonstration de
l'autre.


Ainsi, messieurs, Smith prouve à merveille que l'har-
monie universelle des sentiments est la fin dernière de
la sympathie; il établit, on ne peut mieux, et la beauté
et l'utilité de cette fin ; mais que cette fin soit la véritable
fin de l'homme, voilà ce qu'il ne démontre pas; et pour-
quoi ? c'est qu'il ne le peut pas. Son système peut bien
assigner une règle, un mobile et une fin à la conduite
humaine; mais, cette règle, ce mobile et cette fin éma-
nant d'un instinct, et l'instinct n'ayant aucun caractère
moral, aucune obligation ne s'attache à la règle, aucune
autorité au mobile, aucune légitimité à la fin. C'est une
règle qu'on peut suivre ou ne pas suivre, c'est un mo-
bile auquel on peut obéir ou ne pas obéir, c'est une fin
qu'on peut ne pas poursuivre ou poursuivre à volonté;
en un mot, c'est une morale qui n'en est pas une, car
elle n'oblige pas. Si l'esprit élevé de Smith s'y est laissé
prendre, il faut l'attribuer uniquement à la coïncidence
générale qui existe entre les impulsions de la sympathie
et les prescriptions de la loi morale. Mais cette coïnci-
dence est bien plus grande encore entre les prescriptions
de la morale et les conseils de l'intérêt bien entendu ;
car l'intérêt bien entendu résume tout l'instinct, tandis
que la sympathie n'en représente qu'une . partie. Je l'ai
dit, et je ne me lasse pas de le répéter : les tendances




g


54 DIX-HUITIÈME LEÇON.
primitives de notre nature, l'intérêt bien entendu, et la
loi morale, poussent également l'homme à sa fin ; mais
ils la lui font plus ou moins comprendre, et l'y poussent
?Ides titres différents; et c'est dans la manière dont nous
allons à notre fin, et dans le point de vue duquel nous
la voyons, qu'est la moralité. De là les coïncidences et
les différences qui se rencontrent entre tous les systèmes
de morale quels qu'ils soient. Dieu ne nous a pas placés
en ce monde suis l'unique loi du devoir; il n'a pas ex-
clusivement confié à ce motif austère l'accomplissement
de notre fin, qui importait à celle de l'espèce et à celle de
la création ; notre nature eût été trop faible pour aller
au but par ce seul et pur motif. Ii l'a pourvue, avec une
merveilleuse prévoyance, d'une foule de mobiles secon-
daires très-puissants et très doux qui agissent dans le
même sens, et qui sont autant d'auxiliaires de la loi
morale. La concordance de ces mobiles avec la loi
morale a trompé tous les philosophes; ils n'ont pas vu
que tous ces mobiles étaient dépourvus du caractère
obligatoire, et que, par conséquent, aucun d'eux ne
pouvait être la loi morale qu'ils cherchaient. L'impuis-
sance de leurs efforts pour expliquer les notions morales
avec une loi qui ne l'était pas aurait dû les éclairer.
Mais, une fois engagé dans une fausse route, l'esprit hu-
main ne recule pas. Il va jusqu'au bout, conciliant ses
erreurs avec le sens commun à force de sophismes dont
il n'a pas conscience. Tel est le spectacle instructif que
l'excellent esprit de Smith nous a donné ; et c'est une des
raisons qui m'ont engagé à ne pas vous en épargner les
détails.


Quand la raison humaine, après avoir résumé dans
le but général du bien personnel lés buts particuliers
auxquels nous poussent primitivement nos instincts,


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITFI. 55
s'élève à l'idée que le bien personnel est la fin de notre na-
ture, et que la fin de notre nature n'et elle-même qu'un
élément de l'ordre universel, auquel tout être raisonnable
et libre est appelé à concourir, alors, niais seulement
alors, une fin qu'elle doit poursuivre, une loi qu'elle dort
observer, un motif auquel elle doit obéir, lui sont révé.-
lés. Là est la source de toutes ces notions morales, dont
ni l'intérêt ni l'instinct ne peuvent rendre compte parce
que ni l'intérêt ni l'instinct ne les engendrent. Rapportées
à leur véritable principe, ces notions s'expliquent sans
sophisme et sans effort, et dans leur sens naturel et com-
mun; rapportées à l'égoïsme ou à l'instinct, elles de-
meurent inexplicables, et toutes les ressources de l'esprit
le plus ingénieux ne peuvent aboutir à en rendre compte
qu'en les défigurant.




DIX-NEUVIÈME LEÇON.


SYSTÈME SENTIMENTAL. - DOCTRINE DU SENS
MORAL.


MESSIEURS,


La doctrine de Smith étant, sans comparaison, la plus
remarquable de celles qui vont chercher dans l'instinct
l'explication et le principe des notions morales, je l'ai
prise pour type commun de toutes ces doctrines ; et, en
l'exposant et la réfutant en détail, j'ai par là même ex-
posé et réfuté dans ce qu'ils ont de fondamental tous les
systèmes instinctifs : vous possédez maintenant le secret
et vous connaissez le vice commun de toutes ces doc-
trines. Mais, messieurs, il y a, entre les systèmes instinc-
tifs, des nuances, comme je vous ai montré qu'il y en
avait entre les systèmes égoïstes, et ces nuances valent
aussi la peine de vous être signalées. Le sentiment ou l'in-
st•nct, telle est, selon tous ces systèmes, la source d'oit
émanent et les distinctions et les déterminations mo-
rales; mais, tandis que les uns se bornent à adopter
comme le principe des premières et le mobile des se-
condes une des tendances primitives de notre nature,
telles que la bienveillance ou la sympathie, les autres
introduisent dans notre sensibilité, pour remplir cette
double fonction, et spécialement la 'première, un instinct
.nouveau, quils se donnent la liberté de créer, et qu'ils


SYSTÈME SENTIMENTAL. - DOCTRINE, ETC. 57
appellent, d'après sa mission, le sentiment ou le sens
moral. Telle est, messieurs, la seule nuance considérable
qui distingue les systèmes instinctifs et qui les sépare
en deux classes. A la première appartient le système de
Smith, que je vous ai longuement exposé ; il me reste
donc à. vous donner une idée des systèmes qui com-
posent la seconde, et qui reproduisent sous une forme
ou sous une autre la célèbre doctrine du sentiment mo-
ral. Je ne réfuterai point cette doctrine; il vous sera fa-
cile de voir qu'elle est frappée du même vice radical que
celle de Smith ; je me bornerai à esquisser rapidement
quelques-uns des systèmes qui l'ont adoptée. Tel sera,
messieurs, le sujet de cette leçon ; mais auparavant je dois
aller au-devant d'une question qu'elle pourra peut-être
vous suggérer.


Une chose a pu vous frapper, messieurs : c'est que
jusqu'à présent toute les doctrines morales dont je vous
ai entretenus sont d'origine anglaise. L'explication de ce
fait est foute simple : c'est que la philosophie morale
proprement dite a été infiniment plus cultivée en Angle-
terre dans les xvite et XVIII' siècles que dans les autres
parties de l'Europe. En France, par exemple, la période
cartésienne n'a produit qu'un seul moraliste éminent,
Malebranche, et Malebranche n'appartient ni à la caté-
gorie des philosophes égoïstes, ni à celle des philosophes
sentimentaux. Après le cartésianisme commence en
France, au milieu du xvm' siècle, une philosophie nou-
velle; mais cette philosophie est celle de la sensation en
métaphysique et de l'égoïsme en morale; et quand j'avais
à choisir, comme représentant de cette doctrine, entre
Hobbes et Helvétius, je devais choisir Hobbes. On peut
en dire autant de la philosophie allemande : elle a tou-
jours été plus métaphysique que morale, et n'offre aucun




58 DIX-NEUVIÈME LEÇON.
représentant des doctrines égoïste et instinctive, dont le
nom ait en Europe la célébrité de ceux de Hobbes, de
Smith, ou de Hume. Des différentes doctrines de philo-
sophie morale, nées au delà du Rhin, les seules qui aient
retenti en Europe appartiennent à la catégorie des sys-
tèmes rationnels qui nous occupera incessamment :
je n'excepte pas celle de Jacobi, dont je vous dirai
quelques mots clans cette leçon. J'ajoute que les sys-
tèmes allemands présentent au philosophe français une
double difficulté : d'abord celle de la langue, ensuite
celle du génie allemand lui-même, lequel ne se distingue
ni par la méthode, ni par la clarté. Il importe peu, du
reste, à quelle contrée appartiennent les échantillons que
je vous soumets des différents systèmes moraux : l'esprit
humain rencontre partout en philosophie les mêmes
vérités et les mêmes erreurs, et nul pays n'a le privilége
de voir ce qui échappe aux autres. 'foute la différence
qu'il y a de peuple à peuple, c'est que les uns expriment
plus simplement les idées que tous rencontrent. Je vous
devais cette explication, messieurs, au début d'une leçon
dont la philosophie anglaise fera encore presque tous les
frais. Veuillez ne pas m'accuser d'anglomanie : ce n'est
point ma faute si la doctrine du sentiment moral est née
au delà du détroit et y a trouvé ses représentants les
plus précis et les plus illustres.


Le plus ancien philosophe qui l'ait émise et formulée
est lord Shaftesbury, qui vivait dans le xvie siècle. Peu
de mots me suffiront pour vous donner une idée de son
système, qui contient déjà tous les principes fondamen-
taux de cette doctrine:


Shaftesbury reconnaît en nous deux classes distinctes
de penchants : les penchants bienveiliants ou sociaux, et
les penchants personnels. Les premiers nous font aimer


SYSTÈME SENTIMENTAL. — DOCTRINE, ETC. 59
le bonheur des autres pour lui-même et sans aucun re-
tour sur le nôtre, et leu r prédominance dans un caractère
constitue la bonté. Notre • âme assiste en quelque sorte
au développement des divers penchants qui sont en elle,
et il en est qui naturellement lui agréent, comme il en
est qui naturellement lui déplaisent. Il s'ensuit qu'elle
approuve les uns et désapprouve les autres. Si les dis-
positions de l'âme agréent ou répugnent ainsi à Filme
elle-même, il faut donc qu'il y en ait en elle, indépen-
damment de ces dispositions en vertu desquelles les
choses extérieures lui plaisent ou lui déplaisent, une
disposition plus intime qui remplisse à leur égard les
l'onctions qu'elles remplissent à l'égard des choses exté-
rieures. Shaftesbury appelle cette disposition un sens,
t il appelle ce sens lui-même le sens réfléchi ou le sens


moral. C'est lui qui a introduit dans la philosophie cette
célèbre dénomination. Les penchants de notre nature qui
agréent à ce sens et qu'il approuve sont moralement bons
par cela même; ceux qui lui répugnent et qu'il désap-
vouve sont moralement mauvais. La vertu consiste à
céder aux premiers et à ne pas céder aux seconds. 11 y a
coïncidence, mais non identité entre la bonté et la vertu :
la bonté est la prédominance naturelle dans le caractère
et la conduite des dispositions bienveillantes; la vertu
est la prédominance des mêmes dispositions produites
par l'action du sens réfléchi : ce qui implique l'opinion
expressément professée depuis par H ritcheson, que les
seuls penchants moralement bons sont les penchants bien-
v eillants. En quoi consiste, selon Shaftesbury, la supério-
rité de la vertu sur l'égoïsme? En ce que le développe-
ment des affections bienveillantes donne au sens réfléchi
un plaisir que ne lui donne pas le développement des
affections personnelles ; il y a plus de •bonbeur à céder




I


60 DIX-NEUVIEME LEÇON.•
aux premières qu'aux secondes. Dire que la vertu est
supérieure à l'égoïsme, c'est donc dire qu'elle nous rend
plus heureux.


Vous voyez, messieurs, que, dans ce système, le prin-
cipe qui distingue le bien du mal et découvre l'un et
J'autre est un instinct, mais un instinct spécial, dont c'est
la fonction propre et unique, et qui est parfaitement dis-
tinct des penchants bienveillants. Cet instinct représente
dans la doctrine ce que le sens commun appelle con-
science, et les philosophes la faculté morale. Voilà pour le
principe des qualifications morales. Quant au mobile
des détermina lions vertueuses, Shaftesbury ne s'explique
pas catégoriquement, et je ne voudrais pas le pousser
au delà de son opinion ; -mais il est évident que, quand
nous agissons bien, nous cédons tout ensemble et à la
force même des affections bienveillantes, et à•Y:action
que le sens moral exerce sur la volonté en sa qualité
de penchant. En considérant toutes nos affections, tant
bienveillantes que personnelles, comme des forces
égales, l'instinct moral serait destiné, en intervenant,
à faire pencher la balance en faveur de celles qu'il ap-
prouve; c'est en cela que consisterait sa suprématie,
suprématie de fait et non de droit ; et, à ce point de
vue, il serait le véritable mobile des déterminations
vertueuses. Si la pensée de Shaftesbury n'a pas été
jusque-là, du moins peut-on dire que son système y
conduit.


Sans avoir professé expressément la doctrine du sen-
timent moral, personne n'a plus contribué à son déve-
loppement que Butler, autre philosophe anglais du
commencement du xvim siècle, dont les ouvrages con-
tiennent le germe de quelques-unes des idées fonda-
mentales adoptées plus tel d par Hutcheson et par Hume.


SYSTàME SENTIMENTAL. — DOCTWINE, E rre. 61


Butler part, comme Shaftesbury, de la distinction de
nos tendances instinctives en personnelles et bienveil-
lantes ; mais ce qui le distingue, c'est qu'il a vu très-
nettement, et peut-être le premier, que les unes ne sont
pas moins désintéressées que les autres ; car l'objet des
premières comme celui des secondes est hors de nous,
et les premières, pas plus que les secondes, ne recher-
chent les choses comme moyens de bonheur. L'égoïsme,
aux yeux de Butler, n'est pas dans le développement
des tendances personnelles, mais dans la prédominance
réfléchie, et consentie par la volonté, de ces tendances.
ll distingue l'égoïsme de l'amour de soi, comme Rous-
seau l'a fait plus tard. Que veut l'amour de soi, quelle
est sa fin ? dit Butler; le plus grand plaisir ou le bon-
heur. Or, rien n'est plus contraire au bonheur que l'é-
goïsme; car, si, dans votre conduite, vous recherchez
principalement la satisfaction des tendances person-
nelles, loin d'arriver au plus grand plaisir vous arrive-
rez au , moindre, puisque vous vous priverez des
jouissances attachées à la satisfaction des tendances
bienveillantes, lesquelles sont un élément bien plus con-
sidérable du bonheur. L'égoïsme est un amour de soi
étroit, et, loin que ces deux choses soient identiques, elles
sont opposées. •


indépendamment de ces deux d i spositions réfléchies
et des dispositions instinctives bienveillantes et person-
nelles qu'elles présupposent, Butler admet un principe
supérieur, dont la fonction est d'apprécier moralement
ces différentes dispositions et de distinguer celles qui
sont bonnes de celles qui sont mauvaises. Ce principe, il
l'appelle conscience, comme tout le monde, et regarde ses
perceptions comme immédiates; ruais il n'en détermine
pas la nature, et laisse douter s'il le considérait comme




62 DIX-NEUVIÈME LEÇON.
un sens ou comme une faculté rationnelle. A cela près,
toutes ces idées ont été adoptées par les philosophes qui,
après lui, ont définitivement organisé la doctrine du
sens moral, et c'est à ce titre, messieurs, que j'ai dû vous
les signaler en passant.


Butler, messieurs, était un prédicateur, et Shaftesbury,
un homme du monde; Hutcheson était un métaphysicien
de profession. Il n'est donc pas étonnant que la doctrine
que les deux premiers n'avaient fait qu'indiquer, ait reçu
du dernier des développements et une précision plus
philosophiques. Shaftesbury et Butler n'ont eu que des
idées, Hutcheson a eu un système.


Irlandais et contemporain de Butler, Hutcheson a
consigné sa doctrine dans plusieurs ouvrages, entre
lesquels je ne vous citerai que le premier et le der-
nier, parce qu'ils nous la montrent à sa naissance et
sous la dernière forme qu'il lui a donnée. L'un est inti-
tulé : Recherches sur l'origine de nos idées de beauté et de
laideur, et de bien et de mal moral; l'autre, Système de
morale. Ce dernier n'a été publié qu'après la mort de
l'auteur.


La première chose que Hutcheson s'attache à établir,
c'est que nous désirons aussi immédiatement le bon-
heur des autres que le nôtre; en sorte que la bienveil-
lance ne peut pas plus s'expliquer par l'égoïsme, que
l'égoïsme par la bienveillance. Pour le démontrer, il
parcourt toutes les explications qu'on a données de la
bienveillance, et prouve successivement qu'elles sont
démenties par les faits. Ainsi, nous ne désirons pas le
bien des autres, parce que ce désir nous est agréable,
ni parce qu'il est approuvé par la morale, ni parce
qu'en faisant le bien des autres ils feront le nôtre, ni
parce que Dieu nous en récom pensera, ni parce que le


SYSTÈME SENTIMENTAL. — DOCTRINE, ETC. 63
spectacle du mal d'autrui nous est pénible et celui de
son bonheur agréable. Nous le désirons, parce qu'il y a
en nous un penchant primitif qui aspire au bonheur
d'autrui comme à sa fin dernière : la bienveillance est
irréductible.


Il y e donc en nous deux classes d'affections très-dis-
tinctes : les unes qui nous poussent a, notre bonheur, les
autres au bonheur de nos semblables.


Mais ces deux fins ne sont pas les seules qui se révè-
lent en nous; il y en a une troisième qui s'y découvre,
et qu'on ne peut résoudre ni dans l'une ni dans l'autre :
cette fin est celle du bien moral. L'idée du bien moral
n'est pas plus celle de notre bien que celle du bien
d'autrui ; elle ne peut s'expliquer par aucune autre ;
elle est primitive, simple et irréductible.


Hutcheson établit cette deuxième proposition comme
il a établi la première , et démontre successivement
que, par bien moral, nous n'entendons ni ce qui nous
donne du plaisir en satisfaisant notre bienveillance, ni
ce qui est utile à l'agent, ni ce qui est agréable au spec-
tateur, ni ce qui est conforme à la volonté de Dieu, ou
à l'ordre , ou à la vérité, ou aux lois, ni aucune autre
idée différente de celle-là même que le mot exprime, et
qui est. aussi simple, aussi primitive, aussi inexplicable
par une autre, que celle de saveur ou d'odeur.


De cette originalité et de cette simplicité de l'idée du
bien moral, Hutcheson conclut que la qualité qu'elle re-
présente ne peut être perçue que par un sens, car c'est
Par les sens que sont perçues toutes les qualités simples
des choses, et qu'elle ne peut l'être que par un sens
spécial, puisque cette qualité est distincte de toute autre.


Deux circonstances, messieurs, confirment Hutcheson
dans son opinion. La première, c'est que la perception


'il




DIX-NEUVIÈME LEÇON.
de cette qualité est accompagnée de plaisir, ce qui est
le propre de toutes les perceptions sensibles; la seconde,
c'est que le bien moral nous apparaît comme une fin et
un motif d'agir, et que l'entendement ne peut découvrir
aucune de nos fins, ni exercer aucune action sur notre
volonté.


Je vous prie, messieurs, de remarquer cette dernière
opinion; elle est commune à tous les philosophes in-
stinctifs sans exception; et c'est elle qui les détermine à
aller chercher dans la sensibilité, et non dans la raison,
le principe du désinteressement. J'examinerai plus tard
les motifs sur lesquels ils essayent de la fonder ; aujour-
d'hui j'expose et n'examine pas.


C'est donc par un sens qu'est perçue, selon %telle-
son, la bonté morale, et cette perception est accompa-
gnée de plaisir, comme celle de la méchanceté morale
de déplaisir. Mais ce plaisir est la conséquence de la
qualité découverte, et la présuppose; on ne peut donc
pas résoudre dans ce plaisir la bonté morale, ni l'ap-
probation que nous donnons aux choses où nous la
rencontrons : ce serait résoudre la cause dans l'effet, et
expliquer le principe par la conséquence.


Ce sens, messieurs, Hutcheson l'appelle le sens moral,
et c'est lui qui a rendu populaire cette dénomination,
créée par Shaftesbury. La qualité qu'il est fait pour per-
cevoir ne se rencontrant que dans les dispositions de
notre àme et les actions qui en résultent, ce sens n'est
pas externe, mais interne. Ce n'est pas le seul de cette
espèce que notre philosophe reconnaisse ; il en admet
beaucoup d'autres, et, dans la première partie de son
premier ouvrage, il démontre, par la même méthode,
l'existence d'un sens du beau, dent la fonction est de
percevoir la qualité originelle et irréductible de la beauté.


SYSTÈME SENTIMENTAL. — DOCTRIYE, ETC. 65
Du reste, cette circonstance d'être internes est la seule
différence qu'on puisse apercevoir entre cette classe de
sens et les sens extérieurs. Quoique Hutcheson déclare
qu'ils ne sont pas de la nature basse et grossière de
Ceux-ci, il les soumet aux mêmes lois et les revêt des
mêmes caractères. Ainsi , le sens moral est une faculté
de la sensibilité ; elle est affectée immédiatement par la
qualité morale comme le goût par les saveurs; il s'en-
suit des sensations agréables ou désagréables, dans un
cas comme clans l'autre, et un penchant ou une répu-
gnance que Hutcheson essaye en vain de déguiser, dans
le premier, sous les dénominations d'approbation et de
désapprobation ; enfin le sens moral, comme les sens
externes, est susceptible de perfectionnement.


Toutefois, messieurs , Hu tcheson doue le sens moral
d'un caractère bien important. Selon lui, il est destiné à
gouverner toutes les facultés de notre nature. Hutcheson
aurait beaucoup fait pour son système, s'il avait montré
d'où vient au sens moral cette autorité ; malheureuse-
ment toute sa preuve se réduit à dire que nous en avons
la conscience immédiate. Il est vrai que nous avons une
conscience immédiate que chaque sens est juge sou-
verain dans les matières qui se l'apportent à la qualité
qu'il perçoit, et que clans ces matières il gouverne toutes
nos autres facultés ; mais, à ce compte, la qualité morale
serait placée au même rang que les odeurs, les saveurs,
la beauté, et le sens moral n'aurait pas une souverai-
neté plus étendue que ceux du beau, de l'odorat et du
goûi. Jr, ce n'est pas là ce qu'atteste la conscience. La
conscience atteste que le bien moral est une fin su-
périeure à toutes les autres, et à laquelle toutes les au-
tres doivent être subordonnées. C'est là ce qu'il fallait
expliquer, et ce que Iluteheson se contente d'affirmer :


H-




66 DIX-NEUVIÈME LEÇON.
le titre de la fin morale à être poursuivie de préférence
à toute autre n'apparaît pas dans son système.


Le sens moral posé, Hutcheson cherche quelles sont
les dispositions de notre âme dans lesquelles ce sens
découvre la bonté morale , et que, par conséquent , il
approuve; et il exclut formellement de ce nombre toutes
celles qui ont pour fin notre bonheur. Il suffit qu'à un
degré quelconque nous ayons, en agissant, notre pro-
pre bien en vue, pour que par cela même notre action
ne soit pas vertueuse. Elle peut être innocente, elle ne
saurait être morale. Il semble résulter de là que les dis-
positions et les actions bienveillantes sont les seuls ob-
jets de l'approbation morale, et c'est bien aussi là l'o-
pinion de Hutcheson; toutefois, à ces dispositions il en
associe quelques autres, comme la véracité et le désir
de perfelion, qu'il ne caractérise que trè,s-vaguement,
et qui ne l'empêchent pas de déclarer que l'universelle
bienveillance constitue l'excellence morale, et que les
degrés de cette qualité coïncident exactement avec ceux
de la moralité.


Le rôle de la raison, dans un tel système, messieurs,
se réduit à combiner les moyens d'arriver aux diffé-
rentes fins que nos penchants et nos sens nous révèlent
d'une part, et nous engagent à poursuivre de l'autre.
Exclue du privilége, exclusivement attribué à la sensi-
bilité, de poser des buts à notre conduite et d'agir
directement sur notre volonté, elle n'est que l'humble
servante de nos instincts. Entre les instincts et leurs
fins, découvrir la route que la puissance exécutive doit
suivre , voilà son unique fonction, et vous voyez, mes-
sieurs, qu'elle est tout à fait secondaire.


Ainsi, dans notre nature, deux espèces de tendances,
les unes personnelles et les autres bienveillantes; à côté


SYSTÈME SENTIMENTAL. — DOCTRINE, ETC. 67
de ces tendances, un sens moral, qui perçoit immédia-
tement, dans les dispositions et les actes, la bonté et la
méchanceté morale, et qui ne découvre la première
que dans les dispositions 'qui ont pour fin le bonheur
des autres et dans les actes qui procèdent, du moins en
partie, de ces dispositions : telle est, en quatre mots,
la doctrine morale de Hutcheson. C'est dans le sens mo-
ral que réside exclusivement le principe de l'apprécia-
tion morale. Quant au mobile des déterminations ver-
tueuses, c'est un point sur lequel Hulcheson n'est pas
beaucoup plus précis que Shaftesbury; mais, comme il
n'hésite pas à déclarer que le sens moral n'est pas une
faculté purement perceptive , et qu'il reconnaît que,
comme tous les autres sens, il exerce une action sur la
volonté, on ne saurait douter que le sens moral ne soit
aussi à ses yeux le mobile moral. Toute détermination
vertueuse dérive donc en nous, selon Hutcheson , de
l'action propre des dispositions approuvées par le sens
moral, combinée avec celle de ce sens lui-même ; et
c'est ce dernier élément qui imprime à la détermination
le caractère moral.


Après Hutcheson, messieurs, Hume est le dernier des
représentants anglais de la doctrine du sens moral dont
je vous parlerai ; et ce n'est pas une concession que je
fais à la célébrité de ce grand métaphysicien ; la morale
de Ilume mériterait encore cette mention, comme la plus
ingénieuse de celles qui ont professé le dogme du sen-
timent moral, quand bien même son auteur n'aurait pas
été le fondateur du scepticisme moderne, et l'un des
penseurs les plus originaux de tous les temps. C'est dans
l'ouvrage intitulé : Recherche sur les principes de, la mo-
mie, qu'elle se trouve exposée. Voici comment Hume
procède dans ce traité.




68 .DIX-NEUVIÈME LEÇON.
Ce qu'il faut déterminer avant tout, selon lui, c'est la


qualité représentée par celte expression , bien moral,
qualité qui rend la disposition, l'action, le caractère qui
la possède, l'objet de l'approbation morale. Or, pour y
parvenir, il n'y qu'un moyen , dit Hume, c'est d'inter-
roger l'expérience; il parcourt donc toutes les actions,
et toutes les dispositions que le sens commun déclare
moralement bonnes et que les hommes s'accordent à
approuver, et, cherchant quel est le caractère commun
de toutes ces actions et dispositions diverses, il trouve
que la seule qualité que toutes possèdent, c'est l'utilité.
Mais quelle utilité ? celle de l'agent? celle de tel homme
plutôt que de tel autre? Non, mais l'utilité en général,
ou la tendance à produire une somme plus ou moins
grande de bien , quels que soient le nombre et là qua-
lité des personnes au profit desquelles elle soit pro-
duite.


Pour contrôler l'exactitude de cette première réponse,
Hume interroge l'expérience de diverses manières. L'ap-
probation morale a des degrés : il y a des dispositions et
des actes que nous approuvons davantage, d'autres que I
nous approuvons moins. Voit-on que ces degrés dans
l'approbation correspondent à ceux de l'utilité ? Hume
établit qu'il en est ainsi , et montre que l'approbation
croît et décroît comme l'utilité, et que ces deux choses
restent dans un parallélisme constant. Et c'est là ce qui
explique, dit-il, la plus grande approbation accordée
aux dispositions bienveillantes. Comme ces affections
tendent au bonheur des autres, c'est-à-dire en général
au bonheur de plusieurs et quelquefois de tous, tandis
que les affections personnelles ne peuvent tendre qu'à
celui d'un seul homme, c'est-à-dire de l'agent, les pre-
mières sont plus utiles que les secondes , et aussi les


SYSTÈME SENTIMENTAL. — DOCTRINE, ETC. 69
approuvons-nous davantage. Cette ingénieuse théorie
n'a pas seulement le mérite d'expliquer le rang que les
affections bienveillantes occupent dans l'échelle de la
moralité, elle a encore celui d'y laisser une place aux
affections personnelles. Vous voyez, en effet, que Hume
no condamne pas du tout ces dernières dispositions : sa
théorie lui donne le droit de les approuver ; car elles
sont utiles à quelqu'un, à l'agent. Quand deviennent-
elles indignes d'approbation? quand nous leur sacri-
fions les dispositions bienveillantes; et pourquoi? parce
qu'en préférant notre bien à celui des autres, nous pré-
férons la moindre utilité à la plus grande, tandis que
nous devrions préférer la plus grande à la moindre.
Voilà comment et à quel titre la poursuite de l'utilité
personnelle est désapprouvée ; mais, en elle-même,
nous l'approuvons; et la preuve, c'est que nous estimons
dans un homme beaucoup de qualités, par cela seul
qu'elles nous paraissent propres à assurer son bonheur :
ainsi, la prudence, l'habileté, l'économie. Tout ce qui
est utile est en soi moralement bon ; mais il n'est rien
(l'utile qui ne puisse devenir un objet de désapprobation,
s'il est préféré à quelque chose de plus utile.


Si l'utilité est le véritable objet de l'approbation, le
contraire de l'utilité doit être celui de la désapproba-
tion. Hume vérifie par le témoignage de l'expérience
cette seconde proposition qui est la contre-épreuve de
la première. Il montre que tout ce que nous désap-
prouvons est directement ou indirectement nuisible, et
que la désapprobation est toujours en raison directe du
mal que tend à produire ou du bien que tend à empê-
cher la chose désapprouvée.


L'analyse des qualités qui composent et constituent
ce que nous appelons le mérite personnel d'un homme




70 DIX-NEUVIÈME LEÇON.
lui fournit une autre confirmation de sa théorie sur
l'objet de l'approbation morale. Cette analyse le conduit
à ce résultat, que, de tous les éléments du mérite moral
d'un homme, il n'en est pas un qui ne vienne se ré-
soudre dans une qualité utile ou agréable à- lui-même
ou aux autres.


Hume explique fort ingénieusement, dans sa doctrine,
cette espèce de sympathie et d'appui que nos jugements
moraux trouvent dans les autres hommes, et qu'y ren-
contrent rarement nos jugements personnels. Que con-
statent et que déclarent les jugements moraux? ce qui
en soi est utile. Que constatent et que déclarent les ju-
gements personnels? ce qui est utile à celui qui les
porte. Or, le bien de l'un n'est pas celui de l'autre ; sou-
vent même il est le mal de l'autre; il est donc tout sim-
ple qu'en appréciant les choses du point de vue de leur
utilité personnelle, les hommes ne s'entendent pas ;
l'utilité personnelle est une chose relative. Il n'en est
pas de même de ce qui en soi est utile; l'utilité, ou la
tendance à produire du bien, est un fait que tous les
hommes voient de la môme manière ; dès qu'on cesse
de chercher relativement à qui cette utilité existe, pour
ne considérer que la question de savoir si elle existe,
tout le monde s'accorde. Or, c'est précisément de ce
point de vue que l'utilité est envisagée dans les juge-
ments moraux : car c'est là ce qui distingue les juge-
ments moraux des jugements personnels. Il n'est donc
pas étonnant que les premiers soient communs, et que
les seconds restent individuels, et que ceux-là trouvent
appui, sympathie, assentiment dans l'opinion d'autrui,
tandis que ceux-ci n'y rencontrent souvent qu'hostilité
et contradiction : la différence est parfaitement simple
et naturelle.


SYSTÈME SENTIMENTAL. — DOCTRINE, ETC. 71
Vous pouvez voir par ce petit nombre de traits, mes-


sieurs, quelle est la méthode-de Hume, et comment il
parvient à établir expérimentalement sa thèse: que dans
les dispositions comme dans les actions, et dans le ca-
ractère comme dans la conduite, ce que nous appelons
bien moral n'est autre chose que l'utilité , et qu'ainsi.
l'utilité est l'objet propre de l'approbation morale.


Mais ce n'est là qu'un fait, et il reste à expliquer
pourquoi nous approuvons l'utilité et désapprouvons la
qualité contraire, pourquoi nous qualifions l'une de
bien, l'autre de mal moral. C'est ici la question morale
elle-même. Nous savons en fait quelle qualité est l'objet
de l'approbation morale ; il s'agit de savoir pourquoi
elle en est l'objet.


La raison, dit Hume, peut bien déterminer et déter-
mine en effet ce qui est utile et ce qui est nuisible aux
hommes; mais si nous approuvons l'un et désapprou-
vons l'autre, si nous appelons l'un bien et l'autre mal,
ce ne peut être qu'en vertu d'un sentiment primitif de
notre nature, lequel nous fasse préférer l'utile au nui-
sible, comme un autre nous fait aimer le doux et haïr
l'amer. Ii faut donc qu'il y ait en nous un instinct qui
soit agréablement affecté par la vue de l'utilité, et désa-
gréablement affecté par la vue du contraire. Cet instinct
n'est pas l'amour de soi ; car l'amour de sdi nous fait
aimer ce qui nous est utile et non pas ce qui est utile ,
et c'est ce qui est utile en soi et indépendamment de
notre intérêt qui est l'objet de l'approbation morale.
Cet instinct est donc en nous un instinct spécial, par-
faitement distinct de l'égoïsme, avec lequel il est sou-
vent en opposition. Cet instinct, ou ce sens, est ce que
les hommes appellent conscience ou faculté morale;
Hume l'appelle l'humcmite; car c'est le bien des hommes




I
72 DIX-NEUVIÈME LEÇON.
comme tel, et indépendamment du nôtre, qui est son
objet propre.


Vous voyez, messieurs, que, tout en faisant de l'utilité
l'objet de l'approbation morale, Hume ne professe pas
l'égoïsme, et qu'il y a loin de son système à celui de
l'intérêt bien entendu, auquel on l'a quelquefois assi-
milé. Le bien moral, c'est l'utilité en soi, et non la nô-
tre; l'approbation morale est doublement désintéressée,
et parce qu'elle est instinctive, et parce qu'elle dérive
d'un instinct distinct de l'amour de soi.


Comme tous les partisans do la doctrine du sens mo-
ral, Hume laisse planer quelque obscurité sur le mobile
des déterminations morales; il est loin de-distinguer
nettement l'humanité, en tant que principe de qualifi-
cation, de l'humanité, en tant que mobile des détermi-
nations vertueuses. Cc qu'on peut dire, c'est que per-
sonne n'a plaidé avec plus de force l'incapacité de la
raison à poser aucune lin à l'homme et à exercer au-
cune action sur sa volonté. Ce qui nous détermine quand
nous agissons bien, c'est donc l'attrait que l'utilité
exerce sur nous, 'et la force des dispositions qui nous
poussent à notre bien et à celui des autres, dispositions
dont quelqu'une seconde toujours, dans chaque cas,
l'action propre du sens moral. Quant à ce qu'on appelle
vulgairement l'obligation morale, Hume n'en tient pas
grand compte. Ce qu'on décore de ce nom, dit-il, n'est
autre chose que cette vue très-vraie, qu'il y a plus de
bonheur à suivre les impulsions du sens moral, qu'à
obéir aux inspirations de l'intérêt personnel. Vous
voyez qu'on ne peut pas défigurer plus complétement
l'idée d'obligation : c'est une nécessité du système
instinctif, et, malgré tout son esprit, Hume e dû la su-
bir comme un autre.


SYSTÈME SENTIMENTAL. — DOCTRINE, ETC. 73
Je m'exposerais peut-être à quelques reproches de


votre p-art, messieurs, si, dans cette rapide revue des
principaux philosophes qui ont professé la doctrine du
sentiment moral, j'omettais entièrement deux noms cé-
lèbres, auxquels l'idée de cette doctrine se trouve asso-
ciée : je veux parler de Rousseau et de Jacobi. Quelques
mots me suffiront pour caractériser les opinions mo-
rales de ces deux philosophes, et me justifier de ne leur
accorder qu'une place secondaire dans cette leçon.


La profession de foi du Vicaire savoyard n'est pas
seulement un ouvrage admirable par le style, c'est en-
core, par la profondeur et la vérité des idées, une pro-
duction philosophique d'un ordre très-élevé. Malheu-
reusement, quoique peut-être la plus belle par la forme,
la partie morale de cette composition est sans compa-
raison la plus vague de toutes, et les autres écrits de
Rousseau ne fournissent rien qui fasse sortir de Pinde- -
termination, dans laquellela profession de foi les laisse,
ses idées sur ce sujet.


Rousseau déclare à plusieurs reprises que la connais-
sance du bien et du mal est l'oeuvre de la raison, mais
que c'est en vertu d'un penchant inné, qu'il appelle
conscience, que nous sommes déterminés à vouloir l'un
et à éviter l'autre. Le penchant moral sommeille en nous
dans l'enfance, dit-il, parce que le bien moral n'est pas
encore conçu; et c'est aussi pour cela que l'homme est
i ncapable de moralité et de liberté avant le développe-
ment de la raison. Tout cela est très-conséquent, et
rien n'est plus net quo cette doctrine. Par malheur,
quand il décrit d'une part la découverte du bien par la
raison, et de l'autre la puissance souveraine de la con-
science en nous, la distinction entre les deux fonctions
s'évanouit, et chacun des deux principes semble s'em-




74 DIX-NEUVIÈME LEÇON.
parer à lui seul du double rôle de nous faire connaître
le bien, et de nous déterminer à le pratiquer. D'un côté,
la raison nous est présentée comme la faculté qui dé-
robe la volonté humaine aux aveugles impulsions de
l'instinct, et la rend libre en la soumettant aux lois
obligatoires de l'ordre. De l'autre, la conscience ou le
sentiment nous est signalé comme l'infaillible instinct
qu'il suffit d'écouter pour distinguer le bien du mal, et
dont les décisions laissent bien loin les incertaines et
contradictoires spéculations de l'entendement. Il y a des
pages admirables, où Rousseau est entièrement dans les
voies de la morale rationnelle, et d'autres, non moins
admirables, où il est tout entier dans les principes de
la morale instinctive. Entre ces pages la conciliation me
parait impossible, et je pense que ceux qui ont classé
Rousseau dans l'école sentimentale ont mis dans ses
idées une précision qui n'y est pas. Tout ce qu'on
peut dire de lui, c'est qu'à l'exception de quelques
passages de ses premiers écrits, il est adversaire dé-
claré de la morale de l'intérêt. Personne n'a établi
d'une manière plus victorieuse et l'existence en nous
de penchants bienveillants innés, et, quand la raison
a conçu l'ordre, la réalité des déterminations vertueu-
ses. On peut donc dire avec certitude quelle théorie
Rousseau n'admettait pas en morale ; il est impossible,
si je ne me trompe, de déterminer avec précision la-
quelle il a professée.


Quant à Jacobi, messieurs, aux nombreuses analogies
qu'il a eues comme écrivain avec Rousseau il faut mal-
heureusement ajou ter l'indécision dans laquelle il a laissé •
comme philosophe ses idées sur les principes de la mo-
rale. Mais cette indécision est loin de dériver de la même
source : Rousseau n'a. été métaphysicien que par acci-


SYSTÈME SENTIMENTAL. - DOCTRINE, ETC. 75
dent, et tout annonce qu'il n'a pas même eu conscience
de ses contradictions sur la question morale. On peut
dire, au contraire, que c'est pour avoir profondément
médité sur ce problème et sur ceux qui le dominent, et
en avoir compris toutes les difficultés, que Jacobi s'est
refusé à préciser sa pensée. Il semble avoir mieux aimé
la laisser vague que la rendre fausse. Ce qu'il y a de dé-
cidé dans Jacobi, c'est de ne pas vouloir que l'idée du
bien moral soit le résultat d'une investigation de l'intel-
ligence; à ses yeux, cette idée est immédiate et irréduc-
tible; mais cette idée immédiate est-elle due, comme
l'ont pensé les Écossais, à une intuition de la raison,
ou, comme le croient les philosophes de l'école senti-
mentale, à un instinct de la sensibilité? Que cet instinct
soit un penchant, comme la sympathie, ou un sens,
comme l'a voulu Hutcheson, voilà le point sur lequel
Jacobi a varié. Il semble, au début, avoir incliné vers
la seconde hypothèse, et, dans les dernières années de la
vie, vers la première. Mais, ce qu'il y a de positif, c'est
qu'il ne s'est jamais complétement décidé, tant certains
phénomènes le reportaient vers l'une de ces deux opi-
nions, quand d'autres le sollicitaient à s'en éloigner.
Jacobi est donc aussi difficile à classer comme moraliste
que Rousseau, et vous voyez pourquoi je n'ai choisi
ni la doctrine de l'un, ni celle de l'autre, comme échan-
tillon de système sentimental.


lin dernier mot, messieurs, sur une théorie qui le
mérite par sa singularité. Elle appartient à Mackintosh,
et se trouve exposée dans son histoire de la philosophie.
morale, récemment traduite par un professeur de cette
faculté.


Mackintosh est un partisan déclaré de la morale du
sentiment; il en admet, sans hésiter, toutes les maxi-




0


76 DIX-NEUVIÈME LEÇON.
mes fondamentales; il croit à la réalité des détermina-
tions désintéressées, et refuse à la raison la capacité de
poser aucune fin à la conduite et d'exercer aucune ac-
tion sur la volonté; à ses yeux, en un mot, la conscience
morale est un principe sensible. Mais, ce qui le distingue,
c'est que, selon lui, ce principe n'est point primitif : il
se crée et se compose peu à peu; il est, comme il dit,
de formation secondaire : vous allez comprendre, mes-
sieurs, sa pensée.


Vous savez que l'amour de soi, ou ce penchant géné-
ral qui a pour fin dernière la satisfaction des tendances
de notre nature, n'est point primitif; il présuppose ces
tendances et le plaisir qui résulte de leur satisfaction,
puisqu'il a ce plaisir pour fin. L'amour de soi est donc
un principe de fonction secondaire. Mackintosh, qui le
reconnaît, estime qu'il en est de même de la conscience.
De même, dit-il, que, dans le phénomène de l'amour de
soi, le désir, qui était primitivement attaché à certains
objets extérieurs, est transporté au plaisir qui résulte de
la possession de ces objets, en sorte que ce qui était fin
devient moyen ; de même, clans le phénomène de la
conscience, le sentiment agréable ou pénible qui s'at-
tache naturellement à certaines affections, aux affections
bienveillantes d'une' part et haineuses de l'autre, par
exemple, se transporte, par l'association des idées, aux
volitions et aux actions qu'elles déterminent; en sorte
que ces volitions et ces actions finissent par devenir l'ob-
jet immédiat de notre amour- et de notre répugnance. 11
Se formaainsi en nous, par l'association des idées, une
agglomération de penchants et de répugnances secon-
claires, qui ont pour objet propre les déterminations mé-
mes de notre volonté, et dont l'ensemble forme cette
espèce de tact intérieur qu'on appelle conscience, et


SYSTÈME SENTIMENTAL. — DOCTRINE, ETC. 77
qui, sans aucune considération des résultats extérieurs
d'une détermination, l'approuve ou la blême en elle-
même et comme par un infaillible instinct, et, avec elle,
la disposition qui nous y pousse, et 'l'acte qui doit.en
résulter. Cet acte est plus développé chez un homme,
selon que l'association l'a enrichi d'un plus grand nom-
bre de ces penchants et de ces répugnances générales ;
et c'est ainsi que Mackintosh explique la variété infinie
de développement qui se remarque entre les consciences.
Tous les caractères que le sens commun reconnaît à la
faculté morale lui paraissent s'expliquer facilement
dans cette hypothèse : ils dérivent tous, selon lui, de
cette circonstance, que la conscience est la seule passion
qui ait pour objet immédiat les volitions et les actions
elles-mômes. Il en résulte d'abord qu'on la satisfait sans
faire usage d'aucun moyen, car, pour lui obéir, il suffit
de vouloir; en second lieu, qu'elle est indépendante,
car son objet est intérieur, et aucune cause extérieure
ne peut empêcher sa satisfaction; en troisième lieu,
qu'elle influe sur tout le caractère et la conduite, car
elle se place entre toute autre passion et son moyen de
satisfaction, qui est la volonté, tandis qu'aucune autre
passion ne peut se placer entre elle et son objet; en
quatrième lieu, que la violer est un désordre, car, étant
placée comme nous venons de le dire, à elle appartient
évidemment le contrôle de toutes les déterminations de
la volonté ; en cinquième lieu, qu'elle a l'autorité et le
droit de commandement universel, toujours par la
même raison, et aussi, parce qu'étant satisfaite par
un simple acte de volition, rien ne ressemble plus
à la relation de commandement et d'obéissance; en
sixième lieu, enfin, qu'elle est immuable, car elle ne
peut subir ni l'altération du moyen substitué à la fin,




78 DIX-NEUVIÈME LEÇON.
puisqu'elle va à sa fin sans moyen, ni celle de la
transformation de sa fin en moyen d'une fin ulté-
rieure, puisqu'elle s'arrête à l'action. Tels sont, mes-
sieurs, quelques-uns des signes auxquels Mackintosh
croit reconnaître que sa conscience est la vraie con-
science, et qu'elle possède tous les attributs que le
sens commun prête à celle-ci. Quant à son action sur la
volonté, elle se compose tout à la fois et de la puissance
propre aux dispositions primitives qu'elle fait triompher,
et du plaisir naturellement attaché au développement en
nous de ces dispositions, et de celui que produit en
nous la satisfaction même de cette disposition secon-
daire; car, à la satisfaction des passions de formation
secondaire s'attache un plaisir, comme à celle des pas-
sions primitives. Telle est, messieurs, en très-peu de
mots, la doctrine de Mackintosh; et vous voyez que,
pour faire de la conscience un sens dérivé, il ne la dé-
robe à aucune des objections auxquelles la laissent ex-
posée ceux•qui en font un sens primitif.


J'ai dû vous donner, messieurs, une idée rapide de
ces différents systèmes, pour vous rendre familière cette
grande nuance du système instinctif, qu'on appelle la
doctrine du sentiment moral. J'apprécierai d'une ma-
nière générale et dans ses éléments constitutifs le sys-
tème de l'instinct dans la prochaine leçon; après quoi.
j'arriverai aux systèmes rationnels, dont l'exposition
terminera cette revue de systèmes qui peut vous paraî-
tre longue, triais dont vous sentirez, l'utilité quand nous
en viendrons à poser, pour notre propre compte, et le
véritable principe des qualifications, et le véritable mo-
bile des déterminations morales.


VINGTIÈME LEÇON.


SYSTÈME SENTIMENTAL. - RÉSUMÉ.


MESSIEURS,


Jusqu'à présent j'ai considéré le système instinctif en
lui-même, et ma méthode de réfutation s'est réduite à
lui demander compte des notions dont tout système doit
expliquer l'origine. Je n'ai dit à Smith qu'une chose :
les notions morales existent dans l'esprit humain ; votre
système essaye d'en rendre compte; il n'y réussit pas;
donc il est faux; donc les choses se passent dans l'âme
humaine autrement qu'il ne l'enseigne.


Je prétends dans cette leçon résumer en peu de mots
le fond de cette réfutation prise dans le sein même du
système instinctif. Mais, à cette réfutation, j'en ajouterai
une autre plus intelligente et plus utile : je mettrai le
système instinctif en présence des véritables phéno-
mènes moraux de la nature humaine, et par là je mon-
trerai et ce qu'il a de vrai et ce qu'il a de faux sous -
toutes les formes qu'il peut revêtir. C'est ainsi que j'en
finirai avec cette grande classe de systèmes moraux.


Le système instinctif, messieurs, est le résultat de
deux préoccupations différentes, l'une contre l'égoïsme,
l'autre contre la raison. Tous les philosophes instinc-
t ifs laissent paraître cette double préoccupation ; mais,




80 • VINGTIÈME LEÇON.
tandis que la première est également visible chez
tous, il y en a quelques-uns chez lesquels la seconde
est particulièrement développée. Hume et Hutcheson
sont de ce nombre : les deux convictions qu'il existe des
déterminations désintéressées dans humaine, et
que la raison ne saurait être le principe de ces déter-
minations, éclatent dans leurs ouvrages avec la môme
évidence.


Les philosophés instinctifs, permettez-moi, messieurs,
de continuer à me servir de cette expression, disent,
contre l'égoïsme, que placer dans l'amour de soi le
mobile de toutes les déterminations humaines, c'est
professer que toutes ces déterminations sont intéressées,
et que ramener à notre bien toute espèce de bien, c'est
supposer que nous n'avons l'idée d'aucun autre. Or, di-
sent les philosophes instinctifs, l'observation dément
ces deux propositions; il y a dans l'âme humaine des
déterminations désintéressées, car nous n'agissons pas
toujours en vue de notre bien personnel, et, puisque
nous n'agissons pas toujours en vue de notre bien per-.
sonnel, il y a pour nous quelque autre bien que le nô-
tre; l'égoïsme a donc tort et dans sa prétention d'expli-
quer à lui seul toutes les déterminations de l'âme
humaine, et dans celle de ramener à l'idée d'un seul
bien, qui est le nôtre, toutes les idées de bien qui sont
en nous.


Voilà, contre l'égoïsme, l'opinion de tous les auteurs
qui ont professé sous une forme ou sous une autre le
système instinctif. Quant à la raison, ils lui font une
double objection. La raison, selon Hume et Hutcheson,
peut bien nous montrer les choses comme elles sont,
mais elle ne saurait nous les fdire apparaître comme
bonnes ou mauvaises. La bonté, disent-ils, est un ca-


SYSTÈME SENTIMENTAL. - RÉSUMÉ.


81


ractère essentiellement relatif; si une chose paraît bonne
à un être, c'est parce qu'il y a entre cette chose et la
nature de cet être un certain rapport; si elle lui paraît
mauvaise, c'est parce qu'il y a entre cette chose et cette
même nature un autre rapport : ce rapport, dans le
premier cas, c'est un rapport de convenance; dans le se-
cond, c'est un rapport de disconvenance. Or, comment
savoir si, entre notre nature et une chose, il y a le pre-
mier ou le second rapport, ou s'il n'y a ni l'un ni l'au-
tre? Notre nature seule peut le déclarer, et elle le dé-
clare en éprouvant à la vue de cette chose ou du plaisir
et un certain attrait, ou du déplaisir et une certaine
répugnance, ou enfin en n'éprouvant aucun de ces sen-
timents. Si donc nous étions purement intelligents et
raisonnables, tout pour nous demeurerait indifférent.
Pourquoi les choses revèlent-elles à nos yeux les carac-
tères de bonté et de méchanceté? Uniquement parce
que les unes agréent et que les autres déplaisent à notre
nature, c'est-à-dire rencontrent en elle des penchants
qu'elles blessent ou satisfont. Sans doute l'égoïsme se
trompe en supposant que tous ces penchants sont per-
sonnels, et viennent se résumer dans l'amour de nous-
mêmes ; mais admettre, pour échapper à l'égoïsme, qu'il
y ait un bien qui ne nous soit pas révélé par la sensibi-
lité, c'est une plus grande erreur encore. Donc la rai-
son est incapable de déterminer ce qui est bien ou ce
qui est mal pour l'homme; donc les distinctions mo-
rales ne peuvent émaner d'elle, et émanent inévitable-
ment de l'instinct : première objection des philosophes
instinctifs contre la raison.


La seconde est celle-ci : Ce qui ne nous paraît ni bon,
ni mauvais, nous est indifférent; nous ne pouvons pas
le vouloir ; nous ne pouvons vouloir que ce qui nous


Ii- 6




82 VINGTIÈME LEÇON.
paraît bon, et ne pas vouloir que ce qui nous paraît
mauvais. Or, à quelle faculté se révèlent le bien et le mal?
A la sensibilité et non à la raison. Aucune conception
de la raison ne pouvant avoir pour effet de nous pré-
senter une chose comme bonne ou mauvaise, aucune
ne peut agir sur notre volonté ; les penchants seuls de
la sensibilité le pouvant, tout motif d'action en émane ;
il n'y a donc que les penchants de la sensibilité qui puis-
sent agir sur notre volonté; les idées de la raison en sont
incapables. Que peut la raison'? Le bien une fois révélé
par l'instinct et désiré par le penchant; la raison peut dé-
terminer les moyens, nous éclairer sur les suites, et quel-
quefois, en considérant les choses sous uneface plutôt
que sous une autre, exciter ou ralentir le désir, mais
voilà tout; saris la sensibilité,l'hornme demeurerait par-
faitement indifférent à toutes choses, et il n'existerait
pour lui aucun motif d'agir. Donc la raison ne peut pas
plus être le mobile des déterminations nue le principe
des distinctions morales : seconde objection des philo-
sophes instinctifs contre la raison.


Vous voyez, messieurs, que, de ces deux préoccupa-
tions, l'une contre l'égoïsme, l'autre contre la raison,
il résultait que c'était dans les penchants de notre na-
ture que les philosophes instinctifs devaient chercher
tout à la fois et la source des idées du bien et du mal
moral, et le mobile des déterminations vertueuses ; ils
devaient donc repousser tout ensemble et le système
égoïste qui résout la notion du bien moral dans celle de
notre bien et ramène à l'amour de soi toute détermina-
tion, et le système rationnel qui place dans la raison
tout à la fois la source des notions et le mobile des
déterminations morales.


Maintenant, messieurs, voici ce qui arrive quand on


SYSTÈME SENTIMENTAL. - RÉSUME. 83
cherche dans les penchants de notre nature l'idée du
bien moral et le mobile qui nous détermine à poursui-
vre ce bien. A chaque penchant ou à chaque tendance
de notre nature correspond un objet qui plaît à ce pen-
chant et vers lequel il nous pousse. A ce titre, cet objet
est bon, car tout ce qui nous agrée est bon. Or, si cela
est vrai de tous les penchants de notre nature, et il est
impossible de le contester, il en résulte qu'il y a pour
nous autant de biens différents qu'il y a en nous de pen-
chants distincts. Aux penchants personnels correspon-
dent certains biens, aux penchants bienveillants cer-
tainsautres biens; et, comme il y aune foule de penchants
personnels distincts, et une foule de pf nchants bien-
veillants distincts, cela fait une foule de biens, qui le sont
tous au même titre; tous agréent en effet à quelque
penchant de notre nature, et nous sommes poussés vers
tous par quelque instinct de notre constitution. Il y a
donc une parfaite égalité de nature entre tous ces biens,
et une parfaite égalité d'autorité entre tous ces pen-
chants.


.laintenant, messieurs , figurez-vous un philosophe
instinctif, figurez-vous Smith, Hume, flutcheson, ve-
nant chercher parmi tous ces biens divers, qui le sont
tous au même titre, et parmi tous ces penchants, qui ont
tous la même autorité, venant chercher, dis-je, parmi
tous les biens, le bien moral, c'est-à-dire le bien su-
prême, le .bien qui l'est plus que tous les autres, puisque
tous les autres doivent lui être sacrifiés, et, parmi tous
ces penchants, le motif moral, le mol if souverain, celui
devant lequel tous les autres doivent plier, celui Qui
impose des devoirs, celui qui oblige, et imaginez leur
embarras. Il fallait absolument , parmi tous ces biens
divers en trouver un qui eùt quelque droit à être placé




VINGTIÈME LEÇON.
par-dessus tous les autres et à être appelé le véritable
bien ; il fallait absolument, parmi tous ces penchants,
en découvrir un qui eût quelque titre à être obéi de
préférence à tous les autres, et qu'on pût appeler obli-
gatoire. Ici le système instinctif rencontrait son véri-
table écueil; aussi est-ce en présence de cet écueil qu'il
s'est partagé, et, en cherchant à l'éviter, qu'il a revêtu une
double forme. En effet, dans cette situation difficile, les
philosophes instinctifs ont pris l'un un parti, l'autre un
autre : le type de ceux qui ont pris le premier parti,
c'est Smith; le type de ceux qui ont pris le second, c'est
Hume; on n'en a pas pris, on ne pouvait pas en prendre
un troisième.


Comment Smith s'est-il tiré . de la difficulté? Le voici:
entre tous ces biens égaux il en a tout simplement
choisi un, et il a déclaré que ce bien était le bien Moral
ou le vrai bien ; puis, parmi tous ces penchants égaux,
adoptant celui qui, dans la nature humaine, correspond
à ce bien , il l'a proclamé le motif moral , le motif qui
doit avoir la prépondérance en nous. Telle a été ;a so-
lution de Smith.


Mais à quel signe Smith a-t-il reconnu dans ce bien
particulier le véritable bien , et, dans le mobile qui
nous pousse vers ce bien, le motif moral? Quand on
a bien approfondi la doctrine de Smith, on trouve qu'en
dernière analyse sa seule réponse à cette question est
celle-ci : c'est que ce bien , et, par conséquent, le pen-
chant qui nous y pousse, coïncident avec ce que le sens
commun appelle le bien d'une part, et le devoirde l'autre.


Écartez toutes les raisons spécieuses par lesquelles
Smith cherche à justifier le privilège qu'il accorde à ce
bien particulier, vous trouverez qu'en définitive la pré-
férence qu'il lui donne n'a d'autre appui que cette coïn-


SYSTÈME SENTIMENTAL. — IiÉSEr mÉ. 85
cidence, et qu'elle est le signe auquel il se fie pour recon-
naître dans la fin de l'instinct sympathique le véritable
bien moral.


Vous vous souvenez, messieurs, que j'ai nié cette
coïncidence, et que Smith lui-même a reconnu qu'elle
n'était po in t com plète ; mais admettons-la : qu'est-ce que
le sens commun? C'est l'intelligence humaine, chez
vous, chez moi, chez tous les hommes ; si donc le sens
commun affirme que le bien particulier vers lequel nous
pousse l'instinct sympathique est le véritable bien, il
faut que l'intelligence humaine aperçoive dans ce bien
particulier quelque chose qui le rend supérieur à tous
les autres, ou, dans l'instinct sympathique qui nous y
pousse, quelque titre à Mre obéi de préférence à tout
autre mobile. Mais si l'intelligence humaine a ce pou-
voir dans le commun des hommes, à plus forte raison
l'avait-elle dans un philosophe aussi distingué que
Smith ; au lieu donc de nous renvoyer au sens com-
mun, il eût été plus simple de nous dire ou le titre du
bien sympathique à être préféré, ou celui de l'instinct
sympathique à être obéi. Si Smith ne l'a pas fait, mes-
sieurs, c'est qu'il n'a pu le faire. Ainsi, sa raison pour
considérer le bien sympathique comme le véritable bien
est un pur paralogisme ; elle ne fait que déplacer la
question et en renvoyer la solution au sens commun,
lequel ne saurait faire la preuve que Smith no fait pas,
car cette preuve est impossible.


Le parti pris par Hume et par liutcheson est tout dif-
férent. La raison pour laquelle ils reconnaissent dans
les biens particuliers, vers lesquels nous poussent cer-
tains penchants, le véritable bien, est celle-ci : c'est
qu'un instinct spécial, qu'ils créent dans l'esprit humain,
est agréablement affecté par ces biens particuliers et




86 VINGTIÈME LEÇON.
par les penchants qui nous y poussent, tandis qu'il est
désagréablement affecté par les antres biens et les autres
penchants de notre nature. Ainsi, il y a dans notre na-
ture beaucoup de penchants divers et de biens corres-
pondants; tous ces penchants et tous ces biens seraient
parfaitement égaux, s'il n'existait en nous un penchant
qui a pour objet propre tous ces penchants et tous ces
biens, et auquel les uns paraissent bons parce qu'ils lui
agréent, et les autres mauvais parce qu'ils lui déplai-
sent; et, comme ce penchant est précisément le sens
moral, il s'ensuit que ce qui lui agrée est le bien moral,
et ce qui lui déplaît le mal moral. Telle est la solution
de Hume et de Butcheson.


Comme ce penchant nouveau est tout à fait de la
création des philosophes qui l'admettent, rien n'était
plus facile que de faire coïncider ses décisions avec
celles du véritable principe des distinctions morales, et
si Hutcheson ne l'a pas fait, Hume, plus habile, n'y a
pas manqué. Ce système peut donc échapper à l'objec-
tion de non-coïncidence, la pemière que nous ayons
faite à celui de Smith; mais il n'échappe pas à la se-
conde. En effet, ce sens moral, introduit par Hume et
Hutcheson, est encore un penchant; et, si c'est un pen-
chant, le bien vers lequel il nous pousse est un bien par-
ticulier de notre nature, et ce bien n'a pas de supério-
rité sur les autres; d'un autre côté, le sens moral, n'étant
qu'un penchant, est égal à tous les autres; il n'a donc
pas plus d'autorité; il ne saurait donc en communiquer
aux penchants qui lui agréent, ni en ôter aux penchants
qui ne lui agréent pas. La seule chose qu'on puisse dire,
c'est que les penchants qui agréent au sens moral peu-
vent trouver en lui un appui que les autres n'y trouvent
pas. En d'autres ternies, nous serons, si l'on veut,


SYSTÈME SENTIMENTAL. — RÉSUMÉ. 87
poussés vers certains biens, non-seulement par les pen-
chants dont ces biens sont les objets propres, mais en-
core par le penchant moral à qui ces penchants agréent.
Mais qu'importe'? pour être double, cette impulsion
n'en a pas plus d'autorité car l'autorité n'est pas dans
la force. La supériorité de force ne résulte pas méme de
l'hypothèse : car souvent deux penchants nous poussent
vers une chose, et un seul vers une autre, et le pen-
chant unique l'emporte sur les deux autres réunis. En
sorte que l'hypothèse du sens moral n'est pas plus heu-
reuse que l'autre, et n'explique pas davantage à quel
titre un certain bien doit être poursuivi et un certain
penchant de notre nature obéit de préférence à tous les
autres, ce qui est la difficulté fondamentale du système
i n s
c tif.
Telles sont, messieurs, les deux formes qu'a prises le


système instinctif, et vous voyez que sous l'une et l'autre
il est impuissant à rendre compte des faits moraux de
la nature humaine. D'une part, il n'y a aucun penchant
réel de la nature humaine dont les impulsions coïnci-
dent exactement avec les dérisions de la faculté morale,
et le système instinctif ne peut arriver à cette coïnci-
dence que par la création arbitraire, et contraire aux
faits, d'un penchant ou d'un sens moral. D'autre part,
même après la création de ce penchant spécial, le sys-
tème instinctif échoue à expliquer la véritable nature
des notions morales. Car il lui est impossible de rendre
compte de l'autorité que possède le motif moral et de la
légitimité exclusivement attachée au bien moral : ce qui
l'oblige à nier ou à défigurer les notions de loi, d'o-
bligationde devoir, de droit, et toutes celles qui en
dépendent.


Voilà, messieurs, en très-peu de mots, et le résumé




4


4


88 VINGTIÈME LEÇON.
des principes fondamentaux du système instinctif, et la
réfutation de ce système, en ne le considérant qu'en lui-
même, et en se bornant à lui demander compte des no-
tions dont tout système moral doit expliquer l'origine et
la formation.


Maintenant, pour arriver à une appréciation plus
exacte de la doctrine instinctive, il faut quitter ce point
de vue purement négatif', et, plaçant le système en pré-
sence de la réalité qu'il a la. prétention d'exprimer, mon-
trer par où il la représente et par où il la défigure.
C'est le seul moyen, comme je vous l'ai déjà dit plu-
sieurs fois, de découvrir les prétextes de ce système dans
la nature humaine, et de séparer -d'une manière dire
les éléments vrais et les éléments faux qu'il contient. Il
est inutile, pour procéder à cette confrontation, de vous
remettre sous les yeux le tableau des faits moraux de la
nature humaine; je l'ai déjà, à plusieurs reprises, dé-
roulé devant vous, et recommencer serait inutile et fas-
tidieux. Vous avez présentes à l'esprit et la réalité d'une
part, et l'image qu'en donne le système instinctif de
l'autre; vous saisirez donc sans peine la portée des ob-
servations que je vais vous soumettre.


Sur trois modes de détermination, que l'observation
constate en nous, vous savez, messieurs, que le système
égoïste en supprime deux. Il méconnaît également et
ce premier fait, que la raison s'élève à la conception
d'un bien absolu, supérieur au nôtre, et ce second fait,
que les penchants de notre nature aspirent à leurs ob-
jets respectifs comme à leurs fins dernières , et sans
aucune vue de la satisfaction et du plaisir que ces objets
produiront en nous. L'erreur psychologique du système
instinctif est moins étendue; car, sans nier la détermi-
nation égoïste, il rétablit la détermination instinctive,


SYSTÈME SENTIMENTAL. - RÉSUMÉ. 89
et ne méconnaît que la détermination rationnelle. Pré-
cisément parce que le système égoïste n'a vu que la dé-
termination égoïste, il l'a parfaitement décrite, et a mis
dans une éclatante lumière toute l'importance en nous
de ce mode de détermination. Les philosophes de l'é-
cole sentimentale ont rendu à la philosophie le même
service relativement à la détermination instinctive : nou-
seulement ils l'ont admirablement distinguée de la dé-
termination égoïste, mais ils ont fait ressortir dans toute
son étendue le rôle considérable des penchants primi-
tifs et secondaires dans le développement de la nature
humaine, et fort avancé la branche importante de là
psychologie qui a pour objet celte partie obscure et dé-
licate de notre constitution. Là est la gloire des philoso-
phes qui ont professé le système instinctif; et c'est en
grande partie à la méprise fondamentale dans laquelle
ils sont tombés qu'ils doivent de l'avoir recueillie. S'ils
avaient reconnu la détermination rationnelle comme ils
ont reconnu la détermination instinctive, il ne se seraient
point vus dans la nécessité de tirer de l'instinct l'expli-
cation des phénomènes qui n'en viennent pas, et ils
l'auraient moins profondément étudié.


Le système égoïste, supprimant deux modes de nos
d éterminations, a dû rendre compte, par le seul qu'il
laissât subsister, de tous les faits et de toutes les notions
morales de notre nature : entreprise monstrueuse, et
dont l'issue ne pouvait revêtir aucune apparence de suc-
cès. Celle à laquelle les philosophes instinctifs se sont
trouvés condamnés par la suppression de la détermi-
nation rationnelle, répugnant beaucoup moins au sens
moral de l'humanité, devait conduire à des résultats
beaucoup plus susceptibles de l'abuser. Qu'on dise aux
hommes qu'ils sont incapables de désintéressement, la




90 VINGTIblE LEÇON.
proposition les choque, parce qu'elle est directement
contraire au témoignage de la conscience. Mais qu'une
doctrine admette le désintéressement et se borne à sou-
tenir qu'il a son principe dans le sentiment et non dans
la raison, l'humanité ne trouve rien dans cette préten
lion qui la blesse; car si le désintéressement est pour
tontes les consciences un fait très-évident, la source
d'où il émane est cachée et ne se révèle qu'à l'investiga-
tion du philosophe. Or, cette prétention est précisément
celle du système instinctif. Admettant le désintéresse-
ment comme fait, il coïncide avec le sens commun de
l'humanité; méconnaissant la détermination rationnelle,
il lui reste à expliquer par-devant les philosophes le dés-
intéressement par l'instinct, puis, le système rationnel
introduisant une explication opposée, à réfuter cette
explication. Telle a été la double tâche imposée aux phi-
losophes instinctifs par la suppression de la détermina-
tion rationnelle. Je rappelle qu'elle n'a rien qui choque
le sens commun ; j'ajoute que, quoique aussi impossible
à mener à fin que celle de l'égoïsme, elle pouvait ne pas
le paraître. Beaucoup de faits sont de nature à attirer
l'esprit vers cette solution du problème moral, et beau-
coup d'autres semblent la confirmer, quand ils ne sont
pas soigneusement analysés. En un mot, la doctrine
sentimentale repose sur des vues erronées, mais qui
contiennent assez de vérité pour séduire de bons esprits.
C'est ce mélange de vérité et d'erreur dans les idées fon-
damentales du système instinctif qu'il s'agit de démêler.
Je le ferai en très-peu de mois et en me bornant aux
points capitaux.


En premier lieu, messieurs, tous les philosophes
instinctifs admettent le fait des déterminations désinté-
ressées, et tous en rendent compte par le désintéresse-


SYSTÈME SENTIMENTAL. — RÉSUMÉ. 91
ment des penchants de notre nature; en d'autres termes,
te type de la détermination désintéressée est à leurs
yeux la détermination instinctive. Le prétexte et le vice
de cette doctrine sont également faciles à apercevoir.
Si, par désintéressement, on entend simplement l'ab-
sence du motif égoïste, à coup sûr il y a désintéresse-
ment dans la détermination instinctive ; car, en cédant
à un penchant, nous n'avons en vue que l'objet parti-
culier vers lequel il nous pousse, et nullement, comme
dans la détermination égoïste, la plus grande satisfac-
tion de notre nature. Il y a donc absence d'égoïsme
dans notre intention, et, à ce titre, on a le droit de
dire qu'elle est désintéressée. Mais est-ce-là, messieurs,
le véritable désintéressement? Tant s'en faut; car celui-
là est purement négatif, et il y en a un autre qui est
positif, et dont le type ne se trouve que dans la détermi-
nation morale. Dans la détermination instinctive, le
désintéressement n'est que l'absence du motif intéressé ;
dans la détermination morale, le désintéressement est
le sacrifice de ce motif. Au fond, clans la détermination
instinctive, le mobile est personnel ; seulement l'agent
l'ignore; tandis que, dans la détermination égoïste, il
ne l'ignore pas. Dans la détermination morale, au con-
traire, le mobile est impersonnel, et l'agent le sait. Ici
se révèle le véritable désintéressement. Pour être pure
d'égoïsme, la détermination instinctive n'en contient
pas le contraire; le contraire de l'égoïsme ne se ren-
contre que dans la détermination morale; là, seule-
ment, il y a sacrifice du moi à ce qui n'est pas lui; là
seulement s'accomplit ce phénomène remarquable d'un
être qui s'intéresse à un bien qui n'est pas le sien, et
qui le poursuit alors même qu'il exige le sacrifice du
sien. Il n'y a pas dévouement possible dans la détermi-




92 VINGTIÈME LEÇON.
nation instinctive ; il y a toujours dévouement dans la
détermination morale, alors même que le bien absolu
coïncide avec le bien personnel ; car c'est en vue du pre-
mier et non du second que la détermination est prise.
Ainsi, le système instinctif a raison de considérer la dé-
termination instinctive comme désintéressée; mais il a
tort de prendre ce désintéressement pour le véritable.
La notion du véritable désintéressement reste inexpli-
quée clans ce système, et vous voyez la part du vrai et
celle du faux dans ce premier dogme fondamental de la
doctrine instinctive.


Le même mélange de vérité et d'erreur se rencontre
dans cet autre dogme fondamental, que la raison est
incapable de découvrir aucun bien, et que cette décou-
verte est le privilége exclusif de l'instinct. Sans aucun
doute, ce n'est pas la raison, mais l'instinct, qui me ré-
vèle ce que désire nia nature et ce qui lui agrée; et, tant
que le mot bien n'a pas d'autre sens, l'opinion des phi-
losophes instinctifs est exacte. Elle l'est donc clans le
cercle de l'égoïsme, comme dans celui de l'instinct,
quoique la raison intervienne dans l'égoïsme; car l'in-
tervention de la raison dans l'égoïsme est purement
empirique. Que fait la raison dans l'égoïsme? Elle s'ap-
plique aux différents objets déclarés bons par l'instinct,
et, dégageant la circonstance commune par laquelle ils
sont bons, qui est que notre nature les désire et qu'ils
lui plaisent, elle concentre dans cette circonstance l'idée
de bien, dispersée par l'instinct sur tous les objets qui la
possèdent. La raison, .dans l'égoïsme, ne crée donc pas,
elle ne fait que dégager; l'instinct ne lui fournit pas
seulement tous les éléments du bien, il lui en fournit
encore l'idée; en d'autres termes, le bien, pour l'é-
goïsme, c'est ce que ma nature désire, et c'est l'instinct


SYSTÈME SENTIMENTAL. — RÉSUMÉ.
93


qui lui apprend que ma nature désire certaines choses,
et quelles sont les choses qu'elle désire. Jusque-là
donc le système instinctif est vrai, et il le serait coin-
piétement si c'était là tout. Mais, l'idée de ce qui plaît à
ma nature et de ce qu'elle désire ainsi formée, la rai-
son ne s'arrête pas; elle passe outre, et conçoit que
tout a une tin, que l'homme en a une, et que, la fin de
tout. étant le bien absolu, la fin de l'homme, qui en est
un élément, est à ce litre bonne en elle-même. Ici la
raison cesse d'être empirique, c'est-à-dire de résumer
ce que l'instinct lui a donné; elle crée; car ni la con-
ception universelle que tout a .une lin, ni l'équation
absolue de l'idée de fin et. de celle de bien, ni l'applica-
tion à l'homme de ces deux conceptions, ne sont don-
nées par l'instinct. De telles conceptions, étant univer-
selles et absolues, dépassent tout ce que l'instinct peut
nous révéler, et ne peuvent émaner que de la faculté
qui conçoit l'universel, c'est-à-dire dela raison intuitive.
Or, messieurs, ces conceptions sont des faits incontes-
tables de notre nature, et elles engendrent une idée du
bien, absolue comme elles, d'où émane à son tour une
idée de notre bien, parfaitement différente de celle qui
sort et qui seule peut sortir de l'instinct. Voilà, mes-
sieurs, ce que les philosophes instinctifs n'ont pas vu.
t cuCleqi u'ils n'ont pas vu davantage, c'est que, si la raison
consent à la définition du bien donnée par l'instinct,
c'est à ce seul titre qu'elle coïncide avec sa vraie défini-


conçue à priori. En effet, l'idée que l'homme a une
fi n, et que cette fin est son véritable bien, une fois con-
çue, il devient évident à notre raison que ce que désire
la nature de l'homme est précisément cette fin; et c'est
P o urquoi notre raison accepte l'équation de notre bien
el de ce que désire notre nature; elle n'est vraie que par


4




94 VINGTIÈME LEÇON.


là; et c'est quand elle l'a acceptée, et parce qu'elle l'a
acceptée, que notre raison se sert de l'instinct pour
déterminer quelle est notre fin; car si c'est la raison
seule qui peut nous révéler que nous avons une lin et
que cette fin est notre bien , ce sont les instincts seuls
qui nous révèlent les éléments de cette fin, c'est-à-dire
les différents buts spéciaux dont elle se compose. Voilà,
messieurs, ce qui a trompé surtout les philosophes in-
stinctifs. Ils ont vu que, si notre nature ne parlait pas,
que si elle ne se révélait pas par les penchants, la rai-
son ne pourrait deviner queue est sa fin, ni par consé-
quent son bien. Mais ils n'ont pas vu que la raison ne
pouvait lire cette révélation dans nos penchants qu'à la
condition (le savoir que nous avons une fin, que cette
tin est notre bien, et que nos penchants doivent la ré-
véler : trois idées que le spectacle de nos penchants ne
peut lui donner, parce qu'il ne les confient pas, et qu'il
faut par conséquent qu'elle tire de son propre sein.
Ainsi, loin qu'il soit vrai de dire que la raison est inca-
pable de découvrir aucun bien, il est vrai de dire, au
contraire, que d'elle seule émane l'idée du bien. La
raison pose l'idée du bien en soi, et en déduit l'idée dut,
nôtre et de tout être possible, plus la méthode à suivre
pour déterminer en quoi consiste le bien d'un
donné : voilà ce qu'elle fait à priori et sans l'instinct
Après quoi elle devient empirique, et, appliquant à'
l'homme cette méthode qu'elle a conçue, elle interro
les penchants de notre nature qui lui révèlent en quoi
consiste notre bien ou quels sont les éléments speciaià
de notre lin : voilà ce qu'elle fait à posteriori et avec
secours de l'instinct. Supprimez ces conceptions de
,raison intuitive, et bornez-volis à appliquer empiriqu
ment la raison à l'instinct, vous apprendrez ce que d


SYSTÈME SENTIMENTAL. — RÉSUMÉ. 95
sire notre nature, mais rien de plus; car c'est là tout ce
que dit l'instinct. Quant à savoir si ce que désire notre
nature est notre véritable bien ou même est un bien,
non-seulement vous ne l'apprendrez pas, mais vous
n'imaginerez pas même de poser la question ; car cette
question présuppose l'idée du bien que vous n'aurez
pas. L'idée du bien est déjà un paralogisme dans la
philosophie de l'instinct et dans celle de l'égoïsme; car
elle n'est point contenue dans les éléments de la nature
humaine qu'elles reconnaissent.


Il vous est aisé maintenant d'apercevoir ce qu'il y a
de vrai et ce qu'il y a de faux dans cette opinion des
philosophes instinctifs, que tout bien est relatif. D'abord
cela est faux du bien absolu : car ce qui est relatif à la
nature de Dieu, c'est-à-dire de l'être nécessaire, n'est
point relatif. Cela est faux en second lieu, du bien mo-
ral : car quelle que soit la nature d'un être intelligent et
libre, il est absolument bien qu'il aille à sa fin. La pro-
position ne peut donc s'appliquer qu'aux biens particu-
liers des différents êtres, et encore dans cette applica-
tion elle n'est exacte qu'à moitié, car, dans la notion du
bien particulier d'un être, tout n'est point relatif. Ce
qui n'est point relatif, mais absolu dans cette notion,
c'est l'idée même du bien; car, n'y eût-il aucun être, ou
la nature de tous les êtres fût-elle changée, il resterait
vrai que la fin d'un être est son bien. Ce qui n'est point
absolu, mais relatif dans cette notion , c'est la nature
même de cette lin ou de ce bien; car, changez la nature
d'un être, vous changez par cela même sa destination
eu son bien; faites que la nature de l'abeille devienne
celle de l'homme, le bien de l'abeille change et devient
celui de l'homme, et réciproquement. Tout bien parti-
culier est donc relatif; mais il y a dans tout bien par-




I
96 VINGTIÈME LEÇON.
ticulier un élément qui ne l'est pas, celui-là même qui
lui communique le caractère de bien, savoir ce fait
d'être la fin d'un être, et, par conséquent, une fraction
du bien en soi ou de l' m'Ire universel. Si je n'évitais 9.
avec le plus grand soin toute expression scolastique, je
dirais , messieurs , que tout bien particulier est relatif
par sa matière et absolu par sa forme; mais je ne vois
pas . ce qu'une telle expression prêterait de clarté à
une idée parfaitement simple en elle-même. L'assertion
de Hume, que tout bien est relatif, est donc à moitié
vraie et à moitié fausse, et c'est là le caractère néces-
saire et commun de toutes les maximes fondamentales
d'une philosophie qui, dans l'explication des phéno-
mènes de notre nature, ne tient point compte de tous
les éléments qui la composent.


On retrouve ce caractère dans la troisième maxime
fondamentale de la philosophie instinctive, que la raiiik
son ne peut agir sur notre volonté, et que le désir seul
a le pouvoir, et, par conséquent, le privilège de la dé-
terminer. Il est certain que, tant que la raison n'a pas
conçu le bien absolu , rien n'était bien pour nous qu'à
ce titre que nous le désirons, rien ne peut déterminer
notre volonté que le désir. En d'autres termes, avant la
découverte du bien absolu, nous ne pouvons agir qu'en
vue de l'un des biens particuliers auxquels nous poussent
nos penchants, ou qu'en vue de notre plus grand bien,
c'est-à-dire de la plus grande satisfaction de tous nos
penchants. Or, dans le premier cas assurément, c'est
toujours à un de nos penchants primitifs que nous obéis-
sons; et dans le second, c'est à ce penchant de forma-
tion secondaire, qu'on appelle l'amour de soi. Avant la
découverte du bien absolu, le système instinctif a donc
raison : rien n'agit sur notre volonté que nos penchants;


SYSTÈME SENTIMENTAL. - RÉSUMÉ.
97


et, comme il nie que jamais cette découverte se fasse, il
est conséquent d'affirmer que jamais la raison n'agit sur
notre volonté. Mais si l'on rétablit le fait nié de la con-
ception du bien absolu, le fait, également nié, de l'action
de la raison sur la volonté se retrouve : en effet, le jour
oh le bien absolu est compris, ce jour-la apparaît un
nouveau motif d'agir, qui est l'obligation ; car ce bien
nous apparaît comme légitime en soi et devant être fait.
Dès lors se déploie sur notre volonté une troisième ac-
tion, également distincte et de l'action des penchants
primitifs et de celle du penchant de formation secon-
daire,qu'on appelle l'amour de soi. On peut bien, comme
l'ont fait les philosophes instinctifs, nier ce troisième
mode d'action; mais alors il faut effacer de la langue ces
mots, devoir, droit, obligation, ou dire qu'ils ne repré-
sentent que les impulsions de l'intérêt personnel ou de
l'instinct. Or, nous avons mis le système de l'intérêt per-
sonnel et le système instinctif aux prises avec ces no-
tions, et nous avons vu de quelle manière ils s'en sont
tirés. Ils s'en sont si peu tirés, que j'ai prouvé l'impuis-
sance de l'un et de l'autre à rendre compte de ces no-
tions, et démontré que toutes leurs tentatives n'aboutis-
saient qu'à des interprétations incompatibles avec celles
que leur donne le sens commun. Ainsi, pour nier qu'une
idée nous détermine, il faut nier que l'obligation nous
détermine; pour nier que l'obligation nous détermine,
il faut nier le fait d'obligation; pour nier le fait d'obli-
gation, il faut nier le sens des mots, droit, devoir, loi;•
c'est-à-dire qu'il faut nier la langue, et l'intelligence
humaine que la langue représente. Voilà ce qu'exige
la maxime que la raison n'agit pas sur la volonté. Il
est donc vrai que, dans le cercle des faits admis par
les deux systèmes, rien de ce qui agit sur la volonté ne


II - 7




98 VINGTIÈME LEÇON.
vient de la raison. Mais le cercle de ces faits n'est
pas celui des faits de la nature humaine : on trouve dans
la nature humaine et l'idée du bien absolu, et l'obliga-:
tion qui y est attachée ; et, ce mode de détermination re-
trouvé, il reste vrai que la raison agit sur la volonté par
l'autorité des lois universelles qu'elle promulgue. Voilà,
messieurs, ce qu'il y a de vrai et de faux dans ce troi-
sième dogme fondamental ; et vous pouvez remarquer
que le vrai sort toujours des faits réels qu'il admet, et
le faux de l'absence des faits également réels qu'il ne
reconnaît pas.


Il me serait facile , messieurs , de vous signaler
d'autres méprises dans le tissu de la doctrine in-
stinctive; mais ce détail serait inutile : car toutes se
rattachent de près ou de loin aux trois que je viens de
vous signaler, et qui en sont comme la source et le
principe.


Si vous voulez maintenant considérer ces trois erreurs
fondamentales et chercher comment les philosophes i n-
stinctifs y sont tombés, il vous sera aisé de voir qu'elles
n'en font qu'une, et que toute la fausseté de leur doc-
trine provient de cette seule circonstance, qu'ils ont
méconnu le rôle de la raison dans les phénomènes mo-
raux de la nature humaine.


Mais cette erreur elle-même dérive d'une autre plus
profonde, et qu'il ne sera pas inutile de vous signaler,
ne fût-ce que pour vous montrer encore une fois jusqu'à
quel point la vraie solution du problème moral, comme
de tout problème philosophique, dépend d'une psycho-


, logie exacte.
Cette erreur fondamentale, messieurs, n'est autre que


celle-là même qui sert de point de départ à la philoso-
phie de Locke, renouvelée en France par Condillac, à


SYSTÈME SENTIMENTAL. - RÉSUMÉ.
99


savoir que l'expérience est l'unique source de toutes nos
idées premières, et que le rôle de la raison dans l'intel-
ligence humaine se borne à déduire et à induire, c'est-
à-dire à raisonner.


Le raisonnement, messieurs, tout le monde le sait,
est essentiellement infécond. Aller du même au même,
ou du tout à la partie, voilà son rôle, et il ne peut rien
mettre dans la conséquence qu'il n'ait trouvé implicite-
ment contenu dans le principe. Si donc la raison n'est
que le raisonnement, il est absurde de lui demander
compte des notions originelles qui sont dans l'esprit; elle
n'en peut être le principe; et, comme la notion du bien
est incontestablement du nombre, il est absurde de
chercher dans la raison l'origine de cette notion ; il faut
recourir à la faculté de notre nature d'où émanent les
idées premières, c'est-à-dire, dans l'hypothèse de Locke
et de tous les philosophes empiriques, à l'observation.


Mais, messieurs, que peut atteindre, que peut saisir
l'observation? Uniquement les faits qui se passent en
nous et dont nous avons conscience, et ceux que nos
sens perçoivent au dehors. Or, enfermez-vous dans ce
cercle et cherchez-y l'explication de l'idée du bien ; il est
évident que vous ne lui en trouverez d'autre que celle
que les philosophes instinctifs lui ont assignée. Votre
conscience vous dira que vous avez des désirs, que
vous souffrez quand ils ne sont pas satisfaits, que vous
éprouvez du plaisir quand ils le sont; vos sens vous
montreront au dehors les objets de ces désirs et les
différents moyens à prendre pour vous les approprier.
Voilà tout ce que l'observation pourra fournir de don-
nées à la solution du problème; et de ces données
sortira nécessairement cette idée, que le bien n'est
autre chose que ce que désire notre nature, et qu'il




100 VINGTIÈME LEÇON.
est impossible de trouver au mot un autre sens raison-
nable.


Et, en effet, messieurs, comme je vous le montrais
tout à l'heure, la véritable idée du bien est une concep-
tion à priori, ou, pour mieux dire, le résultat de plusieurs
conceptions à priori de la raison intuitive, et nullement
une donnée de la faculté empirique. Pour qui méconnaît
cette source supérieure d'idées, la véritable idée du bien
est une énigme. Il reste à demander à la faculté empi-
rique un sens à mettre sous ce Trot; et le seul qu'elle
puisse fournir, je le répète, est celui-là même que la
philosophie instinctive et égoïste lui a donné.


Voilà, messieurs la véritable source de toutes les
méprises de la philosophie instinctive, ou, pour mieux
dire, la véritable source de la philosophie instinctive
elle-même. C'est ce qui vous explique, dans les philoso-
phes qui l'ont professée, cette impossibilité nà on les voit
de comprendre que la raison puisse rien découvrir ni
rien créer en morale, et cette assertion, si souvent
répétée par eux, que la raison est une faculté essentiel-
lement secondaire, à laquelle l'initiative d'aucune idée
ne peut appartenir, et dont le rôle se borne, le bien
posé, à chercher les meilleurs moyens de l'atteindre :
c'est que, dans la raison, ils ne voyaient, avec tous les
empiristes, que le raisonnement, et considéraient l'expé-
rience comme la source exclusive de nos idées premières.-
Aussi, prenez tous les philosophes instinctifs l'un après
l'autre, ceux-là, du moins, qui ont émis des opinions
métaphysiques, et vous les verrez tous imbus de cette
doctrine. Forcé de se rendre compte de quelques-unes
des notions qui dérivent de la raison intuitive, Ilutcheson
crée des sens spéciaux pour en expliquer l'existence en
nous; Hume, ne pouvant s'en rendre compté par l'expé-


SYSTÈME SENTIMENTAL. — RÉSUMÉ. 101
rience, les dénature ou les rejette ; Jacobi, enfin, ne
consent dans ses derniers jours à dépouiller la sensibilité
du privilége de nous révéler le bien, que quand il a
compris, grâce aux analyses profondes de la philosophie
de Kant, le phénomène de la raison intuitive et l'apti-
tude de cette faculté à nous donner des idées originales.
Ainsi, en rapportant à cette source élevée l'erreur de la
philosophie instinctive, je ne me fonde pas seulement
sur l'intime connexion qui existe entre la solution sen-
timentale du problème moral et la- solution empirique
du problème de l'origine de nos connaissances; mon
assertion repose encore sur les opinions mêmes des phi-
losophes instinctifs, empiriques en métaphysique comme
en morale, et, de leur aveu même, empiriques en mo-
rale, parce qu'elles l'étaient en métaphysique.


Ce que je viens de dire ne s'applique pas seulement à
la morale instinctive, mais également, et avec une exac-
titude historique et théorique encore plus grande,
à la morale égoïste. En effet, messieurs, la morale
égoïste est celle-là môme qui dérive rigoureusement de
la philosophie empirique. Ce qui la distingue de la mo-
rale instinctive, c'est qu'elle accepte complétement et
franchement toutes les conséquences de cette philoso-
phie. L'empirisme, supprimant les conceptions à priori
de la raison, supprime la véritable notion du bien;
cette notion supprimée, reste que le bien soit la satis-
faction des désirs de notre nature. L'égoïsme adopte
sans la moindre hésitation cette conséquence, et définit
la morale la recherche de notre plus grand bonheur
° LI de la plus grande satisfaction de nos désirs. La mo-
rale instinctive n'est pas si hardie ou si ignorante des
fai ts qui, dans notre nature, répugnent à cette conclu-
sion. Elle remarque qu'une telle morale supprime le




102 VINGTIÈME LEÇON.
désintéressement et ramène toute détermination hu-
maine à un calcul de bonheur personnel; elle s'effraye
de cette conséquence ; elle ne peut se refuser à la dis-
tinction évidente des déterminations morales et des dé-
terminations égoïstes. Il y a un bien dont nous tenons
compte dans notre conduite et qui n'est pas le nôtre :
voilà le fait évident, le fait certain, par-dessus lequel
passent les philosophes égoïstes, et que ne consentent
point à méconnaître les philosophes instinctifs, Expli-
quer ce fait, et cependant ne point renoncer au point
de départ de la morale empirique, que rien ne peut
être bien à nos yeux que ce que désire notre nature,
voilà le problème impossible en face duquel se placent
les philosophes instinctifs. Comment ils pensent le ré-
soudre, vous l'avez vu, messieurs ; comment ils échouent
dans cette tentative, malgré la subtilité de leur théorie,
je vous l'ai montré. Tous viennent se briser sur cet
écueil inévitable contenu dans les termes mêmes du
problème : Le seul caractère du bien étant d'être désiré
par moi, trouver un bien qui ne soit pas relatif à moi,
qui ne soit pas le mien, qui ne soit pas personnel. Ainsi
la morale égoïste se résigne aux conséquences de la phi-
losophie empirique ; la morale instinctive ne s'y résigne.
pas et cherche à y échapper : voilà toute la différence,
mais l'une et l'autre sont filles de cette philosophie.


Je viens de vous montrer, messieurs, la source prin-
cipale d'où découle la morale instinctive. Mais indépen-
damment de cette cause première, plusieurs autres ont
concouru k jeter d'excellents esprits dans cette solution
du problème et à leur en déguiser la fausseté. Je vais,
en finissant, vous en indiquer quelques-unes.


La première et la principale ést, sans contredit, cette
coïncidence, que je vous ai déjà tant de fois signalée et


SYSTÈME SENTIMENTAL. — RÉSUMÉ. 103
expliquée, des buts de l'instinct, de l'égoïsme et de la
vertu. Je ne saurais me: lasser de le répéter : la raison
ne pousse pas l'homme dans un sens, l'égoïsme dans un
autre, et l'instinct dans un troisième; tout au contraire,
ce que désire l'instinct, l'égoïsme bien entendu le con-
seille, et ce que l'égoïsme bien entendu conseille, la
raison morale le prescrit. Cet accord fondamental dans
les trois directions a toujours été une puissante cause
d'illusion en morale, et à toutes les époques il a eu pour
effet de déguiser aux philosophes égoïstes et instinctifs
lu vice de leurs solutions du problème. De quoi s'agit-il
en morale, ont dit de tous temps les philosophes égoïs-
tes? De trouver la véritable loi de la conduite humaine.
Or, à quel signe reconnaîtrons-nous cette loi? A ce
signe, qu'elle expliquera toutes les déterminations
dont cette conduite se compose. C'est ce que fait l'in-
térêt bien entendu. Donc l'intérêt bien entendu est la
règle, la loi cherchée de la morale. Parmi les buts de la
conduite humaine, disent les philosophes instinctifs,
citez-nous-en un, vers lequel nous ne soyons point
poussés par un penchant, ou citez-nous un penchant
dont l'objet ne soit pas un des buts de la conduite hu-
maine, et nous conviendrons que l'instinct n'explique
pas tout et qu'il faut recourir à un autre principe. Vous
nous parlez du bien d'autrui, mais la sympathie nous y
pousse; de l'ordre, mais la sensibilité l'adore; du dé-
vouement, de la vertu, mais tout coeur généreux palpite
à ces nobles noms. Voilà, messieurs, les raisonnements
dont sont remplis les monuments de la philosophie
égoïste et instinctive, et l'on conçoit qu'ils aient paru
sans réplique aux partisans de ces deux systèmes. Et
toutefois, messieurs, la réponse est bien simple; et de
Même que je ne nie lasse point de reconnaître la coïn-




10't 'VINGTIÈME LEÇON.
cidence qui les fonde, je ne me lasserai point de redire
que cette coïncidence, que j'explique et que je justifie,
ne prouve rien. En effet, messieurs, le problème moral
est beaucoup plus complexe que ne le supposent ceux
qui la regardent comme concluante, et leur illusion à
cet égard vient précisément de ce qu'ils n'aperçoivent ce
problème que sous l'une de ses faces. La solution du
problème moral, pour être vraie, ne doit pas seulement
rendre compte des buts vers lesquels on voit la conduite
humaine dirigée; elle doit aussi rendre compte de tous
les motifs divers par lesquels la nature humaine est
réellement déterminée à les poursuivre, et de tous les
titres divers auxquels l'intelligence humaine les trouve
et les .déclare bons. C'est, par exemple, un fait, que le
bonheur de nos semblables n'est point pour nous une
chose indifférente, et que, ce bonheur, souvent nous le
voulons. Il suit de là qu'au nombre des buts réels de ]a
conduite humaine, on doit compter le bien d'autrui, et
que tout système moral serait faux, qui laisserait sans
aucune explication la poursuite, par l'homme, de ce but.
Mais s'ensuit-il qu'un système moral sera complet en
ce point, par cela seul qu'il nous ',aura montré ou qu'il
existe en nous un instinct qui nous pousse aveuglément
au bien d'autrui, ou que, le bien d'autrui important au
nôtre., il est de notre intérêt de le ménager? En aucune
façon : car, d'une part„ nous sommes réellement déter-
minés à respecter le bien d'autrui par trois motifs : no-
tre sympathie nous y pousse, notre intérêt bien en-
tendu nous le conseille, et la raison morale nous le pres-
crit; et, d'autre part, le bien d'autrui nous parait bien
à trois titres différents : comme désiré par un penchant,
comme condition de la plus grande satisfaction de notre
nature, et enfin comme élément du bien en soi, c'est-à-


SYSTÈME SENTIMENTAL. — RÉSUMÉ . I 05
dire de la fin absolue des choses. Si l'homme est con-
duit à respecter le bien de ses semblables par ces trois
motifs, et si ce but est bon à ses yeux à ces trois titres,
il est évident que tout système, qui n'expliquera le res-
pect du bien d'autrui que par un de ces trois motifs, ou
la bonté reconnue de ce but que par une de ces trois
raisons, sera incomplet et ne contiendra pas la vraie
solution du problème moral. Il est évident de plus qu'à
l'épreuve cette insuffisance du système se trahira : car il
ne pourra rendre compte ni des faits qu'il aura négli-
gés, ni des notions correspondantes à ces faits dans le
sens commun et dans la langue. Voilà, messieurs, ce
que n'ont point vu les philosophes égoïstes et instinctifs,
et c'est pourquoi ils se sont laissé prendre à l'argument
de la coïncidence qui ne prouve rien. Tout système
moral doit rendre compte non-seulement du but réel
des déterminations humaines, mais de la nature même
de ces déterminations, c'est-à-dire des motifs et des
idées au nom desquels elles sont prises.


Une 'autre chose que les philosophes égoïstes 'et in-
stinctifs n'ont pas vue, c'est que cette coïncidence, dont
ils arguent, présuppose en partie la détermination mo-
rale qu'ils méconnaissent, et toutes les notions priori
qui engendrent cette détermination ; car cette coïnci-
dence est postérieure à l'introduction de ces notions
dans l'intelligence et en résulte. Supprimez, en effet,
ces notions, ou supposez que la raison ne s'y ftit jamais
élevée : dès lors l'instinct, et, par conséquent, l'égoïsme,
se trouvent rétrécis, et n'ont pas l'étendue et la portée
dont on se fait un titre pour absorber en eux le motif
moral. Et, en effet, messieurs, pour citer des exemples,
qui ne voit que la condition de cet amour de l'ordre,
q ui se développe dans notre sensibilité, est la concep-




106 VINGTIÈME LEÇON.
tion, sinon claire, au moins confuse, de l'ordre par la
raison intuitive? qui ne s'aperçoit que le plaisir déli-
cieux, qui accompagne le dévouement et la vertu, pré-
suppose la vertu et le dévouement, lesquels présuppo-
sent la conception du bien impersonnel? qui ne com-
prend, en un mot, que si la Providence a déposé dans
notre sensibilité des penchants destinés à nous rendre
agréables certains buts que la raison seule peut conce-
voir, il faut, pour que ces penchants s'éveillent, que ces
buts aient été préalablement conçus, et qu'ainsi il est
absurde d'arguer du développement actuel de ces pen-
chants en nous à l'inutilité de l'intervention de la raison
pour poser ces buts et nous conduire à les poursuivre?
Ce que serait l'instinct, ce que seraient les calculs de
l'intérêt bien entendu, et à quelle conduite ces deux
mobiles détermineraient l'humanité sans la présence
dans l'humanité de l'élément rationnel et moral, il se-
rait difficile peut-être de le déterminer avec précision;
mais il est de la dernière évidence que, dans cette hy-
pothèse, ni l'instinct, ni l'intérêt bien entendu, ne pour-.
raient rendre tels qu'ils le font, dans l'homme tel qu'il
est, les buts de la morale.


Une autre cause, messieurs, qui a concouru, avec
l'harmonie fondamentale que je viens de signaler, à
égarer les philosophes instinctifs aussi bien que les
égoïstes, c'est la forme sous laquelle ils se sont posé le
problème moral : forme qui, pour être la plus ordi-
naire, n'en est pas moins très-;.mauvaise, et conduit à
une méthode très-capable d'égarer.


Il y a deux manières, messieurs, de comprendre et
d'entreprendre la recherche morale. La première est
celle que je reproche à la plupart des moralistes d'avoir
adoptée. 'Ce qu'ils cherchent, messieurs, C'est l'origine


SYSTÈME SENTIMENTAL. — RÉSUMÉ'. 107
des idées de bien et de mal, de droit et de devoir, d'ap-
probation et mie désapprobation, en un mot, des diffé-
rentes notions morales en nous. C'est ainsi et sons cette
forme qu'ils posent la question. Si vous voulez vous en
souvenir, je l'ai posée autrement. Je me suis demandé
d'abord quels étaient tous les motifs réels des détermi-
nations humaines; puis, ce premier problème résolu,
quel était parmi ces motifs celui qui fondait les notions
morales. Évidemment, en procédant de l'une ou de
l'autre manière, on peut arriver au résultat cherché;
mais il est aisé de voir qu'il y a bien plus de chances
d'erreur dans la voie ordinaire que dans la mienne. En
effet, quand on . se demande quels sont tous les motifs
réels et distincts des déterminations humaines, on pose
une question de fait : il s'agit de pénétrer dans la con-
science de l'homme, d'observer , CoMment et à quels
titres il se résout dans les circonstances diverses etmul-
tipliées de la vie, et de recueillir de cette suite d'obser-
vations les différents motifs d'instincts qui dictent ses
déterminations. Il est presque , impossible qu'une telle
recherche ne soit pas impartiale, et il y a beaucoup de
chances pour qu'elle aboutisse à un résultat vrai : car,
d'une part, que veut-on? Découvrir toutes les manières
possibles dont la volonté humaine peut être détermi-
née; or, nul motif ne peut engager à dénaturer la solu-
tion d'une telle question; et, d'une autre part, comme
il est évident que tous les motifs distincts de détermina-
tion agissent nécessairement sur la volonté d'un individu
dans un espace de temps assez court, une observation
un peu persévérante ne saurait manquer d'arriver assez
promptement à les démêler et à les constater. Mainte-
nant, ces motifs trouvés, que reste-t-il à faire? Il reste à
examiner lequel parmi ces motifs donne naissance aux




108 VINGTIÈME LEÇON.
notions morales, lequel; en d'autres termes, peut rendre
compte de la véritable acception des mots qui les ex-
priment clans la langue. Or, comme on a sous les yeux
une liste complète, et dans l'esprit une idée précise de
tous ces motifs, on ne voit pas comment on pourrait se
méprendre sur celui qui réellement les explique, et
qui, par conséquent, est le véritable motif moral.


Il y a donc bien des chances d'arriver à la vérité en
suivant cette voie : on ne saurait même y apercevoir
qu'une seule cause d'erreur, qui est une observation in-
complète des phénomènes. En est-il ainsi lorsqu'on
procède de l'autre façon? Je suis loin, messieurs, de le
penser.


D'où part, en effet, cette autre méthode? De ce fait,
qu'il existe dans l'intelligence humaine des notions mo-
rales, et, dans le langage, des mots qui représentent ces
notions; et de là, sans intermédiaire aucun, elle passe
à la recherche de l'origine de ces notions. Or, en procé-
dant ainsi, messieurs, savez-vous ce qui peut arriver?
Je vais vous . le dire. T.out étant très-complexe dans
l'homme, et tout y étant néanmoins dans une parfaite
harmonie en vertu de cette coïncidence que je vous ai
signalée, on y rencontre beaucoup de faits qui sont paral-
lèles et cependant très-distincts : ainsi l'instinct, le de-
voir, l'égoïsme sont parallèles, et pourtant il y a loin de
l'un à l'autre de ces motifs; il y a plus, ils concourent
très-souvent, et pourtant, dans cet accord, chacun reste
soi. 11 est donc très-possible que le moraliste, rencontrant
d'abord ou ce motif de détermination qu'on appelle
l'instinct, ou cet autre qu'on appelle l'égoïsme, et ob-
servant que les actes auxquels il nous pousse sont dans
beaucoup de cas ceux-là mêmes que, l'humanité proclame
moralement bons, il est très-possible, dis-je, que le mo-


SYSTEME SENTIMENTAL. — RÉSUMÉ. 109
raliste, frappé de cette coïncidence, s'arrête et se laisse
prendre à l'idée qu'il a peut-être rencontré la solu-
tion du problème. Ne trouverez-vous pas naturel que,
partant de là, il se mette incontinent à vérifier si cette
présomption est fondée, et que, cherchant sous la
préoccupation de sa découverte tous les cas où les
notions du bien et du mal s'appliquent, il arrive à se
démontrer que la coïncidence qu'il a remarquée est
constante et se retrouve dans tous les cas? Et, la coïn-
cidence une fois constatée, ne trouverez-vous pas tout
simple encore qu'il n'aille pas plus loin dans ses ob-
servations, qu'il regarde sa recherche comme termi-
née, et qu'il conclue immédiatement de la coïncidence
que les mots bien et mal ne représentent que . le double
fait, ou de l'intérêt bien et mal entendu, comme l'a
fait Hobbes, ou de l'utilité et de la nuisibilité, comme
l'a fait Hume, on de la sympathie et de l'antipathie du
spectateur impartial, comme l'a fait Smith, et que, par
conséquent, l'égoïsme ou l'instinct est le véritable prin-
cipe des déterminations et la véritable source des no-
tions morales? Tels sont, messieurs, les inconvénients
de la méthode que je vous signale. J'ai voulu les dé-
velopper pour vous montrer combien la solution des
questions peut dépendre de la manière dont on les
pose; et il est si vrai que cette méthode a pu contri-
buer à l'erreur des philosophes instinctifs, que je n'ai
guère fait, en vous en indiquant la pente, que décrire
la marche suivie par Hume et Smith dans l'exposition
et la démonstration de leurs systèmes.


A ces causes d'illusion, il faut en ajouter encore
une, messieurs, qui sera la dernière que je vous
indiquerai : c'est la spontanéité des conceptions
morales et la forme sous laquelle elles pénètrent




110 VINGTIÈME LEÇON.
d'abord et continuent le plus souvent d'exister dans les
esprits.


Il n'en est point, messieurs, des vérités qui nous sont
données par la raison intuitive comme de celles que
nous devons à la raison déductive. Le procédé qui con-
duit à ces dernières étant volontaire et successif, nous
en avons une conscience vive et distincte qui ne nous
permet pas de nous méprendre sur leur origine ration-
nelle ; en outre, ces vérités, étant le fruit laborieux de
l'analyse, sont de leur nature claires et parfaitement
déterminées. Au contraire, les vérités intuitives sont
moins une conquête qu'une révélation ; comme elles
sont les conditions de toutes les autres, et que sans elles
le monde nous eût été inintelligible, il fallait qu'elles
nous fussent données, et Dieu ne pouvait en livrer la
découverte aux hasards de notre liberté et de notre pa-
resse. Aussi, a-t-il rendu cette découverte indépendante
de notre volonté et de la capacité comme de l'activité de
notre entendement. Elle a lieu chez tous les hommes,
chez les plus stupides comme chez les plus intelligents;
elle s'accomplit sans aucune intervention de l'attention
ni de la volonté; une fois faite, il n'est pas besoin que
la mémoire en conserve les résultats, car elle se renou-
velle et se répète toutes les fois qu'il en est besoin, et
toujours avec la môme spontanéité et la même facilité ;
en sorte que ne mettant rien du nôtre dans cette opéra-
tion, ni soins, ni travail, ni volonté, nous ne remar-
quons pas même qu'elle s'accomplisse en nous, et jouis-
sons de ses fruits comme de l'air que nous respirons,
sans nous en apercevoir et sans savoir ni d'où, ni com-
ment ils nous arrivent. Aussi personne ne se souvient
d'avoir acquis les vérités intuitives, et les philosophes,
en les rencontrant parmi les éléments de nos connais-


SYSTÈME SENTIMENTAL. — RÉSUMÉ.
I I 1


sances, s'aperçoivent seuls qu'il nous a fallu les acqué-
rir. Eux seuls aussi remarquent leur universalité : car
elles ne se montrent point naturellement sous cette
forme. Nous ne commençons point par les concevoir en
elles-mêmes, et ne continuons point par les appliquer
à tel ou tel cas particulier: au contraire, c'est toujours à
propos d'un cas particulier, et enveloppées sous la forme
de jugements particuliers, qu'elles se révèlent à nous;
et la plupart des intelligences les laissent sous cette
enveloppe, et ne dégagent jamais la vérité universelle
impliquée dans ces jugements. Aussi, en elles-mêmes,
demeurent-elles confuses et pour ainsi dire inconnues
au plus grand nombre des hommes : tous leurs juge-
ments les supposente


les renferment, les impliquent, et
cependant ils les ignorent.


Ce que je viens de dire des vérités intuitives en gé-
néral, est vrai, messieurs, des conceptions fondamen-
tales de la morale en particulier, et c'est là une des
causes qui ont le plus contribué à tromper les philo-
sophes instinctifs. L'apparente spontanéité avec laquelle
nous jugeons les actions, leur a paru une preuve cer-
taine que la raison était étrangère à ces jugements, et
qu'ils étaient le fruit de l'instinct. L'obscurité, dans la
Plupart des consciences, des idées du bien et du mal en
soi, impliquées dans ces jugements particuliers, les,.a
co nfirmés dans cette double conviction ; car, d'après
l'idée qu'ils se formaient des jugements rationnels, tout
jugement de cette nature devait être l'application à un
cas particulier d'une vérité générale préconçue; et ici,
et cette vérité, et le raisonnement qui l'aurait appliquée,
échappaient: au lieu que les jugements par instinct sont
de leur nature particuliers, et ne peuvent être justifiés.
P, f1 troisième lieu, l'impossibilité de retrouver aucune




1 1 2 VINGTIÈME LEÇON.
trace, et d'assigner la date de la première apparition
des jugements moraux en nous, leur a paru un autre
signe incontestable que ces jugements dérivent de l'in-
stinct; car l'instinct n'a point de date, il naît avec nous,
tandis que la raison ne se développe qu'après l'enfance,
et par des progrès qui peuvent être observés. Enfin,
messieurs, cette circonstance que nulle créature hu-
maine n'est dépourvue de sens moral; cette autre, que
les jugements moraux devancent dans beaucoup de cas
l'intervention de la réflexion ; cette autre, enfin, que la
mémoire et l'expérience n'y ont point toute la part que
l'hypothèse d'une origine rationnelle semblerait impli-
quer, tout a dû contribuer à tromper les philosophes
instinctifs. Plus tard, messieurs, quand je vous aurai
décrit en détail la formation des notions fondamentales
de la morale, vous comprendrez encore mieux toutes
ces analogies, et vous verrez à côté les différences radi-
cales qu'une analyse sévère y découvre. Il me suffit pour
le moment d'avoir indiqué les premières, et je termine
ici ce que j'avais à. dire sur les systèmes instinctifs. J'a-
borderai les systèmes rationnels dans la prochaine
leçon.


VINGT ET 'UNIÈME LEÇON.


SYSTÈME RATIONNEL. — PRICE.


MESSIEURS,


Après avoir soumis à notre examen la solution égoïste
et la solution sentimentale du problème moral, nous
arrivons enfin aux doctrines qui ont cherché la règle de
la conduite humaine où elle est véritablement, c'est-à-
dire dans les conceptions de la raison. C'est vous dire
assez que les systèmes qui vont nous occuper ont beau-
coup plus approché dela véritable solution du problème
que ceux que nous avons examinés jusqu'à présent.
Avant d'entamer l'exposition et la critique détaillée des
principaux de ces systèmes, je dois vous rappeler quels
sont les véritables termes de la question qu'il s'agit de
résoudre, quelles solutions lui ont données les deux
classes de systèmes que nous avons épuisées, et à quels
caractères se distinguent celles que lui donnent les sys-
tèmes qui nous restent à examiner et que j'ai rangés
sous la dénomination générale de systèmes rationnels.


La conscience qu'ils sont libres et intelligents inspire
à tous les hommes la conviction qu'il y a pour eux une
règle de conduite, c'est-à-dire, que la vie a un but qu'il
leur a été donné de découvrir avec leur intelligence, et
vers lequel il leur est imposé de marcher avec leurliberté.


n — 8




114 VINGT ET UNIÈME LEÇON.
Quelle est cette règle, voilà ce que la morale a pour


objet de déterminer. A chaque instant nous attestons
cette règle, nous l'imposons aux autres, nous la recon-
naissons pour nous-mêmes. Vingt fois par jour, en effet,
nous disons : cela est bien, cela est mal; cela doit être
fait, cela doit être évité : jugements qui impliquent que
nous croyons à une règle de conduite que notre intelli-
gence conçoit et que nous sommes tenus de poursuivre.
Car nous ne conseillons pas seulement aux autres de faire
ce qui est bien, et nous ne jugeons pas seulement qu'il est
convenable à nous de le faire ; nous disons aux autres :
cela est bien, donc cela doit être fait; et ce que nous di-
sons aux autres, nous nous l'adressons à nous-mêmes.
Les deux jugements, cela est bien, et cela doit être fait,
n'en font qu'un dans notre esprit : il suffit qu'une con--
duite porte à nos yeux le caractère du bien, pour que
nous nous sentions obligés de la tenir.


Il semblerait, messieurs, puisque nous portons à
chaque instant ces jugements, qu'il n'y ait rien au
monde de plus déterminé dans notre esprit que les idées
du bien et du mal. Il implique, en effet, que nous igno-
rions en quoi le bien et le mal consistent, quand nous
portons avec tant d'assurance sur la conduite de nos
voisins, sur la nôtre, sur celles des personnages de
l'histoire, ces jugements absolus : cela est bien, cela:
est mal, cela doit être fait, cela doit être évité. Et pour-
tant il est évident que les idées représentées par ce
mots bien et mal sont précisément ce qu'aspirent à
déterminer et les nombreux systèmes dont je vous ai
déjà entretenus et ceux dont il me reste à vous parler.
Cette apparente contradiction ne doit pas, du reste,
vous étonner; elle règne sur toutes les idées fondamen-
tales de l'esprit humain; nos jugements les plus l'ami-


SYSTÈME RATIONNEL. — PRICE.
115


liers impliquent les notions que cherche la philosophie,
et qu'elle ne saurait se flatter jusqu'ici d'avoir nettement
déterminées. Qu'y a-t-il de plus vulgaire que ces juge-
ments : cela est beau, cela est laid? et qui ne croirait
qu'ils impliquent dans l'esprit de tous les hommes des
idées nettes sur les qualités représentées par ces deux
mots? Et pourtant autant de systèmes, autant d'opi-
nions, sur la véritable nature de ces qualités. Nous di-
sons à chaque moment : cela est vrai, faux, certain,
probable; et pourtant, depuis qu'il y a des philosophes,
on dispute sur la nature de la vérité et de la certitude.
Nous ne cessons de dire : cela est; et qui sait ce qu'est
l'être ? de répéter : cela n'est pas ; et qui sait ce qu'est
le néant? interrogez les systèmes de philosophie sur
l'être? ils vous répondront par des opinions très-diverses,
dont aucune ne vous conviendra.


Vous voyez que les jugements du sens commun sur
le bien et sur le mal, sur le vrai et sur le faux, sur le
beau: et sur le laid, sur l'être et sur le non-être, ces juge-
ments si simples, sans lesquels tous nos raisonnements
manqueraient de point de départ, sans lesquels on
peut dire que nous ne pourrions nous conduire, ni par
coiliegiférii vivre, vous voyez que ces jugements impli-
quent dans l'esprit de tous les hommes certaines idées,
et que néanmoins, quand, les philosophes s'occupent
de déféfniiner ces idées, ils se divisent et aboutissent à
une foule d'opinions et de systèmes différents.


lit toutefois, messieurs, cette contradiction n'est
qu'apparente; une circonstance l'explique, c'est que
toutes ces idées primitives et fondamentales sont des
notions de la raison intuitive; or, c'est la nature de ces
notions, que la conception confuse n'en soit refusée à
pet'senne, et que la conception claire n'en puisse être




116 VINGT ET UNIÈME LEÇON.
obtenue qu'au prix d'une analyse d'autant plus difficile,
que le procédé de la raison intuitive est plus immédiat
et plus familier. Ainsi, ce que cherchent les philosophes
n'est pas ce que possèdent déjà tous les hommes par
cela seul qu'ils sont hommes; ce que cherchent les phi-
losophes, c'est en morale l'idée précise cachée sous ce
mot bien. Or, cette idée précise n'existe pas dans l'es-
prit des hommes quand ils prononcent les jugements,
cela est bien, celaest mal. Ils reconnaissent, sans doute,
dans les actions qu'ils jugent ainsi, la présence ou l'ab-
sence d'une certaine qualité. Mais entre reconnaître la
présence ou l'absence de cette qualité et donner une
définition précise de cette qualité, il y a loin ; la diffé-
rence qui existe entre ces deux choses est précisément
l'intervalle qui sépare le sens commun de la philoso-
phie. Telle est la notion qu'ont tous les hommes du
bien et du mal, que, si vous donnez de ces deux qualités
une définition fausse, elle est assez claire pour qu'ils
puissent reconnaître qu'elle est fausse, mais pas assez
pour qu'ils puissent, à la place de cette définition fausse,
substituer la véritable. C'est . ce qui explique à la fois
comment, d'une part, le bon sens est l'écueil où vien-
nent se briser les systèmes les plus élaborés de la philo-
sophie, et le tribunal dont les plus suspects sollicitent
la sanction, et comment, d'antre part, le sens commun
ne saurait tenir lieu de la philosophie. Il y a longtemps
que j'ai développé fort au long toutes ces idées sur le
rapport du sens commun et de la philosophie, et ce
n'est pas ici le lieu de m'y arriter. Tout ce qui m'im-
porte, c'est que vous voyiez bien ce que nous savons
tous en morale et ce qu'il reste à trouver par de là ce
que nous savons. Ce qui reste à. trouver est précisément
ce que les philosophes ont cherché dans ces systèmes


SYSTÈME RATIONNEL. — PRICE.
1 I 7


que nous parcourons, et ce que nous venons chercher
à notre tour ; et ce qu'ils ont cherché, et ce que nous
cherchons après eux, c'est l'idée précise représentée
dans les jugements du sens commun par ces mots bien
et mal, par ces expressions, ce qui doit être fait et ce
qui doit être évité. C'est, en effet, là le problème moral
tout entier; car les véritables règles de la conduite hu-
maine ne peuvent sortir que d'une idée vraie et précise
du bien qui en est le but. C'est donc devant ce problème
que nous nous sommes placés, et c'est à le résoudre
avec présision que nous avons dû avant tout consacrer
nos efforts.


Or, nous avons remarqué une chose, messieurs, c'est
que tou te détermi nation de la volon té humaine ren ferme
trois éléments, l'acte même de la détermination, son
but, et le motif par lequel nous sommes engagés à
poursuivre ce but. C'est là, pour me servir de l'expres-
sion consacrée, la forme de toute détermination. Or,
de ces trois éléments, évidemment il en est un qui reste
le même dans tous les cas : c'est l'acte de la volonté qui
se résout; les deux autres seuls, à savoir le but et le
mobile, peuvent varier d'une détermination à une au-
tre. Dans la variation de ces deux éléments vient. donc.
se résoudre tout ce qui constitue les différents modes
de nos déterminations.


S'il en est ainsi, messieurs, il est évident que c'est
dans l'étude des déterminations humaines et de leurs
différents modes qu'on doit rencontrer l'explication de
ce en quoi consistent le bien et l'obligation de le faire.
En effet, que désigne le mot bien? un but; que désigne
le mot obligation? le motif en vertu duquel ce but doit
être poursuivi : il y a donc une détermination de la vo-
lonté humaine qui a pour caractère spécial d'avoir pour


I


I




118 VINGT ET uNTÉgE LEÇON.
but ce que désigne le mot bien, et pour motif ce que
désigne le mot obligation. La révélation de l'idée précise
cachée sous chacun de ces mots ne peut donc sortir
que de l'analyse exacte de ce mode spécial de nos déter-
minations, lequel mode ne peut à son tour être décou-
vert que par une recherche et une classification préala-
bles de tous les modes possibles de nos déterminations.


Or, en étudiant les phénomènes moraux de l'esprit
humain, nous avons reconnu que, quelque nombreuses
que puissent être les déterminations de la volonté, toutes
se ramenaient cependant à trois formes seulement, ou,
ce qui revient au même, que notre volonté n'était réel-
lement déterminée que par trois mobiles, et n'aspirait
qu'à trois buts véritablement distincts.


S'il en est ainsi, messieurs, deux conséquences s'en-
suivent : la première, que le mode de détermination
dont le but est le bien et le mobile l'obligation est né-


. cessairement un de ces trois modes; et la seconde, que
quand les philosophes ont cherché quel était le but de
détermination représenté par le mot bien, et je motif de
détermination représenté par le mot obligation, il leur a
été impossible d'imaginer, pour résoudre cette question,
plus de trois systèmes distincts. S'il n'existe, en effet,
que trois buts distincts des déterminations humaines et
que trois mobiles distincts de ces déterminations, il
était impossible qu'ils imaginassent un système qui n'al-
lât pas chercher la solution de la question dans l'un ou
dans l'autre de ces trois modes de détermination. Donc,
à priori, étant données la nature humaine et une des-
cription complète des phénomènes de la volonté, la
philosophie ne pouvait rencontrer que trois solutions
distinctes de la question morale : la solution égoïste, la
solution instinctive et la solution rationnelle. Pour arri-


SYSTUE RATIONNEL. —
119


ver à la vraie solution du problème, il suffisait donc
d'examiner ces trois solutions, et de voir laquelle des
trois le résolvait véritablement.


C'est précisément. là, messieurs, la tâche que je me
suis imposée, et que j'ai déjà en partie remplie. Des
trois solutions possibles du problème, j'ai examiné les
deux premières, et montré qu'elles ne le résolvaient
pas. En quoi consiste précisément chacune de ces deux
solutions, et par quelles raisons ai-je cru devoir les re-
jeter voilà, messieurs, avant de passer à la troisième et
dernière, ce que je dois vous rappeler en très-peu de
mots.


Le système égoïste estime que, quand nous disons cela
est bien, ce mot bien ne désigne autre chose que la plus
grande satisfaction ou le plus grand bonheur de notre


. nature; et, conséquemment à cette première opinion, il
ne voit, dans ce qu'on appelle obligation, que le mobile
même qui nous pousse à ce plus grand bonheur ou à
cette plus grande satisfaction de notre nature, c'est-à-
dire ce désir de formation secondaire qui résume tous
nos désirs primitifs, et qu'on appelle l'amour de soi. —
"l'elle est la solution égoïste du problème moral.


De quelle manière ai-je réfuté cette solution? La voici
.rai montré, en premier lieu, qu'entre les jugements
Moraux que porte réellement le sens commun, et ceux
qu'il devrait porter, s'il entendait par le mot bien le plus
grand bonheur de notre nature, il n'y a pas coïnci-
dence; ou que, si cette coïncidence existait, elle ne pou-
vait être visible que pour une intelligence extrêmement
élevée, qui aurait admirablement connu et calculé tous
les moyens de bonheur; et comme il est de fait qu'une
foule d'individus, tout à fait incapables de ces calculs,
Portent ces jugements, il s'ensuit qne, quand bien même




120 VINGT ET UNIÈME LEÇON.
la coïncidence serait démontrée, l'explication ne serait
pas vraie. J'ai montré, en second lieu, que si, par bien,
dans les jugements moraux, nous entendions notre
plus grand bien à nous, nous aurions conscience que
nous l'entendons ainsi, et que notre intelligence, avant
de les porter, cherche à apprécier le rapport des choses
à notre plus grand bonheur. Or, loin d'avoir cette con-
science, nous avons la conscience du contraire. La coïn-
cidence des faits intérieurs manque donc encore plus que
celle de faits extérieurs. Telle a été ma première réfuta-
tion de l'égoïsme. La seconde a été celle-ci : c'est que
la détermination égoïste a pour mobile le désir de notre
propre bien, et que ce mobile n'est pas obligatoire, car
ce que nous désirons ne nous apparaît pas comme de-
vant être fait. Ainsi, confrontant la solution égoïste avec
les jugements du sens commun, j'ai montré, d'une pari,'
qu'il n'y a pas coïncidence entre ce qu'entend par bien
l'égoïsme, et ce qu'entend par bien dans les jugements
moraux le sens commun ; et, d'une autre part, que lé
bien affirmé par les jugements moraux est un bien obli-
gatoire, tandis que le mobile égoïste ne l'est pas. Voilà
la solution égoïste du problème moral, et voilà les mo-
tifs qui m'ont engagé à la rejeter.


En quoi consiste maintenant la solution instinctive du
même problème? Le voici. Les philosophes instinctifs pré-
tendent que ce que ce mot bien désigne dans les jugements
moraux c'est tout simplement l'objet propre d'un cer-
tain penchant de notre nature, et que le mobile désigné
par le mot obligation n'est autre chose que ce penchant
même ; seulement, parmi les philosophes instinctifs,
les uns ont désigné comme étant ce penchanm l'un de
ceux dont tout le monde reconnaît l'existence dans notre
nature; tandis que les autres, avouant qu'aucun de ces


SYSTÈME RATIONNEL. — PRICE.


121


penchants ne pouvait coïncider avec le bien, ont créé,
pour rendre compte de la poursuite de ce but, un
penchant nouveau et vulgairement ignoré, mais dont
l'existence leur a semblé démontrée par la réalité même
de ce but. J'ai réfuté cette seconde solution du pro-
blème moral de la même manière que la solution égoïste.
J'ai montré que non-seulement un penchant de notre
nature était incapable d'obliger, mais qu'il ne pou-
vait avoir aucune autorité supérieure à aucun autre, et
qu'à ce premier titre la solution instinctive du problème
moral était inadmissible. J'ai montré, en second lieu,
que, si les buts réunis de tous les penchants de notre
nature pouvaient à toute force coïncider avec le but re-
présenté par le mot bien dans les jugements moraux, du
moins l'objet particulier d'un de ces penchants ne pou-
vait, en aucune manière, suffire à cette coïncidence, et
que Smith lui-même l'avait reconnu de la sympathie,
le moins incapable peut-être de soutenir cette épreuve ;
qu'à la vérité les philosophes instinctifs qui, prenant le
bien moral tel qu'il est, en ont fait l'objet d'un penchant
spécial de leur création, avaient mis leur système à
l'abri de cette seconde objection, mais que leur solution
reste exposée à la première, qui suffit pour la détruire :
car quelque élevé que puisse être l'objet du nouveau
penchant qu'ils inventent, nous ne sommes toujours
déterminés à le poursuivre que par ce penchant. Or,
ce penchant reste par sa nature égal à tous les autres, et
ne saurait pas plus qu'eux être obligatoire. Telle a été
ma réfutation de la solution instinctive.


Après vous avoir ainsi rappelé et notre point de dé-
part et le chemin que nous avons parcouru, il est temps
maintenant de poursuivre et d'arriver à la troisième so-
lution possible, c'est-à-dire à la solution rationnelle du




122 VINGT ET UNIÈME LEÇON.
problème moral. Je vais vous dire en deux mots en quoi
elle consiste.


Il y a cela de commun, messieurs, entre tous les
systèmes rationnels possibles, que tous considèrent l'idée
du bien, telle qu'elle est impliquée dans les jugements
moraux du sens commun, comme une conception à
priori de la raison. Quelle que soit donc, selon ces sys-
tèmes, l'idée cachée sous le mot bien, tous reconnaissent
que ce n'est ni l'instinct, ni l'expérience, qui nous-la
donnent, mais qu'elle émane de la raison intuitive. lin
autre dogme commun à tous les systèmes rationnels,
c'est que, à l'idée du bien telle qu'elle est conçue par la
raison, se trouve immédiatement attachée l'idée d'obli-
gation, en sorte que, par cela seul que nous concevons le
bien, nous connaissons qu'il est de notre devoir de le faire.


Tous les systèmes rationnels s'accordent donc et sur
l'origine de l'idée dat bien qu'ils rapportent à la raison
à priori, et sur la nature du motif qui s'y attache, motif
purement rationnel, et qui est celui-là même que repré-
sente le mot obligation; tous s'accordent par.


onséquent
à ne reconnaître, ni dans la détermination instinctive,
ni dans la détermination égoïste, le type de la détermi-
nation morale, et, par conséquent, à rejeter comme
fausses et la solution égoïste, et la solution instinctive
du problème qui a pour objet de découvrir les véri-
tables éléments de cette détermination. Aux yeux des
philosophes rationnels, ni l'idée de la plus grande sa-
tisfaction de tous les penchants de notre nature, ni celle
de l'objet spécial de l'un quelconque des penchants, n'é-
quivalent à l'idée du bien. Tous pensent que ce mot re-
présente une autre idée qu'il n'est donné qu'à la seule
raison de concevoir, et qui, à peiné conçue, nous
apparaît comme obligatoire. Voilà ce qu'il y a de corn-.


SYSTÈME RATION-LM,. 123


mun entre tous les philosophes rationnels, et ce qui ca-
ractérise la solution qu'ils donnent au problème moral.


Ce qui les distingue, messieurs, c'est que pour les uns
l'idée du bien est simple et irréductible, tandis qu'aux
yeux des autres elle ne l'est pas. Pour ceux-là, en d'au-
tres termes, la .notion du bien n'est ni une idée com-
plexe qu'on puisse décomposer et définir par les idées
particulières qu'elle contient, ni la traduction d'une idée
plus élevée dans laquelle on puisse la résoudre et par
laquelle on puisse l'expliquer; à leur sens, tout ce qu'on
peut dire du bien est de le nommer, l'idée en étant plus
claire que toute autre par laquelle on essayerait de la
traduire, et toutes les explications qu'on cherche à en
donner n'ayant pour effet que de l'obscurcir. Pour lcs
philosophes qui adoptent cette manière de voir, le pro-
blème de la nature du bien est promptement résolu ; à la
question Qu'est-ce que le bien? ils répondent que c'est
le bien, et il ne s'agit plus pour eux que de déterminer
en quelles choses il se rencontre, comment il est conçu,
et de quels phénomènes cette conception est accompa-
gnée. En sorte que tous les systèmes de cette espèce,
identiques sur la nature du bien qu'ils ne definissen I; pas,
ne peuvent plus différer entre eux que sur des points
accessoires. Aussi considérerai-je tous ces systèmes
comme n'en formant qu'un, et les embrasserai-je dans
une seule et même critique. Cudworth, Price, et les
philosophes de l'école écossaise proprement dite, sont
au nombre des philosophes qui ont embrassé cette opi-
nion. Les systèmes rationnels qui adoptent l'idée oppo-
sée sont au contraire très-distincts les uns des autres.
Admettant, en effet, que l'idée du bien est réductible
à une ou plusieurs autres, et que, par conséquent,
elle est définissable, les auteurs de ces systèmesne s'en-


s




124 VINGT ET UNIÈME LEÇON.
tendent pas sur cette définition, et, chacun donnant la
sienne, il en résulte une grande variété de doctrines.
Ainsi, pour Wollaston, bien veut dire vrai, et cette con-
duite est moralement bonne, qui est conforme à la
vérité. Pour Malebranche, au contraire, le bien, c'est
l'ordre, et la moralité consiste à se conduire conformé-
ment à l'ordre. Elle consisterait, selon Clarke, à se con-
duire conformément aux rapports qui existent entre les
choses ; et conformément à la nature des choses, selon
les stoïciens. Wolf pense que l'idée de bien se résout
dans celle de perfection, et Ferguson dans celle d'ex-
cellence. Il sera temps, quand j'en viendrai à l'examen
de cette classe de systèmes, de vous indiquer les solu-
tions différentes qu'a reçues la question morale prise à ce
point de vue; mon seul objet en ce moment, c'est de
vous faire comprendre le fondement de la classification
que j'établis entre les philosophes rationnels. Cette clas-
sification repose sur ce fait, que, parmi les philosophes,
les uns considèrent l'idée du bien comme une idée tout
aussi simple que celles de temps ou d'espace, et, par
conséquent, se refusent à la définir et l'abandonnent à sa
propre clarté ; tandis que les autres, partant de l'idée
contraire, acceptent le problème dela définition du bien,
et aboutissent à une grande variété de solutions.


Mon dessein, messieurs, est de vous présenter suc-
cessivement quelques échantillons de ces deux espèces
de systèmes. C'est par des exemples que je vous ai fait
connaître le véritable esprit des morales instinctive et
égoïste; je persisterai dans cette méthode, et c'est par
des exemples que je vous initierai à l'intelligence de la
morale rationnelle. Mais, au lieu que je me suis laissé
aller à de longs développements sur les systèmes égoïstes
et instinctifs,je m'efforcerai d'être rapide dans l'exposi-


SYSTÈME RATIONNEL. — PRICE. 125
lion et dans la critique des doctrines rationnelles. L'é-
tendue qu'a prise, en quelque sorte malgré moi, cette
partie préliminaire de mon cours commence à m'effrayer,
etcette considération seule suffirait pour m'engager à la
concision. Heureusement, cette rapidité plus grande que
je désire et que vous devez souhaiter comme moi, les
progrès qu'a faits notre recherche me la permettent.
Peu de mots suffiront pour vous expliquer ma pensée.


Je vous le rappelais tout à l'heure, messieurs, nous
nous sommes proposé un double but dans cette re-
cherche préliminaire : le premier, d'examiner les diffé-
rents systèmes qui, d'une manière ou d'une autre, ont
méconnu ou altéré le vrai principe de la morale, c'est-
à-dire la loi obligatoire de la conduite humaine ; le se-
cond, d'arriver, à travers la critique de ces systèmes, à
démêler nous-mêmes d'une manière plus nette et à
poser d'une manière plus précise cette loi dont le droit
naturel doit sortir tout entier. Or, messieurs, quelle est
l'essence du système rationnel ? C'est de rapporter à la
raison intuitive l'origine de l'idée du bien. Mais sur
quoi peut se fonder le système rationnel pour arriver à
ce résultat ? Nécessairement sur les caractères du bien,
tel qu'il est impliqué dans les jugements moraux, et
sur la nature des seules idées que puissent nous en
donner l'instinct et la raison empirique. Tous les
systèmes rationnels nient donc nécessairement la capa-
cité de l'instinct et de la raison empirique à nous révé-
ler le véritable bien ; tous rejettent donc, comme ne
remplissant pas l'idée de ce bien, et le bien instinctif et
le bien égoïste. Voilà ce « que tout système rationnel
rie nécessairement. Et maintenant, que reconnaît-il
non moins nécessairement? Il reconnaît que le bien, tel
qu'il est impliqué dans les jugements moraux, est obli-


8




126 VINGT ET UNIE1n,IF1 LEÇON.,
gatoire et impersonnel, c'est-à-dire qu'il a l'autorité
d'une Ioi, et qu'il n'est pas seulement bien par rapport
à l'individu, mais en soi : car tels sont les caractères qui
forcent l'intelligence à en attribuer la révélation à la
raison intuitive. Mais, messieurs, nous sommes déjà
parfaitement édifiés Ste tous ces points; car nous les
avons établis, et fort au long, dans la critique à laquelle
nous avons soumis les systèmes égoïstes et instinctifs.
Or si, d'une part, tons ces points, nous sont démontrés,
et si, de l'autre, sur tous ces points toutes lés doctrines
rationnelles sont unanimes, il est parfaitement inutile
que nous exposions et examinions en détail les parties
de ces doctrines qui s'y rapportent, d'autant mieux que
nous serons obligés de revenir sur toutes ces vérités et
de les établir scientifiquement, quand nous poserons
pour notre propre compte les bases de la na:Orale. Il ne
reste donc qu'un point Sur lequel les dcieftines ration-
nelles se divisent, et par lefirel elles puissent altérer les
véritables bases de la morale, et ce point est en même
temps le seul qui ne soit pas encore déterminé fidür
nous, et stirlequetrions puissions n'être point d'accord
avec ces doctrines; ce point, C'e§t la question de la na-
ture du bien. Q'est-ce que le bien? quelle idée repré-
sente ëe' mot clans lés jugements moraux ? est-ce une
idée simple, indéfinissable, ou bien une idée déflnissa-;
ble, réductible à une autre? et, dans cette dernière
hypothèse, quelle est cette idée? Voilà tout le' débat
entre lés philosophes rationnels, et voilà aussi là seule
chose qu'il nous importe à nous-mêmes de savoir et
d'apprendre. Sur tous les autres points nous sommes
fixés ou près de l'être. Nous avons écarté une foule d'er-
reurs ef dégagé une grande partie des vérités fonda
mentales de la: Mer -ale ; un seul problème important


SYSTE‘ME RATIONNEL. — PRICE. 127
reste, et c'est celui-là; car, comment démélér les véri-
tables règles 'de la conduite humaine, si nous ignorons
en quoi consiste le bien, c'est-à-dire l'idée suprême dont
toutes ces règles doivent sortir? Ainsi, messieurs, notre
recherche s'est singulièrement simplifiée, et c'est parce
qu'elle s'est simplifiée que nous n'avons à exposer et à
examiner sérieusement les systèmes rationnels que sur
un point : ce qui nous permettra d'être beaucoup plus
rapide dans cette partie de notre revue historique que
dans les précédentes.


Ces observations faites, j'arrive, messieurs, aux doc-
trines rationnelles, en commençant par celles de la pre-
mière catégorie, c'est-à-dire par celles qui considèrent
l'idée du bien comme simple et irréductible.


J'ai choisi de préférence, pour vous donner une idée
vraie et complète de ces doctrines, le système de Price,
philosophé anglais qui a vécu dans le elne siècle,
et dont l'ouvrage intitulé : Revue des principales ques-
tions de la morale, est antérieur de plùsieurs années au
premier ouvragé de Reid, chef de l'école écossaise.
La préférence que j'accorde à la doctrine morale de
Price sur celles tout à fait de même nature des philoso-
phes de cette école n'est pas fondée seulement sur
cette antériorité ; elle l'est encore et principalement sur
le mérite intrinsèque de l'exposition de Price, supé-
rieure par l'étendue et la force à celles de Reid et de
Stewart.


Price n'est pas le premier gni*, en Angleterre, ait
adopté et professé cette forme dir système rationnel.
Avant lui, un autre Anglais, GridWorth, avait soutenu la
même


• opinion en opposition au systenie de Hobbes.
Les idées de Cudworth peuvent se résumer en très-peu
de mots. Il croyait que les notions de bien et dé mai ne


4





128 VINGT ET UNIÈME LEÇON.
viennent ni des sens ni de l'expérience : ce qui veut
dire qu'elles ne -viennent ni de l'instinct, ni de la raison
tirant de l'instinct l'idée de notre plus grand hien.
Selon lui, la raison conçoit les idées de bien et
de mal d'une manière immédiate, à l'occasion des
actions humaines , absolument comme, à l'occasion
des événements, elle conçoit l'idée de cause, ou celle
d'espace à l'occasion des corps. Mais, de même qu'en
voyant un fait et en concevant qu'il a une causé, nous
ne tirons pas l'idée de la cause de celle du fait, bien.
que la seconde soit l'occasion de la première, de même,
selon Cudworth, les idées de bien et de mal ne sortent
pas pour nous du spectacle des actions; mais le spec-
tacle des actions les éveille en nous, où elles sont, et où,
une fois conçues, elles s'universalisent. D'où vient que
ces idées se trouvent en nous? C'est, selon Cudworth,
que notre raison est une émanation de l'entendement
divin qui est leur siége naturel et éternel. Vous recon-
naissez dans cette doctrine celle que développa d'une
maniéré si admirable Platon dans l'antiquité. Selon cette
doctrine, les idées universelles et absolues- du bien et
du mal, du beau et du laid, du vrai et du faux, existent
de toute éternité dans la raison divine. Émanation de
cette raison suprême , la nôtre conserve en ce monde
un souvenir confus de ces idées; elles dorment en nous
tant qu'aucune occasion extérieure ne vient les exciter;
mais le flot des phénomènes qui s'écoulent sous les
yeux de l'entendement ne tarde pas à les éveiller ; alors
elles s'appliquent aux choses et leur donnent un sens
et des caractères qu'elles n'ont point par elles-mêmes.
C'est la doctrine des idées, sous sa forme sinon, la plus
sévère, du 11301I1s la plus ingénieuse : car elle ne se
borne pas à reconnaître en nous la présence de ces


SYSTÈME RA.TIONNEL. — PRICE. 129
idées, elle explique encore pourquoi et comment elles y
sont. En renouvelant ce système, Cudworth atteignait
le but qu'il avait principalement en vue, celui de sauver
les idées morales du caractère de relativité et de mobi-
lité que la doctrine de Hobbes leur imprimait. Les ac-
tions ne sont pas bonnes pour nous selon le rapport
qu'elles soutiennent avec les penchants individuels, con-
tingents et passagers de notre sensibilité ; l'idée du bien
subsiste indépendamment de tout acte et de tout être
individuel; elle est éternelle et immuable comme Dieu
en qui elle réside ; notre raison ne la crée pas, elle la
conçoit, et, en appliquant aux actions ce type immuable,
les apprécie et les juge. A l'idée du bien s'attache im-
médiatement l'idée de l'obligation, en sorte que nous
avons des devoirs, une loi, et que ces devoirs et cette
loi sont immuables comme le bien lui-même. Quant à,
l'idée du bien, Cudworth la déclare simple et indéfinis-
sable, et c'est par cette opinion qu'il appartient à la
classe des philosophes rationnels dont nous nous occu-
pons. Je me borne à ce peu de mots sur la doctrine de
Cudworth; ils suffisent pour vous montrer que les idées
de Price n'étaient pas sans précédents dans sa propre
patrie.


Ce que Hobbes avait été pour Cudworth, Hutcheson
le fut pour Price ; ce furent les conséquences de la doc-
trine du philosophe irlandais qui le déterminèrent à
écrire, et contre ces conséquences qu'il éleva son sys-
tème.


Qu'avait prétendu Hutcheson? Trois choses qui résu-
ment toute sa doctrine : la première, que les idées du
bien et du mal sont en nous des idées simples et origi-
nales; la seconde, qu'étant simples et originales, elles
dérivent nécessairement d'un sens; la troisième, que,


—9




130
VINGT ET UNIÈME LEÇON.


tout sens étant un principe arbitraire de notre constitu-
tion, le bien et le mal sont relatifs à notre constitution,
n'ont pas plus de réalité objective que le doux et l'amer,
et changeraient de nature si nous en changions nous-
mômes. Voilà ce que Hutcheson avait explicitement pro-
fessé ou implicitement admis; son système, rigoureuse-
ment interprété, rendait la conséquence, que les mots
bien et mal ne signifient pas pour nous ce que sont
réellement les actions, mais simplement quelles sensa-
tions elles nous font éprouver. Or,s'il en est ainsi, il n'y
a plus de morale; et il en est ainsi, non-seulement si le
système instinctif, mais encore si le système égoïste,
sont vrais ; car le système égoïste professe, comme le
système instinctif, qu'une action n'est bonne que parce
qu'elle est capable de produire en nous un certain plai-
sir. Price vit parfaitement, et l'identité, à ce point de
vue, des deux systèmes, et le danger de la conséquence
commune qui en découlait. Rétablir contre ces deux
systèmes la réalité objective du bien et du mal et leur
immutabilité, tel fut son but. En disant comment il y
parvint, je vous ferai connaître, messieurs, toute la suite
de ses idées.


Price, messieurs, procède en maître. Sa vue, péné-
trante et juste, saisit du premier coup le nœud de la
difficulté, et aborde immédiatement la question qu'il
faut avoir éclaircie pour le résoudre. Cette question
n'est autre que celle-là même de l'origine de nos idées;
car, de quoi s'agit-il dans le débat? Nous avons en nous
deux facultés, l'intelligence et la sensibilité; de ces deux
facilités, la première voit les choses telles qu'elles sont:
l'autre ne nous apprend que l'effet qu'elles produisent
sur nous. Les idées données par celle-4 expriment donc
des réalités indépendantes de nous, et qui existeraient


SYSTÈME RATIONNEL. - PRICE. 131


encore si nous étions autrement faits, et même si nous
n'existions pas. Les idées données par la seconde n'ex-
priment au contraire que des faits, des sensations en
nous, lesquelles n'existeraient pas sans nous, ou chan-
geraient si nous changions. La question de la réalité
objective et de l'immutabilité du bien et du mal se ré-
duit donc à celle de savoir si les idées du bien et du mal
que nous avons sont de la première bu de la seconde
espèce, ou, ce qui revient au même, dérivent de l'in-
telligence ou de la sensibilité. Hutcheson prétend qu'elles
dérivent de la sensibilité, et, par conséquent, qu'elles
sont de la seconde espèce. Mais pourquoi le prétend-il ?
Parce qu'il admet la doctrine de Locke sur l'origine de
nos idées. Que dit, en effet, cette doctrine? Elle dit que
toutes nos idées primitives et originales dérivent des
sens et de la réflexion, ce qui veut dire qu'elles dérivent
toutes de l'expérience. Admettons que cette doctrine
soit vraie : Hutcheson aura raison, car l'intelligence em-
pirique, c'est-à-dire l'observation, a beau s'appliquer
aux actions, elle n'y découvre ni le bien ni le mal ; le
bien et le mal, en d'autres termes, ne sont point, dans
les actions, des qualités visibles, comme la forme ou
l'étendue dans les corps. Reste donc que ces mots re-
présentant seulement les sensations de peine ou de
plaisir produites en nous par les actions. Or, il est de
fait que les actions produisent en nous de telles sensa-
tions. Donc c'est bien là ce que représentent les idées
de bien et de mal. Donc ces idées dérivent, non de l'in-
telligence, mais de la sensibilité; et, comme elles sont
spéciales, d'un sens particulier dans la sensibilité. Donc,
si la doctrine de Locke sur l'origine de nos idées sim-
ples est vraie, il n'y a rien à répondre à Hutcheson, son
système est sans réplique. La question de savoir s'il a




132 VINGT ET UNIÈME LEÇON.
raison se résout donc dans celle de savoir si l'opinion de
Locke sur l'origine de nos idées est fondée. C'est ainsi
que Price saisit la difficulté. Comment la résout-il? En
prouvant que le système de Locke est faux, et qu'il n'est
pas vrai que toutes nos idées simples et primitives dé-
rivent de la seule expérience.


La manière dont il le démontre est aussi forte qu'elle
est simple. Il prend certaines idées -qui sont en nous,
en fait voir que ni la sensibilité,- ni l'intelligence en tant
que faculté empirique, ne peuvent en rendre compte.
La sensibilité ne peut en rendre compte, car elles ne
représentent aucune sensation. L'intelligence, en tant
que faculté empirique ou d'observation, ne peut en
rendre compte non plus : car, d'une part, ces idées ne
représentent rien d'observable, ni en nous, ni hors de
nous; car, d'autre part, ces idées expriment des choses
qui dépassent les limites de toute observation, et aussi
celles de toute généralisation; ces idées, en d'autres.
termes, sont absolues. Une raison qui prouve encore
plus catégoriquement que ces idées échappent à l'expé-
rience, c'est que l'expérience les présuppose; c'est que
nous ne pourrions former aucun jugement, arriver à
l'intelligence de quoi que ce soit, sans ces idées. Si ces
idées existent, et si elles ne dérivent ni de la sensibi-
lité ni de l'observation, qu'en faire? Il faut ou les nier
ou les reconnaître. Les nier, impossible, quoique Hume
l'ait osé; il faut donc les admettre, et les considérer ou
comme de pures formes de notre esprit, et alors on
tombe (comme l'a fait Kant plus tard) dans le scepti-
cisme universel, ou comme des conceptions de faits
réels, quoique invisibles, dans les choses. Il n'y a évi-
demment que cette dernière hypothèse d'admissible, dit
Price, car c'est la seule qui soit conforme aux croyances


SYSTÈME RATIONNEL. - PRICE. 133
universelles de l'humanité et à la conscience intime de
tout homme. Quand nous concevons le temps, l'espace,
les causes, etc., nous croyons fermement que ces idées
représentent des réalités hors de nous, quoique ces
réalités soient simplement intelligibles et non visibles.
Si telle est la vraie nature de ces idées, il faut né-
cessairement les rapporter à la faculté qui, en nous,
perçoit dans les choses ce qui y est, c'est-à-dire à l'en-
tendement, et à un mode particulier de cette faculté,
distinct du mode que désigne le mot observation. Il y a
donc deux intelligences en nous : l'intelligence empiri-
que, qui saisit dans les choses ce qu'elles contiennent
d'observable,et l'intelligence à priori ou la raison intui-
tive, qui, par delà ce qui est visible, conçoit ce qui est
invisible et ce qui dépasse toute observation et toute ex-
périence. La doctrine de Locke est donc trop étroite,
elle ne rend pas compte de toutes nos idées. Il est vrai
qu'il n'y a que deux sources d'idées premières, la sen-
sibilité et l'intelligence; mais Locke n'a vu dans l'intel-
ligence que l'observation, et elle contient davantage;
elle contient la raison intuitive, source féconde d'idées
premières, car d'elle seule émanent toutes les idées
sans lesquelles nous ne comprendrions rien au spec-
tacle du monde, toutes les idées fondamentales de l'in-
telligence et de la croyance humaine. J'ai abrégé, mes-
sieurs, et mis sous ma forme cette belle démonstration
de Price, renouvelée depuis en Écosse et en Allemagne;
mais Price a vu tout ce que je viens de dire, et je ne lui
prête rien.


Cela posé, messieurs, Price en revient aux idées du
bien et du mal, et reprend le raisonnement de Hutche-
son sur l'origine de ces idées. Les idées du bien et du
mal sont simples et primitives, avait dit Ilutcheson ; et




34 VINGT ET UNIÈME LEÇON.
Price en tombe d'accord. Si elles sont simples et primi-
tives, avait encore dit Hutcheson, elles doivent émaner
d'une faculté qui nous donne de telles idées; Price en
convient. Or, avait continué Hutcheson, nous ne perce-
vons pas dans les actions le bien et le mal, comme dans
les corps l'étendue et la forme ; cela est vrai, dit Price.
Donc ces idées ne peuvent être que. des idées de sen-
sation , avait continué llutcheson, et il faut nécessai-
rement les attribuer à un sans spécial, qui est agréable-
ment affecté par certaines actions et désagréablement
par d'autres. Ici Price arrête llutcheson : Votre conclu-
sion n'est pas rigoureuse, lui dit-il; car, outre l'obser-
vation et la sensibilité, il y a une troisième source d'i-
dées immédiates et premières, la raison intuitive. Il est
vrai que l'observation ne donne pas les idées du bien
et du mal, vous l'avez prouvé ; mais restent deux fa-
cultés, la sensibilité et la raison intuitive, et il est pos-
sible que les idées du bien et du mal dérivent de la
dernière. En dérivent-elles réellement? ou avez-vous
raison et viennent-elles de la sensibilité? voilà. la ques-
tion. Cette question, messieurs, Price la résout en fa-
veur de la raison intuitive. Voici en peu de mots ses •
arguments :


Et d'abord il explique l'opinion contraire. Elle a pris
sa source dans ce fait, que le bien et le mal, une fois
perçus dans les actions, nous affectent agréablement et
désagréablement; on n'a vu que ce dernier fait, on a
laissé échapper le premier, que cependant l'autre pré-
suppose. Qu'est-ce qui distingue, poursuit Price, les
idées qui dérivent de la sensibilité de celles qui viennent
de l'intelligence? C'est que nous sentdns que les unes
ne représentent que certaines sensations en .nous, tan-
dis que nous savons que les autres représentent des


SYSTÈME RATIONNEL. — PRICE. 1 35
réalités hors de nous. Or, quand l'humanité déclare
que l'ingratidude est un vice et ]a reconnaissance une
vertu, que désignent à se.s yeux ces mots vice et vertu?
ne signifient-ils qu'une chose, à savoir, que ces deux
conduites produisent en nous certaines sensations, ou
bien pensons-nous qu'en elle-même l'une est vicieuse,
l'autre vertueuse? Évidemment, la conscience de l'hu-
manité repousse la première opinion et professe la se-
conde. Mais, dira-t-on , l'humanité croit aussi que
l'amer et le deux sont dans les corps? Oui, répond
Price, mais quand elle y réfléchit, elle trouve que c'est
une illusion, car elle trouve incompatible l'idée de
corps et les idées des qualités secondes; et, au con-
traire, quand elle y réfléchit, non-seulement elle trouve
compatibles l'idée d'action et l'idée de bien et de mal,
mais absurde l'opinion que le bien et le mal n'existent
pas dans les actions, et ne soient que des impressions
en nous. Admettez, en effet, cette dernière opinion, et
voyez les conséquences elles sont toutes plus répu-
gnantes l'une que l'autre. Si elle était vraie, il serait
impossible de se tromper dans les jugements moraux ;
car la sensation est toujours ce qu'on la sent: donc, dans
deux jugements opposés, portés sur la môme action,
ou par deux individus ou par le même individu dans
deux moments, il y aurait la même vérité. Si elle était
vraie, en elles-mêmes les actions seraient indifférentes ;
car l'entendement seul voit les choses telles qu'elles
sont, et l'entendement n'y pourrait voir ni bien ni mal :
toute action, toute conduite serait donc indifférente aux
yeux de Dieu qui est un pur entendement. Si elle était
vraie, enfin, il n'y aurait rien d'obligatoire: caril n'y a
point d'obligation à faire ce qui plaît, ni à ne pas faire
ce qui déplaît. Ainsi, tout repousse l'hypothèse que les




136 VINGT ET UNIÈME LEÇON.
idées de bien et de mal n'expriment que des sensations
en nous; tout démontre qu'elles expriment des qualités
réelles dans les actions. Or, s'il en est ainsi, la consé-
quence de Hutcheson est détruite, et ce que Price avait
démontré possible est maintenant démontré vrai : ces
idées ne viennent pas d'un sens, elles viennent de la
raison intuitive; elles sont une conception à priori de
la raison.


Telle est, messieurs, la démonstration donnée par
Price de l'origine rationnelle des idées morales. Celle
démonstration n'est pas seulement belle, elle est en-
core inattaquable ; il en tire immédiatement la conclu-
sion qui en découle, c'est-à-dire l'immutabilité du bien
et du mal.


En effet, dit Price, toute qualité réelle des choses
dérive de leur nature. Or, la nature des choses est im-
muable. Dieu peut détruire les choses, mais il ne peut
faire qu'elles soient ce qu'elles ne sont pas. Il ne dépend
donc d'aucune volonté ni d'aucun pouvoir de les chan-
ger; donc il en est de même de leurs qualités réelles ;
donc le bien et le mal, qualités réelles des actions,
sont immuables, comme la nature merne de ces actions
d'où elles dérivent. Ainsi donc, aucun pouvoir, aucune
volonté, pas même celle de Dieu, ne peut rendre bonnes
des actions qui ne le sont pas. Ce qu'elles sont, elles le
sont éternellement, comme ce qu'est un triangle ou un
cercle. Tout jugement moral, vrai, exprime donc une
vérité absolue, immuable, éternelle.


Après avoir ainsi démontré la non-subjectivité, et, par
conséquent, l'immutabilité des idées du bien et du.mal,
et l'origine rationnelle de ces idées, il restait à décrire
la manière dont le bien et le niai sont conçus ou perçus
par la raison; car ce n'est pas assez de démontrer que•


SYSTÈME RATIONNEL. — PRICE. 137


l'idée du bien ne peut être donnée que par la raison,
il faut montrer comment la raison ]a donne. Sur cette
question, Price est beaucoup moins explicite que sur
les précédentes; on peut même dire qu'il ne la traite
pas, et cependant son opinion ressort si clairement de
tout l'ensemble de ses idées, qu'il est impossible de la
méconnaître.


Selon lui, messieurs, c'est à propos des actions des
êtres libres et intelligents que le bien et le mal sont
conçus. Le bien et le mal ne sont autre chose que des
qualités et des caractères des actions. Ces qualités n'y
sont pas visibles pour l'observation, Ais elles y sont
intelligibles pour la raison. De même qu'à la vue d'un
événement, je conçois qu'il se passe dans la durée,
bien que la durée ne me soit pas visible, de même, à
la vue de certaines actions, il m'apparaît et je conçois
qu'elles sont bonnes ou mauvaises. Cette bonté ou cette
méchanceté est-elle un rapport de convenance eu de
disconvenante de l'action avec un certain fait extérieur,
comme l'ordre, la volonté de Dieu, la nature des
choses? Price le nie formellement. Est-elle un rapport
de convenance ou de disconvenante avec une idée ab-
solue du bien, espèce de type qui serait dans notre in-
telligence, comme Platon et Cudworth l'ont pensé? Price
ne semble nullement le penser. A la vue des actions,
leur caractère moral nous apparaît immédiatement,
leur bonté si elles sont bonnes, leur méchanceté si elles
sont mauvaises, l'absence de ces cieux qualités si elles
sont indifférentes. Nous reconnaissons bien que ce ca-
ractère est identique à lui-même dans les différentes
actions où il se rencontre, et, quelque diverses qu'elles
soient, c'est toujours par la même qualité qu'elles sont
bonnes; mais nous ne dégageons pas l'idée de cette




138 VINGT ET UNIÈME LEÇON.
qualité au bout d'un certain nombre d'expériences,
pour l'appliquer, à l'avenir, comme formule aux ac-
tions, et les juger ainsi par leur convenance ou leur
disconvenance avec ce type. Dans chaque cas particu-
lier, le caractère de l'action apparaît immédiatement à
la raison dès que toutes les circonstances de l'agent et -
de l'objet sont suffisamment déterminées ; car, par ac-
tion, Price n'entend pas le simple acte matériel, mais
l'acte avec son motif, sa fin, la nature et la situation
de l'individu qui le fait, et de l'être qui en est l'objet,
toutes les circonstances, en un mot, qui l'entourent,
en sorte que, C> es . circonstances changeant, l'acte a beau
rester matériellement le même, l'action est changée.
L'esprit ne descend donc pas de l'idée du bien à l'idée
des principales vertus, et de l'idée de chacune de celles-
ci à celle des différents cas qu'elle comprend. L'esprit.
suit une marche inverse : la qualité d'être bonnes lui
apparaît dans les actions particulières; en rapprochant
ces actions où il a trouvé cette qualité, il s'aperçoit fa-
cilement que toutes ces actions rentrent dans un petit
nombre de formules, comme la justice, la véracité, la
bienfaisance, la reconnaissance ; de là l'idée des diffé-
rentes vertus ou des différentes branches du devoir; il
s'aperçoit bien, en outre, que toutes ces vertus sont
vertus par la présence de la même qualité qui est le
bien ; mais elles n'en sont pas moins différentes et irré-
ductibles l'une à l'autre. Il est vrai d'une vérité ,évi-
dente, en d'autres termes, qu'il est bien d'être juste,
d'être vrai, d'être bon; mais ces vérités ne peuvent pas
se déduire de l'une d'elles, ni d'une vérité plus haute;
elles sont autant de vérités premières distinctes, autant
d'axiomes. Toutes expriment que le bien se rencontre
dans une certaine action; mais comme cette rencontre


SYSTÈME RATIONNEL. - PRICE. 139


est un simple fait, et qu'on ne peut en rendre compte
par aucune raison, ni, par conséquent, par une raison
commune, il est impossible d'aller plus haut, et il faut
s'arrêter là. Ces vérités, selon Price, font partie de la
vérité éternelle et immuable, qui est un mode de Dieu.
En Dieu résident avec elles l'idée éternelle et immuable
du bien, et l'éternelle distinction du bien et du mal.
Telle est la manière dont Price entend la conception du
bien par la raison, et dont il explique tous nos juge-
ments moraux.


Quant à l'idée du bien, Price professe qu'elle est sim-
ple : ce qui veut dire que le bien lui-même, ou ce ca-
ractère par lequel toutes les actions bonnes sont bonnes,
est à ses yeux une qualité sui generis, originale, indé-
composable, et, par conséquent, indéfinissable. A cet
égard , l'opinion de Price n'est environnée d'aucun
nuage, et c'est par cette >opinion qu'il appartient à la
première catégorie des philosophes rationnels. Vous
comprendrez facilement, messieurs, qu'une telle opi-
nion, pour qui y croit fermement, n'est pas de nature
à être établie par des preuves directes. Comment prou-
veriez-vous que telle ou telle couleur primitive est une
qualité simple, et que, par conséquent, elle est indéfinis-
sable? C'est un fait, et vous ne pourriez que l'affirmer.
11 en est de même du bien aux yeux de Price ; aussi se
borne-il à dire que la qualité représentée par ce mot
est simple, et à sommer ceux qui prétendent la définir
d 'en montrer les éléments. Mais si à cela se réduisent
les raisons directes, il abonde en raisons indirectes. Il
demande, si le bien était définissable, comment cette
définition ne se trouverait pas dans tous les esprits, et
P ourquoi les philosophes qui l'ont cherchée auraient
abouti à des formules si différentes? II parcourt ces for-




140 VINGT ET UNIÈME LEÇON.
mules, et s'attache à montrer d'une part par quelle il-
lusion on les a prises pour des définitions, et à prouver
de l'autre qu'elles n'en sont pas. Les unes, selon lui,
n'expriment que quelques-unes des circonstances ou des
effets inhérents ou bien ou à sa perception; les autres,
qu'un des cas du bien, pris pour le bien lui-même ; de.
la première espèce sont ces formules : le bien est ce qui..
doit être fait; le bien, c'est la perfection, l'excellence ;
bien agir, c'est agir selon la nature des choses, confor-
mément aux rapports qui existent entre les choses,
conformément à la volonté de Dieu, aux lois de la
raison, de l'ordre, etc.; il rapporte à la seconde caté-
gorie tous les systèmes qui ont érigé une certaine vertu,
la véracité, la bienveillance, la sociabilité, en type de
la.vertu, et donné la définition de cette vertu particu,-
fière pour la définition du bien lui même. Il s'attache à
démontrer que toutes ces prétendues définitions n'en sont
pas, car aucune ne définit le bien, mais autre chose que
lui, et toutes présupposent l'idée du bien qu'elles pré-
tendent expliquer ; il montre qu'elles n'ont pas même
l'avantage d'éclaircir l'idée du bien : car, comme elles
en présupposent l'idée, il faut, au contraire,avoir l'idée
du bien pour les comprendre; il montre, enfin, que,
comme critéria pour déterminer ce qui est bien, toutes
sont inutiles, puisque c'est immédiatement et autrement •
que cette détermination alleu ; et que presque toutes sont
inexactes et dangereuses, car presque toutes ont une
compréhension plus ou moins grande que le bien lui-
même. Il s'étend particulièrement sur les définitions de
la seconde catégorie, et prouve en détail qu'il est impos-
sible de faire dériver toutes les vertus d'une seule, et
qu'il est aussi facile de tirer la seconde de la première,
que la première de la seconde, la bienveillance de la


SYSTÈME RATIONNEL. - PRICE. 141
véracité, par exemple, que la véracité de la bienveil-
lance.


A toutes ces définitions Price oppose en outre le té-
moignage de la conscience, qui atteste selon lui que
nous ne procédons d'aucune de ces définitions pour ap-
précier les actions; les jugements moraux portés par les
enfants, qui ne se doutent pas de ces formules, et qui
sont incapables des raisonnements qu'exigerait l'appré-
ciation morale par ces formules; enfin, le vulgaire tout
entier, chez qui il est facile de constater la même
ignorance,- et impossible de méconnaître la même inca-
pacité.


D'où viennent, dit Price, toutes ces définitions et tous
les systèmes qui lés ont proclamées? De deux causes
principales, le désir de rendre raison des jugements
moraux, et l'amour de la simplicité. Il a paru beau de
ramener toutes les vertus à une seule dont les autres ne
seraient que des variantes,et de prouver, par leur parti-
cipation à la vertu suprême, comment toutes les autres
sont des vertus. Mais s'il en était ainsi, il y aurait tou-
jours un premier acte, qui serait immédiatement perçu
comme bon, et qui serait bon sans qu'on pût en don-
ner d'autre raison, sinon que la raison perçoit qu'il
l'est. Ainsi, d'une part, la raison de la vertu suprême
échapperait, et avec elle toute véritable démonstration
de la morale; et, d'une autre part, on aurait bien ]a dé-
finition de l'acte qui est conçu immédiatement bon,
niais l'idée du bien conçu dans cet acte resterait tou-
jours indéfinissable. Tous ces sy stèmes manquent donc
le double but qu'ils veulent atteindre, car ils n'aboutis-
sent ni 4 définir le bien, ni à démontrer la morale.


Telles sont, messieurs, très-abrégées, les raisons par
lesquelles Price défend sa thèse, que le bien n'est pas




142 VINGT ET UNIÈME LEÇON.
susceptible de définition. Mais une réflexion doit vent
frapper : c'est que, de plusieurs de ces raisons et de la
théorie de l'auteur sur la manière dont le bien est.
perçu, il semblerait résulter que le raisonnement n'est
jamais de mise en morale, puisque chaque action y est
jugée en elle-nième et toujours immédiatement. Cette
conséquence de ces idées n'a point échappé à Price,'et
je ne lui rendrais pas justice, si je ne vous disais corn,
nient il résout la difficulté.


Deux causes, selon lui, produisent toutes les difficult
que nous rencontrons dans l'appréciation morale, e
expliquent l'intervention du raisonnement et de la dis-
cussion en morale : la première, c'est le conflit qui s'é-
lève fréquemment entre différents devoirs; la seconde,
c'est la détermination des circonstances qui entourent
l'action et qui décident de son caractère. Bien que dans
l'un et dans l'autre cas la décision soit toujours l'effet
d'une conception immédiate de la raison, la position de
la question à décider peut donner lieu à toutes les dis-
cussions, à toutes les divergences d'opinion imagina-
bles; et, comme de l'exactitude avec laquelle toutes les
circonstances de la question sont déterminées dépend la
justesse de l'appréciation morale, de là aussi toutes 1
erreurs qu'on peut commettre en morale.


J'ai voulu, messieurs, vous donner une idée nette d
la façon dont Price établit son opinion sur la 'nature d
bien et sur la question fondamentale de savoir s'il
indéfinissable. Je serai beaucoup plus rapide sur les au-
tres points de son système.


Price montre qu'à la suite de l'intuition par laquelle
nous est révélée la qualité morale des actions, d'autres
faits se produisent qui, tous, présupposent cette intui-
tion, niais qui sont, les uns, d'autres intuitions de la


SYSTÈME RATIONNEL. — PRICE.
143


raison, et les autres, des faits d'une nature mixte, ra-
tionnels et sensibles tout à la fois.


A cette dernière classe appartient le jugement qui
déclare belles et aimables les actions bonnes, laides et
détestables les actions mauvaises, L'émotion agréable que
tout bonne action nous cause, est-elle un fait purement
subjectif', c'est-à-dire qui dépende entièrement de la na-
ture de notre sensibilité, ou bien cefaitparticipe-t-il, en
quelque chose, à l'objectivité des notions morales? telle
est la question que Price se pose, et qu'il étend succes-
sivement à un grand nombre d'autres affections de notre
nature. Je ne ferais que vous indiquer sa conclusion, qui
est originale, et qui mériterait un examen dans lequel
je ne veux pas entrer. Selon Price, parmi les plaisirs
qui se produisent dans notre sensibilité, il en est qui
sont pour nous inexplicables, et dont nous ne pouvons
rendre compte qu'en disant que nous avons été faits de
manière à ce que leurs causes les produisissent en nous.
Mais il y en a quelques-uns qui nous semblent avoir
leur raison dans la nature éternelle des choses, et dont,
par conséquent, la production nous apparaît, non
comme le résultat de l'organisation arbitraire de notre
nature, mais comme la conséquence nécessaire de la
nature des objets qui les produisent. Tel est celui que
nous cause la vertu ou le bien moral; tels sont ceux qui
dérivent pour nous des idées du bonheur, de l'ordre,
de l'estime, etc. Dans tous ces cas, l'effet sensible nous
Parait essentiel à la nature de l'objet qui le produit.
Aussi de tels objets produisent-ils d'abord un plaisir qui
est purement intellectuel, et qui, comme tel, est par-
fai tement indépendant de la constitution de notre nature.
"Mais ce plaisir serait trop froid pour nous attirer puis-
samment à la cause qui l'excite, et Dieu a voulu qu'il




144 VINGT ET UNIÈME LEÇON.
fût secondé par un autre plus énergique ; c'est pour-
quoi il a placé en nous des instincts spéciaux qui nous
attirent au bien, à l'ordre, à l'estime d'autrui, etc., et
en vertu desquels toutes ces choses nous émeuvent sen-
siblement avec une grande énergie. Le bien produit
donc en nous un double plaisir : l'un purement intellec-
tuel, et qu'il est de l'essence du bien de produire; l'au--
tre sensible et. plus énergique, qui dérive de la consti-
tution arbitraire de notre nature. Je le répète, cette
théorie est curieuse, et Price en déduit une explication
du bonheur de Dieu, qui ne l'est pas moins. Ne pouvant
l'examiner en elle-même ni dans ses conséquences, je




la signale du moins à votre attention. Un autre fait de
même nature est celui quise produit à la suite de la pra-
tique du bien et du mal, je veux dire la douleur d'avoir
mal fait, et le plaisir d'avoir bien fait. Je ne m'y arrê-
terai pas, et j'arrive aux conceptions i priori qui sui-
vent en nous la conception morale proprement dite, ou
l'intuition du bien.




-. 4
La première est celle du devoir ou de l'obligation ;


elle est si étroitement liée à celle du bien, dit Price, que
l'une ne peut venir sans l'autre, ou plutôt qu'elles ne
sont que deux formes d'une seule et même conception, 4
comme le sont celles de figure et de chose figurée. De-
mander pourquoi nous sommes obligés'de faire le bien,
est absurde, car c'est demander pourquoi le bien est
le bien, où- pourquoi nous devons faire ce que nous
devons faire. S'il en est ainsi, il s'ensuit que tous les
caractères du bien se communiquent à l'obligation de,.
le faire, et que, l'un étant immuable et indépendant du'
sujet qui le perçoit, il en est de même de l'autre. Ainsi, --
l'obligation participe de la réalité objective du bien, et
si aucun pouvoir, aucune volonté ne peut changer ce


SYSTÈME RATIONNEL. — PRICE. 1.45
qui est bien, aucune volonté, aucun pouvoir ne peut
créer, ni supprimer, ni altérer le devoir. Il suit encore
de là que le devoir ne se résout pas dans la volonté et
le pouvoir de Dieu, car ce n'est pas aux idées de pou-
voir, de volonté, qu'est nécessairement enchaînée l'idée
d'obligation, mais à l'idée de bien. En sorte qu'il faut
d'abord concevoir la volonté de Dieu comme identique
au bien, pour arriver à cette idée, que, ce que Dieu veut,
nous sommes obligés de le faire. Telle est la force de la
liaison qui unit les deux idées de bien et d'obligation,
que,ne pouvant pas ne pas concevoir clans Dieu une per-
ception parfaite du bien, nous ne pouvons pas ne pas
concevoir Dieu soumis à l'obligation morale comme
nous : ce qui, du reste, n'ébranle pas la toute-puissance
de Dieu, car ce n'est dire autre chose, sinon que la puis-
sance de Dieu ne va pas jusqu'à pouvoir changer sa pro-
pre nature, à laquelle le bien est essentiel, ou dont le
bien est un mode. Une autre remarque de Price, c'est
que, si l'idée d'obligation n'est inhérente qu'à celle du
bien, il n'y a de loi que le bien, et rien n'est loi que
par sa participation au bien; car, l'idée de loi impli-
quant celle d'obligation, et celle d'obligation celle de
bien, il s'ensuit que la première implique la troisième.
Aussi toutes les qualités qu'on attribue à la loi, son ob-
jectivité, sa supériorité sur les personnes, son immu-
tabilité, etc., sont précisément tous les caractères du
bien. Telle est l'idée que Price se forme et de la nature.
de l'obligation, et de l'origine de l'idée que nous en
avo s




Le seconde conception qui est attachée à l'idée du
bien est celle que la pratique du bien rend l'agent cli-
gne de bonheur, et celle du mal, de misère ; ou, en
d'autres termes, que la vertu mérite, et que le vice


n—




146 VINGT ET UNIÈME LEÇON.
démérite. Elle est immédiate comme la première : car
l'idée de mérite nest pas moins essentiellement impli-
quée dans celle de vertu que celle d'obligation dans
celle de bien. Cette conception, dit Price, est parfaite-
ment distincte du fait même que la vertu est pour nous
une source de plaisir car autre chose est d'apprendre
par expérience que la vertu est accompagnée de bon-
heur, autre chose de concevoir comme une vérité né-
cessaire qu'elle en est digne. Cette conception ne'résulte
pas davantage de la vue que la vertu est utile à la so-
ciété : car si cette considération nous incline à vouloir
du bien à l'homme vertueux, nous sentons clairement
que nous y sommes déterminés antérieurement par une
considération plus immédiate et plus simple, c'est qu'il
est vertueux, et que, par elle-même et en soi,. la vertu
est digne de bonheur.


Telle est, messieurs, la description que Price donne
du fait moral. Le surplus de son ouvrage est princi-
palement consacré à deux choses : d'une part, à déter-
miner quelles sont les actions dans lesquelles nous dé-
couvrons la bonté morale, et c'est ce qu'il appelle la
question de la matière du bien; d'autre part, à recher-
cher la différence qui existe entre la vertu absolue et la
vertu pratique, et quelles sont les facultés qui rendent
un être capable de vertu. Je ne m'arrêterai pas à yods
exposer la doctrine de Price sur ces deux questions se-
condaires. Qu'il me suffise de dire que, sur ces deux
questions, la doctrine de Price n'offre rien d'original
et qui dépasse les plus simples données du sens com-
mun. Conformément à son principe, que nous concevons
immédiatement le bien dans chaque action, il nie qu'il
existe un devoir duquel tous les autres puissent être
déduits, ou, ce qui revient au même, une vertu dans


SYSTÈME RATIONNEL. - PRICE. 147
laquelle les autres viennent se résoudre, et il se borne à
en donner l'énumération ordinaire. Quant à la seconde
question, Price, comme tout le monde, assigne la li-
berté et l'intelligence comme les conditions de la mora-
lité d'un être, et, comme tout le monde encore, dis-
tingue entre la vertu absolue, qui consiste à faire volon-
tairement et avec intelligence des actions conformes à
la loi morale, et la vertu pratique, qui existe par cela
seul que nous croyons agir conformément au bien,
alors même qu'il n'en est rien. Il n'y a rien là, comme
vous le voyez, que tous les moralistes n'aient reconnu et
proclamé.


Vous me pardonnerez, messieurs, de m'être laissé
aller, malgré ma promesse d'être rapide, à cette expo-
sition développée du système de Price. Comme il pré-
sente une construction régulière et claire du système
rationnel dans tout ce que ce système a de constitutif,
j'ai cru que je devais profiter de cette occasion pour
vous l'offrir dans .son ensemble. Le type ainsi posé, je
ne vous signalerai plus dans les autres systèmes ration-
nels que les points par lesquels ils en diffèrent, et,
comme je vous l'ai dit, ces points se ramènent princi-
palement à un, qui est celui de la nature du bien et de
la réductibilité ou de l'irréductibilité de la notion que
nous en avons.


Mais, avant d'interroger sur cette question fondamen-
tale les systèmes qui la résolvent autrement. que celui
de Price, je soumettrai, dans la prochaine leçon, son
opinion à un sérieux examen.




VINGT-DEUXIÈME LEÇON.


SYSTÈME RATIONNEL. - CRITIQUE DE PRICE,


MESSIEURS,


L'objet de ma dernière leçon a été de vous faire con-
naître les principaux points de la doctrine morale de
Price. Cette doctrine se divise en deux parties, la partie
négative et la partie positive. La partie négative est tout
entière dans la démonstration de cette vérité, que les
caractères du bien ne permettent d'en attribuer la ré-
vélation ni à l'instinct ni à la raison empirique, mais
que l'idée ne peut nous en être donnée que par la raison
intuitive. Cette partie négative de la doctrine de Price,
je l'adopte sans réserve. La partie positive comprend
deux choses : d'une part l'opinion de Price sur la nature
du bien et la manière dont la raison le conçoit; d'autre
part la description des différents phénomènes rationnels
et sensibles qui accompagnent en nous la conception du
bien. J'adopte encore, sauf développements et modifica-
tions , cette dernière partie de la doctrine positive de
Price; mais, quant à ce qu'il pense de la nature du bien
et de la manière dont il se révèle à la raison, mon opi-
nion diffère notablement de la sienne, et je me propose
de consacrer cette leçon à vous montrer en quoi et
pourquoi. C'est précisément à cause de cette dissidence


STATÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE PRICE. 14.9
et de la gravité de la griestion sur laquelle elle porte,
que j'ai dû, dans la précédente leçon, vous faire conne tre
avec étendue les sentiments de Price et les motifs par
lesquels il essaye de les justifier. Je 'le devais encore par
une autre raison : c'est que l'opinion de Price sur ce
point fondamental a beaucoup d'autorité dans ce pays,
où les doctrines de l'école écossaise l'ont importée et
popularisée. 1:;:n effet l e système de Price est précisément
celui de Reid et de Dugald Stewart. Sans doute, ces der-
niers philosophes ont élargi le champ dans lequel leur
devancier s'était enfermé, en introduisant dans la re-
cherche morale l'examen de la nature , des lois et du
rôle en nous de l'amour de soi et des instincts ; mais,
quant au problème moral proprement dit, ils l'ont en-
visagé du même point de vue, et sont arrivés par le
même chemin aux mêmes conclusions. C'est ce qu'un
très-petit nombre de détails sur la manière dont Stewart
considère le problème et le résout suffira pour établir.
Ces détails seront courts; messieurs; permettez--les moi;
après quoi j'arriverai à l'examen critique que je vous ai
annoncé.


Stewart, messieurs, et dans les Esquisses dont j'ai pu-
blié la traduction, et dans son ouvrage posthume Des là-
cuités actives et morales de f h..omm,e, qui vient également
d'être traduit, distingue deux questions dans le problème
fondamental de la morale, celle de la nature du bien,
et celle de la faculté qui nous le révèle; et il examine
s uccessivement ces deux questions.


Sur la première , voici ses conclusions : il pose en
fa it que c'est à la vue des actions que l'idée du bien pé-
nètre en nous ; il affirme que cette idée représente une
certaine qualité des actions, comme l'idée du mal la qua-
lité contraire ; il établit que ces qualités existent dans




150 VINGT-DEUXIÈME LEÇON.
les actions indépendamment de nous, comme- les qua-
lités premières dans les corps, et ne sont point du tout
de simples rapports des actions à nous, comme le sont
des corps à nous les qualités secondes. Quant à la na-
ture de ces qualités, il les déclare, ainsi que les idées
que nous en avons, parfaitement originales, simples,
irréductibles, et par conséquent indéfinissables ; cl, à
l'exemple de Price et de Reid qu'il cite, il montre que
nous ne pouvons traduire les mots de bien et de mal que
par des phrases synonymes, ou en substituant à l'idée
même qu'ils représentent celle de quelqu'une des cir-
constances qui en accompagnent la perception. Telles
sont les opinions de Stewart sur la nature du bien.


Quant à la question de la faculté qui perçoit le bien
dans les actions, il dit que la solution doit en être con-
séquente aux faits incontestables qu'il vient d'établir sur
la nature du bien. Et, après avoir fait l'histoire des opi-
nions successives professées en Angleterre sur ce pro-
blème, il pose les conclusions suivantes : le bien étant
une qualité simple et réelle dans les actions, on ne peut
en rapporter l'idée qu'à une faculté qui nous donne des
idées originales et qui saisisse dans les choses les qua-
lités qui y sont ; 2° on ne peut donc rapporter cette idée
à un sens de la nature du goût et de l'odorat , car de
tels sens ne nous révèlent pas ce que sont les choses,
mais simplement l'effet qu'elles produisent sur nous ;
3° on ne peut non plus la rapporter à la raison, si, par
raison, on n'entend que la faculté qui saisit les rapports
et déduit les conséquences des idées déjà obtenues, car
l'idée du bien est une idée originale, première, et non
l'idée d'un rapport ou d'une conséquence ; 4° mais si,.
par sens, on entend une faculté analogue à celle qui sai-
sil l'étendue dans les corps, et si, par raison., on entend;


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE PRICE. 151
la raison intuitive, qui nous donne les idées simples et
originales d'espace, de durée, de cause, ou peut rap-
porter l'idée de bien ou à un sens ou à la raison ;
5° quant au choix entre ces deux origines, Stewart in-
cline pour la raison, mais en déclarant que la question
devient sans importance, du moment que l'on admet que
les mots bien et mal représentent des qualités simples
et réelles des actions.


Voilà, messieurs, l'opinion de Stewart. J'ose dire qu'il
n'est besoin d'aucun commentaire pour montrer sa par-
faite identité avec celle de Price.. - J'arrive donc immé-
diatement à l'examen de cette opinion, qui est le véri-
table objet de cette leçon.


Pour la juger, messieurs, il n'y a qu'un moyen, c'est
de la rapprocher des faits qu'elle a la prétention de re-
présenter. Il est donc nécessaire de rappeler ici ces faits.
Comme vous les connaissez déjà, je le ferai dans le
moins de mots possible.


L'observation atteste et la raison conçoit que toute ac-
tion humaine a un mobile et un but. En recherchant
quels sont les buts distincts des actions humaines, on
trouve que ces buts se réduisent à trois : 1° l'objet pro-
pre d'un des penchants de notre nature ; 2° la plus
grande satisfaction de notre nature, ou le plaisir qui en
est la suite; 3° ce qui est bien en soi. On trouve pareille-
ment que, tous les mobiles distincts des'actions humaines
se réduisent à trois, qui correspondent à ces trois buts,
-savoir : 1° l'un des instincts de notre nature ; 2° le désir,
de formation secondaire, qu'on appelle amour de soi ou
désir du bonheur; 3° l'obligation. De là, trois formes
pures de déterminations , sans compter les formes
mixtes, qui résultent des diverses combinaisons pos-
sibles des trois buts et des trois mobiles.




- 152 VINGT-DEUXIÈME LEÇON.
Cela posé, messieurs, nous appelons du nom de bien


les choses suivantes :
1° Les objets des divers instincts de notre nature :


ainsi les aliments, la richesse, le pouvoir, la gloire, l'es-
time, l'amitié, sont des biens. Bien, dans cette première
acception, désigne donc ce qui est propre à satisfaire un
de nos désirs. Aussi y a-t-il autant de ces biens que
nous avons de désirs.


20 La plus grande satisfaction de notre nature, c'est-
à-dire, ou son plus grand bien, ou son plus grand bon- 4
heur, selon qu'on considère la satisfaction elle-même,
ou sa conséquence, qui est le plaisir. Ici le mot bien ne
représente plus l'objet d'un désir, ni sa satisfaction,
mais la plus grande satisfaction de tous nos désirs. Cha-
cun peut entendre ce bien à sa manière, mais il est un
pour chacun.


3 .
Le 'bien en soi. Par bien, dans cette troisième ac-


ception, nous entendons, non ce qui n'est bon que par
rapport à nous, mais ce qui est bon indépendamment
de nous et de tout individu, ce qui est bon en soi et d'une
manière absolue. Tl n'y a qu'un bien de cette espèce,
tandis qu'il y a autant de biens de la seconde que d'es-
pèces d'êtres, et autant de la première que de désirs
dans les individus.


il° La conformité de l'action volontaire d'un être intel-.
ligent et libre au bien en soi. Le mot bien, dans cette der-
nière acception, représente cette qualité de la conduite
(les individus intelligents et libres d'être conforme au bien
absolu : ce bien est la vertu, la moralité, le bien moral.


Vous voyez, messieurs, que le mot bien a, dans notre
langue, quatre acceptions différentes, et même cinq, si
l'on veut distinguer entre la satisfaction de nos désirs- et
le plaisir qui l'accompagne; et même six, l'on voulait


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE PRICE. 153
s'arrêter à une autre distinction entre les véritables objets
de nos désirs et les choses propres ô, nous les procurer,
qui sont les choses utiles. Mais ne subdivisons pas, et te-
nons-nous-en à ces quatre acceptions. Si elles sont diffé-
rentes, vous devez bien présumer que les choses qu'elles
représentent ne peuvent avoir les mêmes caractères, ni
les idées que nous en avons la même origine. Marquons
donc encore ces différences qui sont aussi des faits.


1 0 Nos instincts seuls déterminent ce qui est bon et
mauvais pour nous, dans la première acception. Ainsi,
si les aliments, la gloire, le pouvoir, sont des biens
pour nous, c'est que notre nature aspire à ces différentes
choses. Si notre nature était autrement faite, ces biens
n'en seraient pas pour elle. Ces biens sont donc relatifs.
et, parce qu'ils le sont, l'expérience seule a pu nous les
faire connaître : l'idée en est donc empirique.


2° Notre raison apprend de l'expérience que tantôt
notre nature est satisfaite, et que tantôt elle ne l'est pas ;
que tantôt elle l'est plus, tantôt moins. Elle apprend
également de l'expérience ce en quoi consiste sa plus
grande satisfaction, laquelle serait évidemment autre,
si notre nature était différente. L'idée du plus grand
mbi èeinncelerielloattrier. nature est donc empirique, et ce bien lui-


3° Le bien en soi n'est pas relatif, puisqu'il est bien
pat lui-même et absolument. D'un autre côté, l'obser-
vation ne pouvant rien atteindre d'absolu, il est impos-
sible que l'idée de ce qu'est le bien en soi dérive de
l 'expérience. Cette idée, quelle que puisse être la chose
lqaur'ealilseoin'eprésente, est donc une conception à priori de




4° Le bien en soi conçu, il est absolument v sÉés
toute action conforme à ce bien est bonne. J ée du




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0




154
VINGT-DEUXIÈME LEÇON.


bien moral est donc enveloppée dans une conceph
absolue ; elle dérive donc de la raison, elle est donc a
solue, et le bien qu'elle représente absolu comme elle.


De ces quatre biens, messieurs, remarquez qu'il en
est trois qui sont définis, et dont nous avons une idée.
précise : ce sont le bien instinctif, le bien personnel et
le bien moral. Un seul ne l'est pas encore, le bien en
soi, et nous sommes à la recherche de sa définition. Les
deux premiers sont des buts d'action, mais ils ne
sent point obligatoires, nous l'avons démontré ; le désir
seul nous détermine à les rechercher. La troisième est
aussi un but d'action, et le seul qui puisse être


. et qui
soit obligatoire. Le quatrième est cette qualité que com-
munique à la conduite la poursuite de ce dernier but.


Tels sont les nits, messieurs, tels du moins ils m'ap-
paraissent. Le propre des doctrines morales fausses est
de les méconnaître, de les défigurer plus ou moins, et
c'est pour cela qu'elles sont fausses. Celle qui lés défi-
gure le plus est la doctrine égoïste : toutes ces distinc-
tions que je viens de marquer, elle les efface; tous ces
faits que je viens de vous signaler, elle les absorbe dans
un seul, la recherche calculée du bien personnel. La
doctrine instinctive est moins aveugle; elle distingue
deux buts et deux mobiles : le but et le mobile instinc-
tifs, le but et le mobile personnels; mais elle méconnaît
tout le reste. La doctrine de Price, messieurs, est beau-
coup plus près de la vérité; elle reconnaît les trois mo-
biles et les trois buts, mais elle altère l'idée du troisième,
et elle l'altère en supprimant la distinction qui existe
entre le bien absolu et le bien moral. Ces deux faits, liés
mais distincts, elle les confond en un seul, qui ne retient
exclusivement ni les caractères de l'un , ni ceux di
l'autre, mais qui les réunit, et, en les réunissant., le


SYSTÈME RATIONNEL, CRITIQUE DE PRICE. 155
défigure. Là me semble être le vice fondamental de la
doctrine de Price. Mais, avant tout, établissons d'une
manière plus nette en quoi consiste son opinion, en quoi
consiste la mienne, et le point précis par lequel elles
diffèrent. Nous verrons après, si c'est moi qui vois dans
les faits une distinction qui n'y est pas, ou si c'est lui qui
en efface une qui y est.


Selon Price, selon Cudworth, selon Steward, l'idée du
bien n'est pas autre chose que l'idée d'une certaine qua-
lité des actions, découverte en elles par la raison intui-
tive. Ainsi, hors des actions, il n'y a rien qui soit bon,
et, s'il n'y avait point d'actions, le bien n'existerait pas.
11 n'en existerait tout au plus que l'idée en Dieu; et cette
idée serait celle d'une qualité possible, que pourraient
revêtir des actions possibles. Telle est l'opinion de ces
philosophes.


Selon moi, messieurs, tout cela n'est vrai que du bien
moral. L'idée du bien moral est, j'en conviens, l'idée
d'une certaine qualité des actions, qualité qui y existe
réellement et que ma raison y découvre. S'il n'y avait
point d'actions, cette qualité, et, par conséquent, le bien
moral, n'existerait pas; l'idée seule en existerait, et cette
idée serait celle d'une certaine qualité possible d'actions
possibles. Mais pour moi, messieurs, le bien moral, ou
cette qualité, n'est point un attribut intrinsèque de cer-
taines actions comme la forme ronde de certains corps;
c'est, au contraire, le rapport qui existe entre la tendance
de certaines actions et un certain but absolument bon
auquel les actions peuvent tendre ou ne pas tendre, et
Par rapport auquel elles sont bonnes quand elles y ten-
dent, mauvaises quand elles n'y tendent pas. Ce but est
le bien en soi ; car il est la seule chose au monde qui
soit bonne par elle-même, et tout ce qui est bon ne l'est




156 VINGT-DEUXIÈME LEÇON.
que par rapport à lui. Ce but est la réalité dont le mot.
bien est le nom, la seule dont l'idée forme avec celle du
bien une équation absolue, puisque ces deux idées n'en
font qu'une et sont identiques. Cette réalité existe indé-
pendamment dec actions, puisqu'elle est le but légitime
de toute action libre. Sans elle les actions ne pourraient
être ni bonnes ni mauvaises, puisqu'elles ne sont bonnes
ou mauvaises que par leur rapport avec ce but qui est
le bien. Loin donc que l'idée du bien ne représente que
la qualité par laquelle les actions sont bonnes, il est
vrai de dire que la bonté dans les actions n'est qu'une
bonté dérivée, une bonté qui ne consiste que dans leur
conformité avec ce que représente réellement et direc-
tement l'idée du bien, c'est-à-dire, avec ce qui seul est
bon par soi-même, avec ce qui seul est véritablement
le bien. ll faut donc distinguer le bien en soi et le bien
moral : le bien en soi qui est un but d'action, comme la
satisfaction de notre nature, comme les objets divers de
nos instincts, mais qui se distingue de tout autre en ce
qu'il est le bien, et, par conséquent, ce à quoi nous
devons aspirer; puis le bien moral ou la vertu, qui est
la qualité que revêt la conduite, que revêtent les actions,
quand elles vont à ce but.


Cudworth, Price, Stewart, confondent ces deux biens
en un seul : ils ne voient dans le bien qu'une qualité des
actions, qui est à la fois le caractère qui les rend bonnes
et le but pour lequel elles doivent être faites. Vous voyez,
messieurs, l'opinion de ces philosophes, vous voyez la
mienne, et vous saisissez bien la différence qui les sé-
pare.


Mais je nè vous aurais-pas fait embrasser toute l'éten-
due de cette dissidence, si je ne vous faisais voir com-
ment, selon qu'on adopté l'une ou l'autre


. de ces opinions


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE PRICE. 157
sur la nature du bien, on est conduit d'une part à se for-
mer des idées différentes sur la manière dont il est conçu
tant en lui-même que dans les actions, et, de l'autre,
à résoudre d'une manière différente aussi la question
de savoir si le bien est ou n'est pas définissable. Permet-
tez-moi quelques développements sur ces deux points.


Comment s'opère la perception du bien dans mon
opinion? Le voici. La bonté et la méchanceté dans les
actions n'étant que leur conformité ou leur non-confor-
mité avec le bien en soi, il est évident qu'elles n'ont
pour moi aucun caractère tant que je ne possède pas
l'idée de ce bien. Ce peut donc bien être à propos des
actions que je vois faire ou que je fais que je con-
çoive l'idée de ce bien, et je puis bien la concevoir plus
ou moins clairement; mais, claire ou obscure, cette
idée doit précéder dans mon esprit toute appréciation
des actions particulières. Ainsi,le début des conceptions
morales dans mon système, c'est nécessairement la con-
ception du bien en soi; tant que je n'ai pas cette con-
ception, je puis apprécier les actions d'après les maximes
du sens commun ou de l'éducation que j'ai reçue, je ne
les juge pas véritablement par moi-même. Mais, l'idée
du bien conçue, comment se fait cette appréciation? Né-
cessairement encore par la confrontation des actions
avec le bien en soi. Tout jugement des actions est donc
la perception d'un rapport plus ou moins visible et par
conséquent plus ou moins facile à. déterminer ; il n'y a
donc qu'une conception immédiate, celle du bien en soi ;
toute conception de la bonté ou de la méchanceté mo-
rale, c'est-à-dire toute appréciation des actions, est
donc médiate, et nous descendons de l'une à l'autre,
la conception du bien en soi étant le point de départ,
celle du bien des actions la conséquence. Voilà com-




it


158 VINGT-DEUXIÈME LEÇON.
ment se passent nécessairement les choses, dans mon
opinion.


Elle se passent tout autrement dans l'opinion de
Price. A la vue des actions qui s'accomplissent autour
de nous, nous percevons immédiatement la bonté ou la
méchanceté qui est en elles. Je vous vois voler, je vous.
vois secourir un pauvre, ma raison perçoit immédiate-
ment que l'une de ces actions est mauvaise, l'autre bonne;
elle découvre immédiatement en elles ces qualités.Ulté-
rieurement nous tirons de cette expérience ces maximes
générales : voler est mal, faire l'aumône est bien. Et plus
ultérieurement encore, nous dégageons de ces maximes
générales l'idée môme du bien, soit que nous la ti-
rions par abstraction de la qualité même qu'elle repré-
sente, comme semble le croire Price, soit que ridée de
cette qualité fût antérieurement en nous comme le pré-
sume Cudworth. Ainsi, je commence par percevoir dans
les actions les qualités de bonté et de méchanceté mo-
rales, puis je tire de ces jugements particuliers les maxi-
mes générales qui qualifient les actions, d'où je dégage
enfin l'idée même du bien : voilà le procédé de la per-
ception du bien, dans l'opinion de Price. Ce qui est im-
médiat, dans cette opinion, c'est l'appréciation des
actions particulières; ce qui est médiat, c'est l'idée du
bien. Nous commençons, dans cette opinion, par où nous
finissons dans la mienne, et réciproquement. Et tout
cela est une conséquence nécessaire des idées diverses
que nous nous faisons de la nature du bien.


Une autre conséquence,jc ne dis plus nécessaire, mais
naturelle de cette diversité, c'est l'opposition de l'opi-
nion de Price et de la mienne sur la question de savoir
si le bien est définissable. Vous allez voir, messieurs,
comment l'idée de Price, que le bien est une chose


SYSTÈME RATIONNEL. CRITIQUE DE PRICE, 159
simple et irréductible, tient à son idée que le bien n'est
qu'une qualité des actions, et comment, dans la critique
à laquelle je vais soumettre son système, et, avec le sien,
tous les systèmes rationnels de la même catégorie, je ne
devais pas et ne pouvais pas séparer ses opinions sur
cos deux points.


En effet, messieurs, supposez que l'idée que je me
fais et du bien en soi, et du bien moral, et de la ma-
nière dont le dernier est déduit du premier, soit exacte:
n'est-il pas évident que je ne puis me passer de la dé-
finition du bien, ni par conséquent prétendre que le
bien est indéfinissable et qu'il n'y a rien à en dire que
de le nommer? Comment, si je ne concevais pas ni
quel est, ni en quoi consiste ce but extérieur qui est
absolument bon, qui est le bien, pourrais-je déterminer
si les actions y tendent ou n'y tendent pas, et par consé-
quent si elles sont ou ne sont pas moralement bonnes ?
Il ust évident que la chose me serait absolument impos-
si ble, et que; dans mon système, la première condition
de tout jugement moral précis est une définition du
bien en soi. Il est donc impossible, dans mon système,
d 'admettre que le bien soit indéfinissable; et aussi l'ef-
fort de tous les moralistes qui l'ont professé a été de dé-
finir le bien absolu, d'en déterminer l'idée ; c'est même
Par ces définitions que leurs systèmes divers se distin-
guent, comme nous le verrons. Cette même nécessité
existe-t-elle dans l'opinion de .Price? En aucune facon.
Car le bien, selon lui, étant une qualité des actes, une
qualité que nous y percevons immédiatement, il n'est
pas plus nécessaire dans son opinion de définir le bien
Pour juger si les actions sont bonnes, qu'il n'est néces-
saire de définir la blancheur pour juger si les objets
sont blancs. Ainsi rien ne force, dans cette forme du


ii1r




160
VINGT-DEUXIÈME LEÇON.


système rationnel, d'arriver à une définition du bien. Il
est vrai que, si cette qualité des actions était définissable
et définie, le système n'en subsisterait pas moins; mais..
supposez que ce système soit réellement faux; supposez
que le bien dans les actions ne soit que leur conformité'
à une chose extérieure, le bien en soi : alors on devi-
nerait pourquoi les philosophes qui ont professé cette
forme du système rationnel ont tous préféré dire que
le bien était une qualité simple- et indéfinissable : c'est
que, si on ne définit pas la bonté morale, comme elle
doit l'être, la conformité de l'acte au bien absolu,
on ne sait plus qu'en dire, et il est impossible de s'en
faire une idée. Or, cette seule définition possible étant
en opposition avec le système même, et par consé-
quent devant être exclue, il n'y avait plus qu'un parti
à prendre, qui était de supposer et de déclarer que la
bonté morale est une qualité simple, et qu'on ne peut
la définir.


Vous voyez donc que ma dissidence avec Price, qui
est celle des systèmes rationnels qui définissent le bien
et de ceux qui ne le définissent pas, s'étend à trois
choses : la nature du bien, la perception du bien, et la
définition du bien ; et vous voyez en même temps com-
ment elle est liée sur ces trois points, et comment, exis-
tant sur l'un, elle doit s'étendre aux deux autres. Ma
critique embrassera donc, messieurs, l'o pinion de Price
sur ces trois points. Autrement elle ne serait pas intelli-
gente.


Je ferai deux choses, messieurs : je chercherai d'abord
à vous expliquer, en supposant que mon opinion soit
vraie, comment des philosophes distingués ont été con-
duits à concevoir et à admettre l'opinion que le système
de Price représente; je m'efforcerai ensuite de faire


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE PRICE. 161
voir qu'elle est inconciliable avec les faits. Je commence
par le premier point.


Et d'abord, messieurs, il est très-facile de s'expliquer
historiquement comment Price et les Écossais furent
conduits à s'arrêter à cette opinion. 11 suffit pour cela
de se rendre compte des impressions et des préoccupa-
tions sous l'influence desquelles ils écrivirent, et de la
tâche philosophique à laquelle ils participèrent. Cette
tâche, messieurs, avait été impbsée aux penseurs par la
théorie de Locke sur l'origine des connaissances. Comme
il y a dans l'esprit humain beaucoup d'idées fondamen-
tales qui ne représentent ni une chose perçue par les.
sens ou la conscience, ni un rapport entre les choses
perçues par ces deux facultés, toutes ces idées et toutes
les vérités qui s'y rattachent se trouvèrent compromises
par cette théorie. Aussi émut-elle profondément les
esprits réfléchis, et c'est à sauver ces idées que, pen-
dant un siècle, toute la philosophie anglaise et une partie
de celle du continent a consumé ses efforts. Il y avait,.
pour, parvenir, deux routes à prendre : ou d'expliquer
ces idées dans la théorie de Locke, ou de nier cette
théorie et de prouver qu'elle ne reconnaissait pas toutes
les sources de la connaissance humaine; et, de ces deux
modes de réfutation, il était naturel que le premier pré-
cédât et que le second suivît : et c'est ce qui est arrivé.
De là, si je puis m'exprimer ainsi, deux bans de philo-
sophes qui se succédèrent dans cette tâche. Hutcheson,
messieurs, appartient au premier, Price et les Écossais
au second. Que fit llutcheson dans la partie de cette
tâche qui, concerne la morale? Je vous l'ai dit : il ne nia
pas la théorie de Locke; mais il se força d'établir qu'il
y en avait en nous plus de sens qu'on n'y en reconnaît or-
dinairement, et qu'entre autres, il y en a un qui per-


--11




162 VINGT—DEUXIÈME LEÇON.
toit clans les actions les qualités de bien et de mal mo-
ral. Puisque Hutcheson convenait que le bien et le mal .
sont perçus par un sens, il devait reconnaître que le
bien et le mal sont des qualités, et des qualités simples :
ainsi le voulait la théorie de Locke. Il fut donc convenu
que le bien et le mal étaient des qualités simples des.
actions. Hutcheson, par cette théorie, crut avoir tout
sauvé. En effet, il avait obtenu un premier résultat. Le
seul bien dont l'idée Mt compatible avec la théorie de
Locke était le plaisir ou le bien personnel : aussi l'égoïsme
en était sorti. Hutcheson, par la découverte du sens
moral, venait de montrer qu'il y avait un autre bien
que le bien personnel, un bien désiré pour lui-même,
et non comme élément de notre propre bonheur. Il '
crut avoir tout fait. Mais ce n'était pas assez, et Hut-
cheson ?


qui avait été forcé, par l'impossibilité de définir
la qualité qui est le bien, de l'assimiler plutôt aux qua-
lités secondes qu'aux qualités premières de la matière,
ne remarqua pas que sa théorie faisait du bien quelque
chose de relatif à nous et qui changerait si nous chan-
gions. La conscience de l'humanité réclamait donc en-
core, et ce fut à ce second appel que répondit Price.
Ainsi, que je vous l'ai montré, le but de Price est de
restituer l'objectivité et par conséquent l'immutabilité
du bien et du mal, et c'est ce qui le conduisit à voir que
la théorie de Locke était fausse et que la raison est
aussi une source d'idées premières. Mais comme il
arrivt ordinairement, sa première et principale pensée
réalisée, il n'accorda qu'une importance secondaire à
tout le reste, et il en fut de même des philosophes
écossais, ouvriers à la même tâche et y travaillant au
môme point de vue. Il accepta donc l'idée consacrée
que le bien et le mal sont des qualités des actions, et


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE PRICE. 163
des qualités simples et indéfinissables. Aussi bien, la
théorie de Locke avait enraciné le préjugé que toutes
les idées fondamentales de l'esprit humain sont des idées
simples; les ennemis même de Locke subissaient ce pré-
jugé, et Price n'avait garde d'admettre que les idées
du bien et du mal moral appartinssent à la classe infé-
rieure et dédaignée des idées de rapports. Tels sont les
antécédents qui conduisirent Price à adopter l'opinion
Glue nous combattons ; en voilà, en lui du moins, les
origines historiques.


Mais cette opinion a sa racine dans des causes beaucoup
plus générales, et qui devaient, indépendamment de
toute circonstance historique, conduire naturellement
quelques philosophes à s'y arrêter. Je vais vous en indi-
quer rapidement quelques-unes.


Si les découvertes de la réflexion restaient la pro-
priété de ceux qui réfléchissent, la science, messieurs,
au lieu d'être la source du bonheur et du perfectionne-
ment de l'humanité, ne serait utile qu'au petit nombre
de ceux qui la cultivent; et bientôt même, en demeu-
rant sous la forme qui lui est propre, elle deviendrait,
par ses accroissements continuels, un héritage que peu
d'esprits seraient capables de recueillir. Mais il n'en va
pas ainsi : à mesure que la science découvre, les vérités
qu'elles a mises en lumière descendent, après avoir subi
les longues épreuves de l'examen, dans les esprits moins
éclairés, puis dans ceux qui le sont moins encore, et fi-
nissent par devenir un bien commun, à la propriété du
quel tous participent, les patres comme les rois, et les
ignorants comme les savants. De plus, par une loi sage
de la Providence, en devenant ainsi le patrimoine de
tous, elles dépouillent leur forme scientifique, et se sé-
parant peu à peu des raisons plus ou moins nombreuses




16'i
VINGT-DEUXIÈME LEÇON.


qui les ont fait admettre, elles finissent par s'établir
dans la croyance commune sous forme d'axiomes; et c'est
sous cette forme simple qu'elles sont transmises des pères
aux enfants, et grâce à cette forme que l'héritage de la
vérité acq uise peut s'accroître indéfiniment, sans devenir
jamais pour les intelligences communes un fardeau im-
possible à porter. C'est ainsi, messieurs, que se forme et
s'enrichit de siècle en siècle cette science de tous qu'on
appelle le sens commun, et qui n'en est plus une, parce
Glue nous la recevons de notre nourrice, et la respirons
avec l'air de notre temps. Si on analysait les vérités dont
se compose, dans une nation et dans un siècle donnés,
le sens commun, on y distinguerait deux espèces d'élé-
ments : d'une part, le petit nombre de croyances innées
clans l'esprit humain, qui sont, en quelque sorte, le ca-
pital intellectuel que chaque homme apporte en nais:-
saut, la dot de Dieu à tous ; et, d'autre part, un grand
nombre de vérités successivement acquises par la ré-
flexion des précédentes générations, et qui, successive-
ment aussi, sont venues, chaque siècle, enrichir et
accroître ce fonds commun. On remarquerait de plus
que, quoique acquises, et n'ayant d'abord été admises
que sur bonnes preuves, ces dernières se confondent
entièrement avec les premières, paraissent, comme elles,
des axiomes évidents par eux-mêmes, qui n'ont pas de
preuves et qui n'ont pas besoin d'en avoir, et qu'il serait
aussi insensé de contester que les autres, dont personne
ne les distingue, tout le monde ayant oublié qu'un jour
elles ont été acquises, un autre disputées, un autre re-
connues vraies, et qu'elles ont ainsi une origine toute
différente. Voilà, messieurs, comment les choses se pas-
sent; voilà comment se crée et s'augmente le sens com-
mun ; voilà ses lois, voilà ce qui fait que le monde


SYSTÈME RATIONNEL. - CRITIQUE DE PRICF. 165
avance, se développe, s'éclaire, et, dans le monde, tout
le monde, ici davantage et là. moins; voilà enfin ce qui
fait la différence entre les différentes sociétés d'hommes,
le sens commun des unes étant plus riche que celui des
autres.


Si cela est vrai de tous les ordres de vérités, comment
n'en serait-il pas ainsi des vérités morales, en suppo-
sant, comme nous le faisons et comme j'ose dire que
cela est, que l'appréciation des actions soit la découverte
de leur rapport avec un certain but, qui est le bien, et
dont la conception est immédiate? Quel autre ordre de
vérités importe-t-il davantage à l'humanité de décou-
vrir? Sur quel autre la réflexion a-t-elle dû se porter
plus tôt et avec plus d'attention et de suite? Dans quel
autre, par conséquent, les découvertes ont-elles dû être
plus anciennes et plus nombreuses, surtout si on songe
qu'importantes comme elles étaient, la Providence a dû
les rendre faciles? Et quel autre, par suite, e dû fournir
de bonne heure au sens commun plus de maximes et
d'axiomes? Si donc notre hypothèse est fondée, voici,
messieurs, comment les choses se passent en morale. A
mesure que la civilisation fait des progrès, l'esprit hu-
main découvre successivement les actions qui sont con-
formes au bien absolu, et, à mesure que ces découvertes
se font, elles se formulent dans le sens commun en
maximes qui prononcent absolument que telle action
est bonne ou mauvaise; peu à peu le pourquoi de ces
propositions s'oublie , , on ne s'en occupe plus, et ces
maximes prennent l'apparence d'axiomes qui expriment
des vérités immédiates, premières, évidentes par elles-
mêmes. Et, la preuve que les choses se passent ainsi,
c'est qu'il ne faut pas remonter bien loin dans l'histoire
de notre civilisation pour trouver une époque oit , sur




166
VINGT-DEUXIÈME LEÇON.


certaines actions, dont le caractère est aujourd'hui par,:
faitement fixé, le jugement de l'humanité était flottanÏ
et n'osait décider; c'est encore qu'on ne saurait prendre
au hasard deux époques successives dans l'histoire d'une
civilisation, sans rencontrer des différences entre la mo-
rale publique de ces deux époques. Or, que suit-ii, mes-
sieurs , du phénomène que je vous signale? Il s'ensuit
que, dans une civilisation avancée, dans une civilisation
comme la nôtre, par exemple, le caractère moral de la
plupart des actions étant parfaitement déterminé, nous
jugeons très-souvent les actions d'une manière immé-
diate, et sans comparaison préalable de ces actions avec
le bien absolu; et de là, pour le dire en passant, la
facilité avec laquelle la moralité d'un peuple peut être
passagèrement pervertie sur un point donné, et l'é-
branlement que subissent toutes les vérités morales aux
époques où des vérités d'une autre espèce, mais passées
comme elles dans le sens commun, sont mises en ques-
tion. Qui conteste, par exemple, que voler est mal; et
qui s'inquiète de savoir pourquoi? Personne. Il semble
donc que la méchanceté morale du vol soit naturelle-
ment perçue d'une manière immédiate, et qu'elle le soit
dans l'action. Or, les mêmes faits produisant la même
illusion dans une foule de cas, elle prend, cette illusion,
les apparences et l'autorité d'une vérité; et ce qui la re-
double, c'est que le philosophe trouve en lui l'apprécia-
tion morale opérée par le même procédé qu'il observe
autour de lui. En effet, nous philosophons à un âge dit
tous les jugements du sens commun ont pénétré dans
notre esprit et s'y trouvent établis. Nous avons donc,
nous aussi,. la tête remplie de notions toutes faites sur le
caractère des différentes actions, et itnous aussi il arrive
souvent de les juger immédiatement. Quoi donc de plus


SYSTÈME RATIONNEL. - CRITIQUE DE PRICE. 167
naturel que de prendre ce procédé, que nous voyons
appliqué hors de nous et que nous sentons s'appliquer
en nous, pour le procédé vrai, naturel, primitif, de
l'appréciation morale? Ainsi fait-on, messieurs ; et on
'oublie les exceptions, c'est-à-dire les. cas difficiles qui
obligent de revenir au procédé vrai, ou on les explique
par d'autres circonstances ; et on ne fait pas attention
qu'à ce compte il faudrait regarder comme immédiates
une foule de vérités certainement acquises, et qui sont
devenues aussi des axiomes. L'apparence éclipse tout,
triomphe de tout, et on adopte l'opinion dont Price a fait
son système. C'est là, en effet, parmi les causes qui l'ont
engendrée, l'une des plus puissantes ; c'est la première
que je vous signale.


Une seconde, messieurs, et qui se rattache à une autre
loi de l'esprit humain, c'est la forme sous laquelle les
vérités morales sont et doivent nécessairement être ré-
digées, en tant que préceptes, dans l'éducation et dans
les lois. Nos parents, nos nourrices ne nous disent pas :
cela est bon, cela est mauvais par telle et telle raison;
ils nous disent simplement : ceci est bon , ceci est mau-
vais; et la première raison, c'est que nos parents et nos
nourrices seraient en général fort embarrassés de faire
la preuve qu'ils omettent; ils n'ont pas reçu cette
preuve, ils ne peuvent la rendre; mais une seconde rai-
son, c'est la manière même dont toute loi, tout précepte
moral doit être rédigé pour obtenir son effet, c'est-à-dire
pour être immédiatement et clairement compris. Si
les lois et les préceptes procédaient par démonstration;
s'ils disaient : le bien absolu est telle chose; telle action
dans telle circonstance est conforme ou contraire à ce
bien ; donc vous devez la faire ou l'éviter; évidemment
la loi serait longue et le précepte embarrassé. Il est




168 VINGT-DEUXIÈME LEÇON.
bien plus simple et bien plus clair de dire : tu feras
ceci , tu ne feras pas cela ; ou bien : ceci est bon , cela
est mauvais, sans dire pourquoi, et en s'en rapportant,
pour sanctionner la loi, et à l'autorité du sens commun
qui l'appuie, et à la vue obscure du bien absolu qui est
dans toute nature humaine, et qui confirme secrètement.
tout ce qu'on peut dire de vrai, comme secrètement elle
infirme tout ce qu'on peut dire de faux en morale.
Ainsi, messieurs, la formule naturelle, et, en quelque
sorte, nécessaire, de tout précepte comme de toute loi,
place immédiatement le bien et le mal dans l'action, et
semble proclamer que le bien et le mal ;l'en sont que
(les qualités, et que c'est là que nous en saisissons et
que nous en recueillons l'idée : autre cause d'illusion,
qui devait concourir à faire adopter cette opinion par
les philosophes.


D'autres, plus puissantes encore, se rencontrent dans
la manière même dont s'accomplissent naturellement en
nous la conception (lu bien en soi et l'appréciation des
actions qui *en dérivent.


Et d'abord, messieurs, bien qu'il n'y ait rien de si
différent que le bien en soi et le bien moral, puisque
l'un est un but entièrement distinct et indépendant de
tout acte, tandis que l'autre est la qualité de l'acte d'ètre
conforme à ce but, il faut dire pourtant que dans beau-
coup de cas l'appréciation de cette qualité dans l'acte
,est extrêmement facile, en sorte que la conception et. le
jugement sont très-voisins , et pour ainsi dire enve-
loppés dans un seul et même acte de l'esprit. Aussi
bien, messieurs, la Providence ne pouvait-elle envi-
ronner de difficultés l'appréciation morale d'un certain
nombre d'actions, qui sont en quelque manière la sith-
stan ce de la conduite, tant elles se représentent souvent;


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE PRICE. 169
et quoique toutes les précautions aient été prises dans la
constitution de notre nature pour que nos instincts et
notre intérêt nous les fissent envisager comme elles
doivent l'être, encore la garantie de l'appéciation mo-
rale ne pouvait-elle être négligée quand il s'agissait
d'un résultat si important. Aussi trouvons-nous leur ca-


.
ractère moral consacré, à très-peu de différence près,
chez tous les peuples, et ne saurait-on indiquer une
époque où il ait été complétement incertain. Ce fait a
trompé de deux manières les philosophes. En premier
lieu, comme ces actes se présentent d'abord à l'esprit
quand on s'occupe de morale, ils ont été choisis de pré-
férence pour exemples; et, comme on en trouve l'appré-
ciation immémoriale et la même chez tous les peuples,
on a argué de là en faveur de l'immédiateté de cette
appréciation. En second lieu, en étudiant l'appréciation
morale elle-même dans ceux de' ces actes où elle est
très-prompte et très-facile, on ne l'a vue que dans les
cas les plus favorables à l'opinion qu'elle est immédiate,
et il a été plus facile d'y trouver une confirmation de
cette opinion.


Ensuite, messieurs, c'est toujours à propos des
actions que nous nous élevons à l'idée du bien en
soi, comme c'est toujours à propos des phénomènes
qui se succèdent ou qui arrivent que nous nous élevons
à la conception de la durée et des causes. C'est là une
loi générale de la raison intuitive, que je vous ai souvent
signalée. Quoique capable de concevoir immédiatement
certaines idées , il faut toujours qu'une circonstance
vienne la déterminer à le faire, autrement elle ne le fe-
rait jamais; et cette circonstance est toujours un fait qui,
Pour être compris ou apprécié, exige la notion à priori
Mue la raison conçoit à son occasion. En voyant des faits




170 VINGT-DEUXIÈME LEÇON.
qui se succèdent, ou en palpant les parties d'une corps,
nous ne comprendrions pas que les uns se succèdent,
sans la notion de la durée, ni que les antres son tju x tapo-
sées, sans celle de l'espace; c'est pourquoi notre raison
intervient, et, produisant les idées de ces deux choses,
rend possibles celles de succession et d'étendue. Il en
est de même de la notion du bien par rapport à la mo-
ralité des actions ; sans cette notion, le caractère moral
des actions ne pourrait être conçu; aussi est-ce à pro-
pos des actions que nous sentons le besoin de juger,
que la raison s'élève à l'idée du bien au moyen de
laquelle ces jugements deviennent possibles. Or, il
arrive nécessairement dans ce cas ce qui arrive dans
tous les cas analogues : nous sommes plus frappés de la
manière. même de l'appréciation que, de sa forme, ou,
en d'autres termes, du jugement particulier porté que
de l'idée subitement introduite dans notre esprit qui
nous a rendus capables de le porter, et le plus souvent
nous ne remarquons pas même cette idée. Ainsi, quand
à la vue des faits qui sé Succèdent, nous jugeons, à l'aide
de la notion de durée qui survient, qu'ils se succèdent,
ce qui nous frappe, c'est ce jugement qu'ils se succè-
. dent; ce qui ne nous frappe pas, c'est l'idée de durée et
le rôle qu'elle a joué dans le jugement. Et voilà pour-
quoi beaucoup de philosophes ont prétendu que ridée
de durée sortait du fait de succession, qu'elle en était
abstraite, ne remarquant pas quel paralogisme il y a à
faire sortir une idée d'un fait dont la notion même la
présuppose. Autant en a-t-on dit, et pour les mêmes rai-
sons, de la notion d'espace, qu'on a fait dériver par
abstraction de celle de corps étendu, comme si on pou-
vait, sans l'idée d'espace, concevoir qu'un corps est
étendu. Ce paralogisme, messieurs, il était naturel qu'on


SYSTÈME RATIONNEL, - CRITIQUE DE PR10E. 171
y tombât à l'égard de la notion du bien. Comme nous la
concevons à propos des actions et pour juger les actions,
on a dû remarquer surtout le fait de l'action jugée, et
n'accorder qu'une faible attention au phénomène psy-
chologique du jugement lui-même et de la notion qui
en est la prémisse. De là, l'opinion que l'idée du bien
est celle d'une qualité des actions, et qu'elle est tirée
par abstraction des appréciations successives des ac-
tions : opinion qui est la soeur .de celles que je viens
de vous signaler sur l'origine des idées de durée et d'es-
pace.


Et ne croyez pas, messieurs, que, parce que l'appré-
ciation de l'action par l'idée ne peut


. résul ter que du
rapport conçu entre le but qui est le bien et la tendance
de l'action, il s'ensuive que l'analogie que je viens d'in-
diquer est inexacte; et que cette inattention à l'idée du
bien, principe du jugement, et à la comparaison qui le
produit, est impossible. Sans doute,toutes les fois qu'un
esprit précis veut se rendre un compte bien net du ca-
ractère d'une action et trouver la raison claire du juge-
ment qu'il en porte, ni l'idée d'où il part, ni la compa-
raison qu'il fait de l'action avec cette idée, ne peuvent
échapper à sa conscience ; mais ce n'est pas ainsi que
les choses se passent, même chez les esprits sensés et
qui cherchent à assurer leurs jugements moraux et à
ne pas s'en rapporter aux maximes de l'éducation et du
sens commun. Et cela tient à un autre caractère de la
notion intuitive et des jugements qui en dérivent, que
J'ai déjà en plusieurs fois l'occasion d'invoquer, et
meure encore, si je ne me trompe, dans les deux der-
nières leçons. C'est le propre de ces notions, que nous
trou tonsdéjà dans notre esprit quand nous commençons
a.
réfléchir, et de l'apparition desquelles nous ne savons




172 VINGT-DEUXIÈME LEÇON.
jamais la date, de rester confuses dans notre intelligence,
et, quoique confuses, de n'en engendrer pas moins des..
jugements très-assurés quoique confus comme elles. Je
ne reviendrai pas, messieurs, sur les causes de ce fait
qui semble impliquer contradiction ; je les ai dévelop-
pées il n'y a pas longtemps; mais il est incontestable. Il
est certain, par exemple, que, quoique nous n'ayons en
général de la chose représentée par le mot bien qu'une
idée confuse, quoique nous fussions pour la plupart, si
on nous en demandait la vraie nature, très-embarrassés
de la donner, nous pouvons cependant, dans la plupart
des cas, dire avec assurance, et non pas au nom des
Maximes du sens commun et des opinions consacrées,
mais avec sentiment de la vérité, si une action est, oui
ou non, conforme au bien, si elle est, oui ou non, mora-
lement bonne. Il n'est personne qui n'ait plusieurs fois
éprouvé ce phénomène, dans une de ces délibérations
intimes sur la conduite à tenir dans un cas sérieux, qui
reviennent de loin et loin dans la vie. Tout le monde a
senti dans ces délibérations, par le soin même qu'il pre-
nait d'écarter ses affections, son intérêt, ses préjugés,
que ce n'était point sous le joug de ces mobiles qu'il
essayait d'apprécier l'action ; tout le monde a senti qu'il
existait dans l'ombre de son intelligence une certaine
idée, et,dans la nature des choses, un certain but élevé,
impersonnel, type de tout ce qui est bien en soi, par
rapport auxquels il cherchait ce qu'était l'action à faire
ou à ne pas faire ; tout le monde a senti que, bien que
ce but ne se dévoilàt pas d'une manière nette, il arrivait
un moment où la conformité ou la non-conformité de
l'action avec ce but lui apparaissait avec une certitude
irrécusable, absolue, d'où suivait sans hésitation une
résolution nette et ferme. Eh bien ! ce phénomène, qui


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE PRICE. 173
se produit péniblement dans les cas complexes et diffi-
ciles, se produit facilement et vite dans les cas simples ;
et, si la raison au nom de laquelle nous jugeons est
encore obscure dans les premiers, à peine est-elle re-
marquée dans les seconds. En sorte que, bien que
l'appréciation morale des actions émane d'une pré-
misse et soit le fruit d'une comparaison , il n'en est
pas moins vrai que cette prémisse et cette comparai-
son peuvent rester obscures, quoique le jugement soit
ferme : en sorte qu'il n'y a aucune contradiction à sou-
tenir qu'il en est des jugements moraux comme de
tous ceux qui impliquent une conception de la raison
intuitive, et que, dans ces jugements, ce qui est clair
et ce qui frappe, c'est le résultat particulier, ce qui est
caché et ce qu'on remarque peu, c'est la notion univer-
selle qui engendre ce résultat. Nous avons déjà si-
gnalé ce fait comme une des causes qui avaient con-
duit à l'opinion que la bonté des actions était saisie par
un sens; par les mêmes raisons, il devait conduire une
partie des philosophes rationnels à s'arrêter à l'opinion
de Price.


Et au fait, messieurs, qu'il me soit permis de vous le
faire remarquer en passant, sauf l'objectivité du bien
qui est sauvée par l'une et détruite par l'autre, il serait
d ifficile d'apercevoir une véritable différence entre ces
deux doctrines : elles sont, sur le reste, parfaitement
identiques. L'une et l'autre font du bien une qualité des
actions ; l'une et l'autre considèrent cette qualité comme
• simple et indéfinissable; l'une et l'autre en tiennent la
perception ou la révélation pour immédiate; toutes deux,
Par conséquent, confondent le bien en soi et le bien
moral; tous deux font précéder l'idée des diverses ac-


_fions bonnes, et suivre celle du bien ; toutes deux oh-




1 74 VINGT-DEUXIÈME LEÇON.
tiennent cette dernière par abstraction et généralisa-
tion ; toutes deux suppriment le raisonnement en mo-
rale. Ne nous étonnons donc point que Stewart déclare
son opinion si voisine de celle de Hutcheson, et tienne
si peu compte et des différences qui les séparent, et
de la question de l'origine de l'idée du bien. Cela est
tout simple ; et, sans le danger que faisait courir à l'im-
mutabilité des distinctions morales le système récent
de Hutcheson, il est à croire que Price aurait prévenu
Stewart dans cette excessive indulgence pour le système
instinctif.


Je ne vous indiquerai plus, messieurs, qu'un seul
fait parmi les causes qui ont engendré l'opinion de
Price, et ce sont les remarques que je viens de faire qui,
en me reportant au rôle de l'instinct dans la Vie mo-
rale, me le rappellent.


Effectivement, messieurs, il ne faut jamais perdre de
vue, quand on veut se rendre compte des systèmes er-
ronés des philosophes en morale, la complexité de la
nature humaine et la multiplicité des mobiles qui con-
courent à nous pousser au bien et à nous détourner du
mal; et, quelque fatigant que puisse être pour vous ce
retour aux mêmes faits, vous devez me le pardonner,
puisque cette série de systèmes que je vous expose n'est
autre chose qu'une galerie de portraits d'un seul origi-
nal, et que, pour en juger la fidélité, c'est toujours à
cet original qu'il faut revenir. Je dirai donc encore une
fois, messieurs, que, longtemps avant que commence
en nous l'appréciation morale des actions par la raison,
nous sommes poussés aux bonnes et détournés des
mauvaises par l'impulsion énergique de tous les instincts
de notre nature, que vient bientôt seconder l'intelli-
gence la plus simple de notre intérêt. Ainsi, la dapli-


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE PRICE. PM
cité, l'injustice, nous répugnent avant d'avoir été con-
çues immorales : nés avec la faculté d'exprimer nos
pensées, ce ne peut être l'instinct de notre nature de
les déguiser; nés avec le besoin d'indépendance et l'in-
stinct de la propriété, nous ne pouvons admettre sans
révolte qu'on nous fasse violence, qu'on nous dépouille;
et quand nous voyons les autres dépouillés ou maltrai•
tés, cette sympathie, que Smith a si bien décrite, nous
met à leur place, et nous souffrons de leur souffrance,
et nous nous révoltons avec eux et pour eux. Ainsi,
quand vient la raison morale, déjà nous adorons le bien,
déjà nous détestons le mal ; ce qu'il y a de plus intime
en nous, notre nature, sent d'un sentiment vif et éner-
gique dans les actions à peu près tout ce que la raison
va y découvrir. Or, messieurs, ce fait produit deux ré-
sultats : d'abord il abrège l'appréciation morale et l'em-
pêche de s'élever à. la clarté ; ensuite il l'enveloppe d'un
sentiment puissant, auquel elle se mêle et s'incorpore
en quelque sorte, et duquel il devient difficile de la dis-.
tinguer. Et en effet, messieurs, rapprochez ces deux
circonstances : d'une part, l'obscurité naturelle de la
notion du bien quand elle se révèle à la raison morale ;
d'autre part, la primitive appréciation de l'instinct qui a
déjà jugé à sa manière les actions que cette notion est
destinée à caractériser ; et vous comprendrez que
l
'homme se contente d'entrevoir le caractère moral des


actions, rassuré qu'il est par le sentiment qui parle
hau t, et qu'il ne fasse pas (le grands efforts pour voir
d'une manière plus nette ce que toute sa nature con-
firme et proclame. Et, d'un autre côté, messieurs, ne
de pas que, dans ce phénomène ainsi composé
u., e sentiment et de jugement, d'instinct et de raison, ilttevi ,d émêler


difficile de de l r le rôle de celle-ci, et, à plus




176 VINGT-DEUXIÈME LEÇON.
forte raison, ses prémisses et son procédé? Ne voyez..
vous pas que l'élément dominant, extérieur, palpitant, , ,
c'est le sentiment, et qu'il enveloppe, et qu'il voile, et
qu'il dérobe l'autre ? Ne voyez-vous pas qu'en envelop-
pant, en précipitant, en continuant si haut le jugement,
il lui donne l'apparence et la certitude d'une perception,
immédiate ? Ne voyez-vous pas que, le philosophe arri-
vant, il y a mille chances pour que le phénomène tout
entier lui paraisse sensible ; que, s'il démêle les deux élé-
ments, il y en a cent pour qu'il prenne l'élément ration-
nel pour une perception immédiate; et que, s'il démêle
une prémisse et une conséquence, il y en a cinquante
pour qu'il ne démêle pas la véritable nature de cette
prémisse, dont tant de circonstances détournent l'at-
tention de l'asprit, et qui est enfouie, pour ainsi dire,
au fond d'un phénomène si compliqué ? Cela vous ex-
plique à la fois, messieurs, et pourquoi le système
instinctif a trouvé_ tant de partisans et a précédé partout
le système rationnel, et pourquoi, parmi ceux qui se
sont élevés jusqu'à ce dernier, un si grand nombre se
sont arrêtés à l'Opinion de la perception immédiate, et
pourquoi enfin, parmi ceux qui ont pénétré jusqu'au
fait de la distinction du bien moral et. du bien en soi, la
plupart, tout en donnant de ce dernier des définitions
qui touchent à la vérité, n'en ont cependant point saisi
l'exacte notion.


Telles sont, messieurs, quelques-unes des causes qui,
par leur tendance commune à nous faire apparaître
l'appréciation morale sous la forme d'une perception
immédiate, ont concouru à en dérober les éléments et
la nature à la sagacité des philosophes. Quoique d'une
nature diverse et même contraire, les faits que je viens
de vous signaler sont loin de s'exclure. Il y a de tout,


SYSTÈME RATIONNEL. CRITIQUE DE PRICE. 177
en effet, dans les jugements que nous portons sur les
actions : impulsions de l'instinct, préjugés de l'éduca-
tion, sentiment direct du bien et du mal, tout s'y mêle
dans des proportions infiniment variables; et, tant qu'il
y a convergence entre les différents principes, ils agis-
sent ensemble comme un seul ; et, dans la profonde con-
viction qu'ils produisent, tout reste confondu , et nous
ne distinguons rien. C'est seulement dans le cas où ils
viennent à diverger que, leur unité apparente se dissol-
vant, nous les distinguons ; chacun d'eux alors se des-
sine dans la lutte sous ses formes propres : l'instinct
avec l'énergie aveugle de son impulsion; le préjugé avec
l'autorité axiomatique qu'il reçoit du sens commun ; le
jugement moral avec celle qui lui prête son émanation
directe de la raison, source de toute vérité et de toute
lumière. Alors seulement nous apparaît en lui-même,
pur et dégagé de tout mélange, ce phénomène de l'ap-
préciation morale ;et alors seulement aussi il y a chance
pour que nous en démêlions la véritable nature et les
véritables éléments. Que si donc, d'un côté, chaque élé-
ment du mélange, pris à part, et tous ensemble, quand
ils snt confondus, tendent à nous faire croire à la per-
ception immédiate du bien dans les actions; et si, de
l
'autre, alors même que le phénomène de l'appréciatiôn


est dégagé de tout alliage et s'accomplit à part, il y a
dans les lois de l'esprit humain des raisons pour. que
quel ques-unes de ses parties nous demeurent à demi
voilées, et pour qu'il garde encore l'apparence de cette
'Ume perception immédiate, alors il devient évident
que beaucoup de philosophes ont pu et ont dû se le re-
présenter sous cette forme. Or, c'est précisément là
ce que je me suis efforcé de rendre évident dans cette
leçon.


n — 1




178 VINGT-DEUXIÈME LEÇON.
J'espérais, messieurs, y faire entrer, outre l'explica.


tion, la critique même de l'opinion de Price; mais
comme je ne veux pas tronquer les faits qui me sem.
Ment en démontrer l'inexactitude, j'en ajournerai l'ex-
position à la prochaine séance.


VINGT' -ITOISIÈME LEÇON.


SYSTÈME 'RATIONNEL. CRITIQUE DE PRICE,


MESSIEURS,


Pour apprécier à sa juste valeur l'opinion de Price
sur la nature du bien, considérons-la en elle-même,
sans tenir compte des paralogismes par lesquels il est
parvenu, du moins en apparence, à la meure en har-
monie avec les fait s . Quand nous aurons vu à quelles
conséquences conduit cette opinion , nous compren-
drons par quelle nécessité secrète Price a dû tomber
dans ces paralogismes ; nous en dévoilerons alors l'ar-
tifice, et nous en tirerons une dernière preuve, fournie
par Price lui-même, que la doctrine qui les a rendus
nécessaires est erronée.


En quoi consiste cette doctrine, messieurs, et quel en
est le fond ? Je vous l'ai dit : elle consiste à prétendre
que l'idée du bien ne représente autre chose dans l'in-
telligence humaine qu'une certaine qualité des actions,
qualité simple et indéfinissable, immédiatement perçue
Ou Conçue clans chacune par la raison. Or, il y a dans
cette doctrine


,


d ux propositions distinctes : l'une fon-
damentaleet qui affirme que rien n'est bon par soi-
même que les actions; l'autre secondaire, et qui déclare
que la bonté est une qualité simple des actes et qui y




180 VINGT-TROISIÈME LEÇON.
est immédiatement aperçue. Je vous ai montré dans la
dernière leçon comment ces deux propositions étaient
liées, et comment, la première admise, il était néces-
saire et naturel d'en conclure la seconde. Il s'agit au-
jourd'hui de savoir si elles sont vraies. Si elles le sont,
elles doivent être, et en elles-mêmes et dans leur con-
séquences, en harmonie avec les faits. Mettons-les donc
l'une après l'autre en présence des faits, et examinons.
Je commence par la seconde.


Admettons avec Price, messieurs, que la bonté mo-
rale soit une qualité simple des actions, et qu'elle y soit
immédiatement découverte, ou par une intuition de la
raison, comme il le suppose, ou par une perception du
sens moral, analogue à celles des qualités premières de
la matière, comme Stewart laisse le choix de le penser ;
et voyons un peu quelles conséquences résultent de
cette supposition.


La première et la plus saillante, messieurs, c'est que
l'appréciation des actions ne peut donner lieu à aucun
raisonnement ni à aucune discussion : car, je vous le
demande, où le raisonnement trouverait-il sa place dans
cette appréciation? Il ne saurait intervenir dans la ques-
tion de savoir si une action est bonne ou mauvaise, car
cette découverte est le fait d'une intuition ou d'une per-
ception immédiate; il ne le saurait davantage dans celle
de savoir à quel degré une action est bonne et si elle
l'est plus ou moins qu'une autre; car d'une part on ne
conçoit guère de degrés dans une qualité simple, et de
l'autre quand on y en concevrait, comme dans les cou-
leurs ou la dureté des corps, ils seraient immédiate-
ment perçus comme la qualité elle-même. Or, passé ces
deux questions, je n'.en conçois plus dans l'appréciation
morale; et comme, dans l'hypothèse, toutes deux sont


SYSTÈME RATIONNEL. -- CRITIQUE DE PRICE. 181
résolues intuitiçement, il s'ensuit que le raisonnement
est banni de la morale par cette hypothèse.


Mais si le raisonnement ne peut intervenir en morale,
la discussion et la démonstration ne sauraient y trouver
place. Car, je vous prie, sur quoi porterait la discus-
sion, et comment pourrait-elle aboutir à un résultat?
Voici une action : admettons que vous la trouviez
bonne, et moi mauvaise ; comment l'un de nous pour-
rait-il convaincre l'autre qu'il a tort? Pour qu'il le pût,
il faudrait que son opinion fût fondée sur des raisons,
car alors il dirait ses raisons ; mais elle es.t fondée sur
une perception immédiate. Tout ce qu'il peut dire,
c'est donc que sa raison découvre immédiatement ]a
bonté morale dans l'action. Mais à cette assertion l'au-
tre répondra que la sienne y découvre immédiatement
la méchanceté morale, et tout sera fini ; et tout le sera,
comme entre deux hommes dont l'un verrait un objet
blanc, et l'autre rouge. En tout ce qui est de percep-
tion immédiate, la démonstration et la discussion sont
également impossibles : d'une part, on ne démontre
aux autres que ce qu'on s'est démontré à soi-même, et
quand on n'arrive pas à une idée par le raisonnement,
on manque de raison pour y faire arriver les autres ;
d 'une autre part, il est absurde de discuter sur les cho-


:tebs


outI t lit.ine peuvent se démontrer; car toute discussion
aspire à une démonstration, et, si elle a une issue, y


11 y a plus, messieurs: l'hypothèse de Price ne laisse
Pas même concevoir la divergence d'opinions en mo-
ral e. Eu effet, chaque action ayant par sa nature un
caractère moral immuable, et ce caractère y étant im-
médiatemen t perceptible à la raison, il est d'abord im-
possible qu'une raison y aperçoive le caractère opposé,




182 VINGT-TROISIÈME LEÇON.
car ce caractère n'y est pas; il ne peut donc jamais ar-
river qu'un homme trouve mal ce qu'un autre trouve
bien, autrement les raisons humaines différeraient de
nature. Il est également impossible que l'une y décou-
vre et que l'autre n'y découvre pas la bonté ou la mé-
chanceté qui y est : car ce qui y est immédiatement intel-
ligible ou perceptible est également conçu ou perçu
par tous les hommes; il ne peut donc jamais arriver
non plus qu'un homme trouve indifférente une action
que d'autres trouvent ou bonne ou mauvaise. L'hypo-
thèse de Price n'exclut donc pas seulement de la morale
tout raisonnement, toute démonstration, toute discus-
sion; elle en exclut encore jusqu'à la possibilité d'une
différence d'opinion entre les hommes.


Mais, s'il en est ainsi, que s'ensuit-il? Ce qui s'ensuit,
messieurs, le voici : c'est que tous les hommes sont
également capables d'apprécier la moralité des actions,
et par conséquent également éclairés en morale ; c'est
qu'il ne peut y avoir à cet égard aucune différence entre
les savants et les ignorants, les hommes d'un siècle et
ceux d'un autre; c'est que la morale, par conséquent,
n'est pas une de ces choses qui se développent et qui
avancent avec la civilisation, mais une de celles à l'é-
gard desquelles les sauvages en savent autant que nous;
c'est que la moralité d'aucune action ne peut être prou-
vée, ni déduite de celle d'une autre ; c'est que, par'
conséquent, la morale ne peut être ni réduite en sys-
tème, ni enseignée ; c'est que, enfin, ce qu'on appelle
ainsi n'est pas une science, ou que, si c'est une science,
cette science ne peut être .qu'un catalogue des actions_
trouvées bonnes et des actions trouvées mauvaises par
la raison. Voilà, messieurs, quelques-unes des consé-
quences qui sortent de l'hypothèse ; en effet, aucune de


SYSTEMB RATIONNEL. — cninQuE DE PRICE. 183
ces propositions ne peut être niée, s'il est vrai que le
bien soit une qualité simple, immédiatement perçue
dans les actions : car toutes dérivent immédiatement
de cette hypothèse, ou sont des corollaires rigoureux
des propositions que nous en avons immédiatement dé-
duites.


Et remarquez, messieurs, qu'en imposant à l'opinion
de Price et de Stewart toutes ces conséquences, je ne
fais qu'imposer à l'intuition ou à la perception immé-
diate du bien les caractères et les lois de toutes les in-
tuitions immédiates de la raison et de toutes les percep-
tions immédiates des sens. Parcourez, en effet, d'une
part, toutes les perceptions immédiates des sens, celles
de l'étendue, de l'impénétrabilité, de la solidité, des
formes, et de l'autre, toutes les intuitions immédiates de
la raison, celle du lieu à propos des corps, de la durée
à propos des événements, de la cause à propos de ce
qui commence d'exister, do la substance à propos des
attributs, de la constance des lois de la nature à propos
de ce qui est arrivé plusieurs fois ; parcourez, dis-je,
toutes ces intuitions et toutes ces perceptions, et voyez
si tout ce que j'ai dit de la moralité des actions n'est pas
vrai des choses que ces perceptions et que ces intuitions
nous révèlent. liaisonne-t-on sur ces choses, les prouve-
l
-en, en dispute-t-on? 1-t-on besoin de les enseigner


aux enfants, el les idées en sont-elles refusées à aucun
homme? Varient-elles de l'un à l'autre, se développent-
elles chez aucun ? Tous n'ont-ils pas à l'égard de ces choses
les mêmes notions et les mêmes convictions dans les
renies circonstances? Y a-t-il un sauvage dans les bois
de la Nouvelle-hollande, un berger sur la cime de nos
montagnes, qui ne croie de la même manière et au
Même degré que le plus grand philosophe du "monde à




184 VINGT-TROISIÈME LEÇON.
tout ce que ces perceptions et ces intuitions nous ap-
prennent? Peut-on découvrir le moindre progrès, citer
la moindre révolu Lion d'opinion dans les idées de l'hu-
manité sur ces notions? Il faut donc, de deux choses
l'une, ou dire que l'intuition ou la perception du bien
dans les actions échappe seule à la loi commune de toutes
les intuitions immédiates de la raison et de toutes les
perceptions immédiates des sens, ou reconnaître qu'en
faisant porter à l'opinion de Price toutes les conséquences
que je viens de lui imposer, j'ai été dans le vrai, et
qu'en admettant l'hypothèse que le bien est une qualité
simple, immédiatement perçue dans les actions, on
ne peut se refuser légitimement à aucune de ces consé-
quences.


Or, messieurs, ne suffit-il pas d'énoncer toutes ces
conséquences pour voir qu'elles sont ce qu'il y a au
monde de plus opposé aux faits moraux que nous pré-
sente l'humanité? Les pères n'enseignent pas aux enfants
que les corps sont étendus, solides, ronds, carrés, blancs
ou rouges; mais ils leurs enseignent quelles actions sont •
bonnes, quelles mauvaises, et ils cherchent à leur expli
quer pourquoi. On ne voit jamais des hommes se dispu-
ter sur la question de savoir si un fait a une cause, ou
si un corps qui est là est dur ou mou ; mais on en voit
tous les jours discuter celle de savoir si telle action que
l'un a faite est bonne ou mauvaise; et ils ne se disent
pas seulement : Regarde et tu verras ; ils raisonnent, ils
argumentent, ils allèguent des preuves, comme si l'exis-
tence d'une qualité simple et immédiatement perçue
pouvait être établie de la sorte. On ne voit pas que les
hommes d'une époque ou d'un pays en sachent plus que
ceux d'un autre sur le temps, l'espace, les qualités sim-
ples des


• corps; mais on voit la morale, c'est-à-dire la


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE PRICE. 185
connaissance du caractère moral des actions, plus ou
moins avancée dans tel siècle et dans tel pays que dans
tel autre pays ou dans tel autre siècle. Enfin, on ne voit
pas, dans le même pays et le même temps, des individus
inégalement capables de décider sur ce qui est rond ou
carré, bleu ou rouge, solide ou liquide dans les corps;
tandis que le jugement universel proclame tel homme
plus capable de bien juger les actions que tel autre : à
telles enseignes qu'il en est qu'on va consulter, et d'au-
tres qu'on absout sous le prétexte de leur peu de lu-
mières à cet égard.


Mais venons--en, messieurs, à la comparaison immé-
diate et détaillée de quelques faits de l'hypothèse de
Price : nous verrons encore mieux combien elle est né-
cessairement et évidemment erronée.


Il arrive assez fréquemment que deux devoirs se trou-
vent en opposition. Il est telle circonstance, par exemple,
où, en agissant d'une certaine manière, je puis rendre
un grand service à mon pays, et faire un grand tort à
rues enfants. Or, comment se résolvent ces conflits? L'ex-
périence nous dit que c'est. par le raisonnement. Mais
quA raisonnement pourrait les résoudre dans l'opinion
de Price? Il est impossible de le deviner. Ma raison per-
çoit la bonté morale dans la manière d'agir favorable à
ma famille; elle la perçoit également dans la détermi-
nation utile à ma patrie : le caractère moral, et par con-
séquent le devoir, se rencontre donc clans les deux actes,
el le même dans les deux, puisqu'il est simple et irré-
ductible. Gomment me décider? commuent juger le con-
flit? Pour le faire, il me faudrait un motif supérieur qui
dominàt également les deux actes, et ce motif je ne l'ai
pas dans l'hypothèse. Le premier acte est bon, le second
est bon, et tous deux le sont également, et. il n'y a pas




186 VINGT-TTOISIÈME LEÇON.
un prétexte dans le système pour supposer à la bonté de
l'im quelque supériorité sur celle de l'autre. Et, quand
même on admettrait des degrés dans la bonté morale
comme dans la blancheur, cette différence serait immé-
diatement perçue, et il n'y aurait pas de raisonnement.
Et cependant l'expérience atteste qu'il y a raisonnement,
et raisonnement qui cherche le meilleur. C'est ici, mes-
sieurs, c'est dans de tels cas, que l'on s'aperçoit bien
que la bonté morale n'est pas une qualité intrinsèque
des actions, mais un rapport des actions à quelque autre
chose. Car ces conflits se décident, car ils se décident
par l'examen, et nous sentons parfaitement en quoi con-
siste cet examen: il consiste à remonter au principe de
toute moralité, à la fin par rapport à laquelle les actions
sont bonnes, et à voir laquelle de ces actions tend da-
vantage à la réaliser. Là est le mot de l'énigme ; il ne
peut être trouvé dans la doctrine de Price.


On n'y trouve pas davantage l'explication de ce qui
arrive quand, au lieu de ces cas dans lesquels la conduite
à tenir est depuis longtemps fixée , il se présente une
situation rare et insolite qui échappe aux formules éta-
blies, ou quand une opinion morale consacrée depuis des
siècles, comme l'a été, par exemple, celle de i' escla-
vage , se trouve tout à coup attaquée et mise en doute.
Car, je le demande, pourquoi, dans le premier cas, cette
hesitation , cette recherche du vrai de la part de l'indi-
vidu? Et, dans le second, ces raisonnements et ces discusL
sions qui se prolongent, et qui laissent souvent pendant
des siècles l'opinion de l'humanité incertaine entre ce
qu'elle a cru et qu'elle doit croire ? Dans mon opinion,
cela est tout simple : dans le premier cas, la situation
étant insolite, et par conséquent la conduite la plus con-
forme au bien absolu non déterminée, il faut le temps


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE PRICE. 187
de la déterminer; dans le second, l'erreur de l'humanité
s'explique, car elle peut se tromper sur le véritable
rapport d'une action au bien absolu; et. la découverte de
cette erreur par quelques-uns, et la lutte de l'opinion
ancienne avec la nouvelle jusqu'à ce que, par un travail
de confrontation laborieux, la vérité soit fixée, s'expli-
que pareillement. Mais tout cela demeure sans raison
dans l'hypothèse de Price. Qu'une situation soit ou ne soit
pas insolite, il y a toujours deux partis à prendre, deux
conduites entre lesquelles il faut choisir ; or, ces con-
duites ont chacune leur caractère moral; ce caractère
est une qualité qui est en elles, et qu'il est donné à la
raison d'y percevoir comme il est donné à l'ceil de per-
cevoir la blancheur dans les corps; que l'action soit rare
ou soit commune, on ne voit pas quelle influence cette
circonstance peut exercer sur la facilité de la perception ;
l'ceil est-il plus embarrassé de percevoir la blancheur
dans un corps qui lui est nouveau que dans un qui lui est
connu? Nullement; le caractère moral de l'action la plus
insolite dans la situation la plus insolite doit donc être
tout aussitôt perçu, dans l'hypothèse de Price, que celui
de l'action la plus vulgaire; et, quand•bien même on
consentirait à supposer quelque hésitation, du moins ne
Pourrait-on admettre que le raisonnement 'At aider en
quoi que ce soit à y mettre fin; car on ne raisonne pas sur
les qualités simples immédiatement perçues : elles sont
ou elles ne sont pas, et on les perçoit ou on ne les perçoit
pas, voilà tout; le raisonnement n'a rien à y voir. Ainsi,
Ce lte grande science de la casuistique, qui a tant occupé
les moralistes de tous les temps, n'a aucun sens possible
dans cette hypothèse, et n'aurait été qu'une illusion de
t'esprit humain. Et tout ce que je viens de dire s'applique
avec la même force aux révolutions de l'opinion humaine




188 VINGT-TROISIÈME LEÇON.
sur le caractère moral de certaines actions. D'une part,
l'erreur en morale est difficile à comprendre dans l'opi-
nion de Price : il n'y en a jamais eu sur aucune des
choses analogues; de l'autre, on ne voit pas sur quoi
porterait la discussion ; elle se résoudrait nécessaire-
tuent en deux affirmations opposées, les uns disant :
l'action m'apparaît bonne; les autres : elle m'apparaît
mauvaise; mais sans que les premiers ni les seconds
pussent apporter la moindre preuve de leurs assertions
respectives; car la doctrine ne permet pas d'en conce-
voir aux jugements moraux.


Vous voyez, messieurs, jusqu'où vont les consé-
quences de la doctrine de Price vous voyez qu'elles ne
contredisent rien moins que le fait du développement
de l'humanité et de la civilisation en morale. Je me plais,
messieurs, à m'appuyer sur ce fait de la marche de
l'humanité, parce que c'est là une expérience en grand
qu'on ne peut nier, et qui a infiniment plus d'autorité
que l'expérience individuelle. Or, qu'atteste cette expé-
rience? Elle atteste le progrès de la morale comme celui
de l'astronomie. Prenez un peuple à l'état sauvage, et
établissez une comparaison entre ses idées morales et
les nôtres : assurément vous trouverez qu'elles sont
beaucoup moins développées ; vous trouverez que sur
plusieurs points sur lesquels notre conscience n'hésite
pas, celle du sauvage hésite ; vous trouverez que ses
décisions sur d'autres sont en contradiction manifeste
avec celles que nous portons. Comparez les nations les
moins civilisées de l'Europe à celles qui le sont le plus,
passez des temps anciens aux temps modernes, vous
remarquerez les mêmes différences, qui attestent le pro-
grès. S'il y a une chose évidente au monde, c'est que le
caractère moral des différentes actions va s'éclaircissant


SYSTÈME RATIONNEL. - CRITIQUE DE PRICE. 189
et se fixant de plus en plus ; c'est que la science morale
est progressive comme toute autre : Price lui-même ne
le nie pas, et Stewart le professait formellement. Or, je
le répète, cela est inexplicable dans l'hypothèse de Price,
aussi inexplicable que cet autre fait, que les tribu-
naux absolvent souvent les coupables ou atténuent à leur
égard les peines de la loi, parce qu'ils sont peu éclairés
et peu développés : car de quelque manière qu'on en-
tende cette hypothèse, soit qu'on dise avec Price que la
découverte du bien dans les actions est une intuition de
la raison, soit qu'on hésite avec Stewart entre une intui-
tion de la raison et une perception du sens moral, j'ai
montré que toutes les analogies lui interdisent l'expli-
cation de ces faits.


Je n'en finirais pas, messieurs, si je voulais confron-
ter avec l'opinion de Price tous les faits particuliers avec
lesquels elle est incompatible. J'en avais recueilli une
liste que je supprime, parce que les échantillons suffi-
sent et que j'ai encore devant moi un long chemin à
parcourir. J'ai démontré que la seconde proposition
de Price, que le bien est une qualité simple immédia-
tement perçue dans les actions, est en elle-même insou-
tenable. Voyons maintenant si la première, que rien n'est
bon par soi-même que les actions, et dont la seconde
n'est, comme je vous l'ai montré, qu'un corollaire, résis-
tes-a mieux à l'examen.


Vous le voyez, messieurs : cette proposition porte sur
la nature du bien, comme celle que je viens de réfuter
sur la manière dont il est perçu. Elle supprime, comme
je vous l'ai dit, la distinction du bien en soi et du bien
moral, et établit -que ce que l'idée du bien représente,
c'est une certaine qualité des actions, et pas autre chose.
Cette doctrine sur la nature du bien est-elle soutenable?




190 VINGT-TROISIÈME LEÇON.
est-il vrai qu'il n'y ait du bien pour nous que dans les
actions? Examinons.


Et d'abord, messieurs, si cela était vrai, il s'ensui-
vrait que la fin des bonnes actions n'est point distincte
des bonnes actions elles-mêmes. En effet, pourquoi
dois-je faire un acte ? Parce qu'il est bon. Mais pour-
quoi est-il bon, selon Price? Uniquement parce que la
qualité du bien se rencontre en lui. La .fin de l'acte bon,
c'est donc cet acte lui-même. J'agis de telle manière
pour agir de cette manière; je n'agis pas de telle autre
manière pour ne pas agir de telle autre manière. Tout
au plus, de ce que l'acte est bon, je puis induire que
son résultat nécessaire doit l'être; ainsi de ce qu'il
m'apparaît qu'il est bien de connaître, je puis induire.
qu'apparemment la connaissance est bonne; de ce qu'il
m'apparaît bien de faire le bonheur de mes semblables,
je puis induire que le bonheur de mes semblables est
bon : mais la bonté du résultat n'est qu'une bonté dé-
rivée, que je conclus de celle de l'acte, qui seule est
immédiate. 11 n'y a donc aucune fin bonne que par la
bonté de l'acte qui la produit, ni aucune fin mauvaise
que par la méchanceté de l'acte qui l'engendre; l'igno-
rance d'un homme n'est un mal que parce qu'il est
mal à lui de ne pas s'éclairer ou mal aux autres de
ne pas le tirer de cette ignorance : en soi l'igno-
rance et la science sont indifférentes. Ainsi le pro-
cédé pour savoir si une fin est bonne ou mauvaise,
c'est de voir si l'acte qui y tend est bon ou mauvais.
Et si cela est vrai dans l'homme, cela l'est aussi en
Dieu : il n'a eu aucune fin en créant ce monde que
de produire un acte bon, et c'est parce que l'acte pal'
lequel il a créé l'ordre universél lui a paru bon; que
l'ordre universel a été créé; et cet ordre n'a d'autre


SYSTÈME RATIONNEL. - CRITIQUE DE PRICE. 191
bonté à ses yeux et en soi que comme résultat de cet
acte.


Il suit encore de là que tout ce qui n'est point ou un
acte ou le résultat d'un acte n'a aucune bonté ni immé-
diate ni . dérivée; qu'ainsi la santé n'est pas meilleure
en soi que la maladie, mais que l'une ne peut être con-
sidérée comme meilleure et l'autre comme pire qu'au-
tant que l'une serait la conséquence d'actes bons, et
l'autre d'actes mauvais commis par nous ou nos'pa-
rents. En sorte encore que la maladie, quand elle ré-
sulte d'actes bons, devient bonne, et meilleure en elle-
même que la santé produite par des actes indifférents
ou mauvais. En un mot , rien n'est bon en soi que les
actes ou par les actes ; et tout ce qui n'est ni acte ni effet
d'acte n'a point de bonté propre, et ne peut avoir de
valeur que par rapport à notre bonheur ou à l'un des
penchants de notre nature.


Et comme l'appréciation ;du résultat d'un acte , si
elle dérive de L'appréciation de l'acte lui-même, sup-
pose la connaissance de cet acte dans celui qui juge, et
qu'un même résultat peut être produit par beaucoup
d'actes différents, il s'ensuit que tout résultat, tout but,
reste sans caractère, et ne peut être jugé ni bon ni
mauvais, tant qu'on ignore .par quelles actions il a été
ou il sera produit. En revanche, le résultat, le but
d 'une action ne fait rien à la bonté on à la méchanceté
de cette action; car, s'il y fait quelque chose, le carac-
tère de l'acte en dérive ; et si le caractère de l'acte en
dérive, toute bonté et toute méchanceté n'est pas dans
l'acte : il y a des choses qui ne sont point des actes, et
qui ont par elles-mêmes quelque bonté et quelque.mé-
chanceté, puisqu'elles peuvent en communiquer à l'acte
qui les produit ou qui tend à les produire.




192 VINGT-TROISIÈME LEÇON.
Je pense, messieurs, qu'il n'est pas besoin d'aller


plus loin pour rendre évidente la confusion commise
par le système de Price entre deux biens tout à fait
différents, mais liés l'un à l'autre : le bien moral, qui
est et rie peut être qu'une qualité de l'action, et le bien
en soi, qui se rencontre dans une foule de choses qui
rie sont point des actes, et qui appartient à ces choses
indépendamment de tout acte. Ces choses, bonnes par
elles-mômes, messieurs, je les appelle des fins en tant


. qu'elles peuvent devenir des buts pour la conduite et
les actions; et je crois qu'elles ne sont bonnes elles-
mêmes que comme éléments d'une fin suprême, qui
est le véritable bien et la chose même que le mot bien
représente. Qu'il y ait de telles fins, messieurs, qu'elles
soient bonnes en elles-mêmes, et que, loin que leur
bonté soit déterminée par celle des actes qui y tendent,
il soit vrai, au contraire, que la bonté d'aucun acte ne
puisse être déterminée que par celle de ces lins ; voilà,
messieurs, ce qu'évidemment l'hypothèse de Price a.
méconnu, et ce que je soutiens comme autant de faits
que j'établirai plus tard, et qui sont déjà hautement at-
testés par les croyances les plus vulgaires &l'humanité.


Et eh effet, messieurs, n'est-ce pas une chose évi-
demment contraire aux croyances de l'humanité, qu'au-
cune fin ne soit bonne par elle-même et indépendam-
ment des actes qui peuvent l'accomplir ? Quoi! la
science en soi serait indifférente et ne vaudrait pas
mieux que l'ignorance, et elle ne serait meilleure que
l'ignorance qu'en tant que l'acte de s'éclairer est mora-
lement bon, et celui de rester ignorant moralement
mauvais ! Quoi! il en serait de même du bonheur des
hommes par rapport à leur misère, de leur sympathie
par rapport à leur inimitié, de la santé par rapport à


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE PRICE. 193
la maladie, et de tant d'autres lins que je me fatigue-
rais à nommer? Assurément rien n'est plus contraire à
l'opinion universelle qu'une telle doctrine. L'opinion
universelle tient. pour bonne en soi la science, pour
mauvaise en soi l'ignorance, et pour meilleur en soi le
bonheur des hommes que leur misère; et elle ne croit
pas que la bonté ou la méchanceté de ces fins vienne
de la bonté ou de la méchanceté morale des actions de
s'éclairer et d'être bienfaisant, de rester dans l'igno-
rance et de nuire à autrui ; elle croit, au contraire,
que c'est la bonté ou la. méchanceté de ces fins qui rend
moralement bonnes ou mauvaises les actions qui y ten-
dent. Pour le nier, il faudrait nier nos délibérations de
tous les jours, et, pour ainsi dire, de tous les moments;
il faudrait nier nos jugements moraux les plus vulgaires
et les plus répétés. Gomment fais-je, dans une foule de
cas, pour déterminer si telle ou telle action que je vais
faire est bonne ou mauvaise? N'examiné-je pas à quelle
fin je la fais, quel résultat elle produira, et n'est-ce pas
le jugement que je porte sur cette fin, sur ce résultat,
qui m'éclaire sur la moralité de l'action? Ne m'arrive-
t-il pas aussi tous les jours de concevoir un but à at-
teindre, une fin à poursuivre, et de me dire : le but est
bon, la fin est bonne; puis de me mettre à agir pour
atteindre l'un, pour accomplir l'autre, avec la con-
science que ma conduite allant à ce but, à cette fin,
est par conséquent légitime et honorable? Et, d'un autre
côté, quand je vois mes voisins, mes amis, faire une
succession d'actes, ne cherché-je pas, pour apprécier
la moralité de leur conduite, à découvrir la tin qu'ils
po ursuivent, suspendant mon jugement jusqu'à ce que
je l'aie découverte ? Et, je vous le demande, que signi-
fierait le mot fin, s'il n'en était pas ainsi, et si la dee-


n—




194 VINGT—TROISIÈME LEÇON.
trine de Price était vraie? Qu'est-ce que ce mot désigne,
sinon le but d'un acte, d'une conduite, c'est-à-dire cc
pourquoi on fait l'un, on tient l'autre ? La fin d'un acte,
c'est. donc la chose en vue de laquelle on le fait ; tant
qu'une chose ne lait que résulter d'un acte, elle n'en
est que l'effet, elle n'en a pas étéla lin. Donc, si tous
les résultats étaientindifférents, n'avaient en eux-mêmes
aucune bonté, ou ne liraient leur bonté que de celle de
l'acte qui les produit, nous ne les considérerions jamais
avant d'agir, et il n'y aurait que des effets et point de
Ms ; les mots fin et but n'auraient plus de sens, ils
n'existeraient pas dans le langage.


Je n'ignore pas, messieurs, que la bonté des actes,
ou le bien moral, peut et doit aussi devenir une lin
pour nous ; mais c'est un résultat ultérieur et que j'ex,
pliquerai. Ce dont j'accuse Price, c'est d'avoir pris ce
résultat extrême des conceptions morales pour le prin-
cipe même de ces conceptions. Pour que la bonté de
l'acte puisse devenir le but qu'on se propose en le fai-
sant, il faut préalablement que cet acte ait été reconnu
bon, et je ne reproche pas.à Price d'avoir méconnu une
vérité aussi évidente; mais ce que je lui reproche, c'est
de n'avoir pas vu qu'il n'y a pas d'acte bon dont la
bonté ne présuppose celle de certaines fins. Assurément,
s'il y a une vertu qui semble immédiatement perçue
comme telle, c'est la justice ; et cependant,-qu'est-ce
qu'être juste? C'est ne point faire de mal à autrui; mais,
pour ne pas lui faire de mal, il faut savoir en quoi con-
siste son bien ; il faut donc qu'il y ait pour lui du bien.
Or, en quoi consiste le bien d'un homme ? Ce ne peut
être dans la qualité de sa conduite ; car . cette qualité
constitue sa moralité et non son Mien; il est évident que
ce bien est dans sa lin ; il faut donc que je connaisse la


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE PRICE. 195
fin de mes semblables pour pouvoir me conduire juste-
ment envers eux, et la justice en moi n'est que le res-
pect de leur fin. Mais tous les êtres ont une fin, même
les arbres et les plantes, et je ne me fais aucun scru-
pule de troubler les arbres dans l'accomplissement de
leur fin, et en le faisant je ne me crois pas injuste. il
faut donc qu'il y ait dans la fin de mon semblable une
circonstance qui la rende respectable pour moi, et qui
ne se trouve pas dans celle de l'arbre. Or, quelle que
soit cette circonstance, c'est elle qui, étant dans la fin
de l'homme, et n'étant pas dans. celle de l'arbre, rend
bon le respect de l'une, et laisse indifférent celui de
l'autre. D'où vous voyez que la bonté de l'acte juste lui-
même , de cet acte dont le caractère moral semble si
immédiatement perçu, va se rattacher originellement
à la bonté d'une fin. C'est là ce que Price n'a pas vu;
ce qui n'empêche pas que la justice, , ou plutôt le bien
moral, qui comprend la justice et toutes les autres ver-
tus, ne puisse devenir ultérieurement une fin pour la
conduite.


Mais je m'aperçois, messieurs, que je ne pourrais
pousser plus loin ces observations sans arriver à l'expo-
sition même des véritables bases de la morale, qui n'est
point du sujet de cette leçon ; j'en ai assez dit pour
démontrer qu'indépendamment du bien moral, nos
délibérations et nos jugements moraux constatent qu'il
y en a un autre, qui, loin d'en dériver, l'engendre
visiblement clans une foule de cas, et qu'ainsi la pro-
position de Price, que le bien n'est autre chose qu'une
certaine qualité des actions, n'est pas moins démentie
par les faits que celle par laquelle il affirme que la bonté
des actions est une qualité simple, immédiatement per-
çue dans chacune. Aussi bien , messieurs, ces deux pro-




196 VINGT-TROISIÈME LEÇON.
positions ne pouvaient être l'une fausse et l'autre vraie;
car, comme je vous l'ai déjà dit, elles dépendent étroi-
tement l'une de l'autre, et ne forment qu'une seule et
même doctrine, qui est celle de tous les systèmes moraux
qui tiennent le bien pour indéfinissable. Il est indéfi-
nissable, messieurs, s'il n'y a d'autre bien que le bien
moral; et, s'il est vrai qu'il soit indéfinissable, il est vrai
aussi que le bien moral est le seul bien. Les deux pro-
positions sont inséparables; et il suffirait que l'une eût
été démontrée inconciliable avec les faits, et par consé-
quent fausse, pour que l'autre ne pût subsister; en sorte
que la réfutation de chacune confirme celle que nous
avons donnée de l'autre.


Mais ce qui confirme bien autrement encore cette
double réfutation , messieurs, c'est l'aveu même de
Price, qui ; en dépit de son système, et clans son sys-
tème même , a reconnu tout ce que nous avons cherché
à établir dans cette leçon. Comment cela? Je vais vous
le dire.


Vous l'avez déjà remarqué plusieurs fois, messieurs:
la nécessité de mettre en harmonie leurs systèmes avec
les faits et. le sentiment universel conduit invariable-.
ment les philosophes à y introduire des choses contra-
dictoires, au moyen desquelles ces systèmes ont l'air de
tout expliquer. Nous avons vu les philosophes égoïstes
user de ce procédé en appelant le bonheur général au
secours du principe trop étroit, mais seul conséquent
à leur opinion, du bonheur individuel; nous avons vu
Smith en faire autant, en glissant dans sa théorie la
fiction du spectateur impartial, et nous avons dû, pour
apprécier ces deux doctrines, les réduire à leurs pro-
pres principes, et les dégager de cét alliage utile, mais
hétérogène. Price, messieurs, sans y prendre garde,


SYSTÈME RATIONNEL. - CRITIQUE DE PRICE. 197
s'est laissé aller au même stratagème, si l'on peut appe-
ler de ce nom un paralogisme involontaire. Parmi les
conséquences que nous avons exprimées de sa doctrine,
il en est beaucoup qui n'ont pu lui échapper : il n'a pu
lui échapper, par exemple, qu'avec sa théorie de la per-
ception immédiate tout raisonnement, toute discussion,
toute démonstration , devenaient aussi étrangers à l'ap-
préciation des actions, qu'ils le sont à celle des qua-
lités premières et secondes de la matière ; et toutefois
il n'a pu se dissimuler qu'on raisonne, qu'on discute,
qu'on prouve en morale. Price, messieurs , a donc dû
chercher l'explication de ces faits dans sa doctrine; et,
pour la trouver, il a dû chercher d'abord ce qui amène
tous ces raisonnements et toutes ces discussions en mo-
rale. Il a dû voir alors qu'ils portent tous sur certaines
circonstances qui entourent les actes, et qui, selon
qu'elles sont telles ou telles, en changent la nature. Il
semble qu'il aurait dû en conclure que ce pourrait bien
être par ces circonstances que les actes sont jugés , et
que, par conséquent, la bonté et la méchanceté morales,
au lieu d'être des qualités intrinsèques des actes, pour-
raient bien se résoudre dans quelques rapports entre
les actes et ces circonstances. Mais apparemment l'hypo-
thèse que le bien moral est une qualité des actions était
déjà enracinée d'ans son esprit ; il la tenait déjà pour
incontestable; au lieu donc de tirer ces conséquences
qui l'auraient renversée, Price a pris un parti beaucoup
plus simple, celui de faire entrer tou tes ces circonstances
dans la définition de l'action, et de les considérer
comme faisant partie intégrante de l'action. C'est alors,
messieurs, que Price, définissant l'action, a dit : « Par
acte , je n'entends pas l'acte isolé, l'acte séparé des cir-
constancesqui l'entourent : l'acte, ainsi pris, n'a aucun


I




198 VINGT-TROISIÈME LEÇON.
caractère moral ; j'entends l'acte avec son motif et sa
fin, l'acte avec les circonstances de l'être qui le fait et
celles de l'être qui en est l'objet; car tout cela fait partie
de l'acte; et, selon que ces circonstances sont telles ou
telles, l'acte lui-même est tel ou tel : il change avec elles
et comme elles.


Voilà, messieurs, ce que Price a dit, mais en passant,
comme une chose toute naturelle, toute simple, qui ne
pouvait souffrir une difficulté. Et en effet, messieurs,
elle ne risque point d'en éprouver de la part du sens
commun. Le sens commun reconnaît ave Price que la
qualité morale de l'acte dépend de son mobile et de sa
fin, des circonstances du sujet et de l'objet ; il n'a garde
de le nier ; l'expérience de tous les jours le prouve, et
nul homme n'ignore que l'acte nu, l'acte isolé, n'a point
de caractère, mais qu'il en prend des circontances en-
vironnantes, et qu'il en change quand ces circonstances
changent. Le sens corn mun n'élève donc aucune objection
contré cette définition de l'acte. Mais savez-vous ce qui
la repousse, messieurs, ce qui se récrie et réclame, et
ce qui a raison de réclamer et de se récrier? C'est le sys-
tème de Price, son système tout entier. Le sens commun
est content, mais le système de Price ne saurait l'être; •
car cette définition de l'action le renverse et le détruit.
Lui seul a droitde se plaindre, parce que lui seul est mis
en danger; et c'est au point qu'il faut nécessairement ou .91'
que Price retire sa définition, s'il veut sauver son sys-
tème, ou
rejette son système, s'il veut maintenir


sa définition.
Et en effet, messieurs, voyez un peu comment l'acte


va être jugé, et en quoi va coAsister sa bonté, si la
définition est vraie. Sans doute, si Price n'avait parlé
que du motif, le mal ne serait pas grand; car de quelque


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE . PRICE. 199


manière que la bonté de l'acte soit perçue, et en quoi
qu'elle consiste, il faut toujours, pour que l'agent soit
bon en l'accomplissant, que ce soit en vue de cette
bonté qu'il l'accomplisse. On peut donc dire que la con-
sidération du motif ne regarde que la bonté de l'agent,
et non celle de l'acte dont il s'agit. Mais la fin , c'est
autre chose ; la fin, c'est la partie de la définition émi-
nemment hostile au système de Price ; car, la fin d'un
acte, c'est ce a quoi il tend, c'est son but; la fin est donc
relative à l'acte, et non à l'agent; et de plus, la fin est
distincte de l'acte ; ce sont deux choses. Que si donc,
l'acte ne peut être jugé que dans son rapport avec la fin,
i! faudra, pour le juger, percevoir de rapport, et ce sera
de la nature de la fin que celle de l'acte dépendra. Ainsi,
tel acte sera bon quand il aura une certaine fin, et il
sera mauvais quand il en aura une autre. Sa bonté sera
donc son rapport de conformité avec telle fin ; sa mé-
chanceté, son rapport de conformité avec telle autre
fin. La bonté de l'acte ne sera donc pas la seule bonté;
il y aura encore celle de la fin; et de plus, le bien sera
originellement dans la fin et non dans l'acte , et la
bonté de l'acte sera une-bonté dérivée. Ainsi encore,
en remarquant quelles sont les fins bonnes, on aura
une définition de ce qui est bon en soi; et, comme la
bonté des actes sera leur conformité à ces fins bonnes,
on aura une définition de la bonté morale ou de cette
qualité prétendue indéfinissable, par laquelle les actions
sont bonnes: Mais ce sont précisément là toutes les
choses que nie le système de Price, toutes les choses
que Price, conséquent à son système, s'est appliqué à
réfuter. N'a-t-il pas nié la distinction du bien en soi et
du bien moral ? N'a-t-il pas affirmé qu'il n'existait
d'autre bien que celui qui est dans l'acte? N'a-t-il pas




200 VINGT-TROISIblE LEÇON.
dit que la bonté dans l'acte est une qualité simple et
indéfinissable? N'a-t-il pas soutenu qu'elle ne consistait
point du tout dans un rapport entre l'acte et une cer-
taine fin, un certain but extérieur? N'a-t-il pas élevé une
fin de non-recevoir commune contre toutes les défini-
tions qui avaient été essayées de cette fin, ou de cet en-
semble de fins, dans l'hypothèse qu'elle existât ?
pas fort au long réfuté toutes ces définitions? Et cepen-
dant la définition de l'action rétablit tout ce qu'il avait
détruit ; elle nie tout ce qu'il avait affirmé, et affirme
tout ce qu'il avait nié. Que Price opte donc entre sa dé-
finition et son système, entre tout son livre et une page
de son livre : car le livre et la page ne peuvent coexister;
il faut que l'un ou l'autre périsse.


Mais ce n'est pas tout. La définition comprend dans
l'acte, outre la fin , les circonstances du sujet et de l'ob-
jet. Et Price développe sa pensée en disant : Si, à l'égard
de tel être, dans telles circonstances, je dois agir de
telle façon, je dois me conduire autrement dans d'au-
tres circonstances ou à l'égard d'un autre être. Cela est
parfaitement clair, messieurs, et je n'éprouve aucune
peine à comprendre. Je puis frapper un arbre, parce que
c'est un arbre, et que je suis un homme; je ne puis
frapper mon voisin, parce qu'il est un homme, et que je
suis un homme; et toutefois je puis le frapper, s'il m'at-
taque, car alors ses circonstances et les miennes chan-
gent. C'est-à-dire que pour arriver à caractériser l'acte,
je suis obligé de percevoir nia nature et celle de l'arbre,
ma nature et celle de mon voisin, plus les rapports qui
dérivent entre moi et ces deux êtres de nos natures
respectives, plus tous les faits relatifs à eux et à moi que
peut couvrir le mot vague de circonstances. Est-ce là ce
que le système appelle la perfection immédiate d'une


SYSTEME RATIONNEL. - CRITIQUE DE PRICE. 201


qualité simple et indéfinissable dans l'acte, ou est-ce
autre chose? Si c'est autre chose, que Price retire sa dé-
finition de l'action ; si ce n'est. pas autre chose, que
Price concilie le fait, tel que la définition le décrit, avec
la formule par laquelle l'exprime le système. De quels
termes se, servira-t-on, je le demande, pour désigner la
perception de la solidité dans les corps, ou la concep-
tion de l'espace qui les contient, si on appelle perception
immédiate l'opération compliquée qu'indique la défini-
tion, et qualité simple et indéfinissable de l'action le ca-
ractère moral que finit par lui attacher cette opération ?
Car enfin, ou ma nature, et celle de l'arbre, et celle de
mon voisin, et toutes mes circonstances, et les leurs,
font, en dépit de la langue, partie de l'acte, et alors la
qualité qui est constituée par les rapports entre toutes
ces choses n'est ni simple, ni par conséquent indéfinis-
sable ; ou bien l'acte est tout entier dans le fait de frap-
per, et alors il n'a aucune qualité, ni simple, ni non
simple, ni définissable, ni indéfinissable. Accepte-t-on
la seconde branche du dilemme ? il n'y a plus de percep-
tion, car il n'y a plus rien à percevoir. Préfère-t-on la
première ? ce n'est plus ni une perception immédiate, ni
même une perception d'une qualité , mais la conception
de plusieurs choses très-diverses, plus la vue des rap-
ports qui existent entre ces choses, plus une induction
de ces rapports à l'acte : car cette induction est bien
réelle, puisque l'appréciation de Pacte implique toutes
ces notions, et par conséquent en dérive. Dans les deux
hy pothèses, et sous les deux-rapports, le système s'éva-
nouit : il périt par la définition, il périt sans la défini-
tion.


Et maintenant, messieurs, je le demande de nouveau,
où est la doctrine de Price ? Si elle est dans la définition,




202 VINGT-TROISIÈME LEÇON.
elle n'y est qu'en germe, et if reste à la développer et à
la construire. Si elle est dans le système, il faut retran-
cher du système la définition car l'une de ces choses
détruit l'autre, et on ne saurait des deux former une
unité conséquente. Que faire, messieurs , en pareil
embarras ? Laisser là Price, qui se tirera comme il
pourra de la difficulté, et nous borner à recueillir de sa.
définition l'aveu qui y est, et qui confirme tout ce que
nous avons essayé de démontrer dans cette leçon : c'est
que les deux propositions communes à tous les sys-
tèmes qui appartiennent à la catégorie qui nous oc-
cupe : la première, que l'idée du bien ne représente
autre chose que le bien moral; la seconde, que le
bien moral est une qualité simple et indéfinissable, im-
médiatement perçue dans les actions par la raison ou le
sens moral, c'est que ces cieux propositions, intimement
liées, et qui forment un véritable système, sont égale-
ment insoutenables et inconciliables avec les faits.


Tel est, en effet, messieurs, le résultat auquel je vou-
lais arriver, et pour lequel je me suis imposé cette lon-
gue exposition, et cette plus longue critique du système
de Price. Tarit qu'on examine des systèmes fort éloignés
de la vérité, on peut aller vite ; car l'erreur étant gros-
sière, on a bientôt fait de la signaler et de la réfuter
mais, à mesure que les systèmes se rapprochent de la
vérité, l'erreur, devenant plus délicate, devient aussi plus
difficile à montrer. Nous avions déjà remarqué cette
différence en passant de la critique du système égoïste
à celle du système instinctif. Le passage de la doctrine
instinctive à celle de Price devait nous la rendre plus
sensible encore. En effet, le système de Price, touchant
à la vérité, en revêt bien autrement les apparences que
tous ceux que nous avons jusqu'ici rencontrés sur notre


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE PRJCE. 203
chemin, et il était beaucoup moins facile d'en démêler
et d'en démontrer le vice. Et toutefois, messieurs, il im-
parlait beaucoup de le déterminer d'une manière pré-
cise; car, en le découvrant, nous avons fait faire un
nouveau pas à nos idées et un progrès considérable à la
recherche qui nous occupe.


Le bien moral est distinct du bien instinctif et du bien
égoïste, et la raison intuitive peut seule nous le révéler
voilà ce que la critique des systèmes instinctifs et égoïstes
nous avait appris. Mais, parmi les systèmes qui accep-
tent ce triple résultat, nous avions vu deux opinions
s'élever : les uns proclamant le bien moral une qualité
simple, indéfinissable, et immédiatement perçue dais
les actions par la raison, les autres le considérant
comme un rapport des actions à un autre bien, le bien
absolu, et s'efforçant de déterminer en quoi ce bien
absolu consiste. Or, il nous était impossible de passer
outre sans avoir examiné et jugé laquelle de ces deux
opinions représentait la vérité. C'est ce que nous avons
fait, messieurs, dans ces deux dernières leçons. Nous
avons examiné la première de ces deux opinions, et


nous a paru non-seulement que les faits la démen-
taient, mais qu'ils proclamaient la vérité de la seconde.
Nous avons donc fait un pas, messieurs, comme je vous
le disais - Des deux chemins que nous ouvraient les sys-
tèmes rationnels, nous avons reconnu le bon; il nous


_reste à y marcher ; nous y rencontrerons les systèmes
rationnels de la seconde catégorie, ceux qui, - reconnais-
sant au delà du bien moral le bien en soi, ont cherché
en quoi consiste ce dernier pour déterminer par là en
quoi consiste l'autre. Reconnaissant, comme ces sys-
tèmes, et l'existence distincte de ces deux biens, et la
nécessité de définir l'un pour déterminer l'autre, nous




204 VINGT-TROISIÈME LEÇON,
n'aurons plus, messieurs-, à les interroger que sur la
définition qu'ils en donnent; c'est là désormais le seul
point qui nous reste à fixer. Nous prendrons donc leur*
avis sur celte question suprême ; mais nous le prendrons
sans essayer de le juger; car il est évident que cette
critique serait la recherche même de la véritable défi-
nition du bien absolu, et se confondrait ainsi avec l'exie
position de ma propre opinion. Je me bornerai donc,
messieurs,,à recueillir rapidement quelques-unes des
principales définitions qui ont été données du bien ab-
solu, en me permettant tout au plus quelques réflexions
rapides sur ces définitions ; après quoi, je quitterai enfin
le rôle d'historien, et, prenant celui de philosophe,je
vous exposerai l'ensemble de mes idées sur les bases
de la morale. Ce ne sera qu'après vous les avoir sou-
mises, que nous serons en mesure de revenir sur les
systèmes qui ont défini le bien absolu et de juger l'idée
qu'ils en ont donnée à la lumière de celle que nous
nous en serons formée ; je consacrerai donc alors,
mais alors seulement, une leçon à la critique de ces
systèmes'.


1. En revoyant, après plusieurs mois, cette critique de Price, je ne
la trouve pas entièrement dans le vrai; mais, pour l'y ramener, il au-
rait fallu refondre ces deux leçons, et j'ai préféré n'y rien changer.
L'exposition de mes idées sur le fondement de la morale rectifiera Ç.e
qu'il peut y avoir d'inexact dans cette critique.


VINGT-QUATRIÈME LEÇON.


SYSTÈME RATIONNEL. — WOLLASTON, CLARKE ET
MONTESQUIEU, MALEBRANCHE, WOLF.


MESSIEURS,


Je vous ai annoncé que je consacrerais la leçon d'au-
jourd'hui à vous donner une idée de quelques-tins des
systèmes rationnels qui ont défini le bien : je vais rem-
plit' ma promesse. Je serai rapide dans l'exposition et
dans la critique de ces systèmes. Je me bornerai dans
l'une à vous signaler l'idée que chaque doctrine donne,
et du bien en soi, et de ce qui constitue la bonté dérivée
des actions, et dans l'autre à indiquer le vice de cette
double définition. Quant à une appréciation plus pro-
fonde de ces systèmes, je l'ajourne, ainsi que je vous en
ai Prévenus, à l'époque où j'aurai posé les bases du
mien.


Le premier qui se présente à ma pensée, messieurs,
est celui que Wollaston, philosophe anglais du com-
men cement du dix-huitième siècle, a exposé dans son
Ouvrage , intitulé : Ébauche cle la Religion naturelle.
Voici, en très-peu de mots, en quoi il consiste.


Selon ce philosophe, le bien, c'est le vrai, et la loi fon-
damentale de la conduite, le devoir d'où tous les autres
dérivent, c'est d'agir conformément à la vérité, ou, en




20 6 VINGT-QUATRIÈME LEÇON.
d'autres termes, de ne pas mentir par ses actions. Com-
ment procède Wollaston pour établir cette doctrine?
vais vous l'indiquer.


Wollaston commence par avancer que les actions sont
des signes comme les paroles, et qu'on peut tout aussi
bien exprimer ou défigurer, affirmer ou nier la vérité
par des actes que par des mots. Pour établir cette as-
sertion, il s'attache d'abord à montrer que la vérité peut
être niée par des actes: Qu'est-ce, dit-il, que violer un
contrat? C'est tout simplement affirmer par une action
qu'il n'est pas vrai que ce contrat ait été conclu. Qu'est-
ce que dépouiller un voyageur ? C'est nier que l'argent
qu'on lui prend lui appartienne. Wollaston multiplie les
exemples, ayant toujours soin de les choisir parmi les d
actions mauvaises, et ramenant toujours ces actions à
la négation d'une ou de plusieurs propositions vraies.
Cela fait, et étant démontré qu'on peut nier la vérité par
des actes, il se demande si une action qui nie une ou
plusieurs propositions vraies peut être bonne. Il sou-
tient qu'elle est nécessairement mauvaise. Les preuves
qu'il en donne sont curieuses, en ce que chacune d'elles
consiste à montrer le bien en soi . sous une de ses faces,
et à faire voir qu'il y a contradiction entre le mensonge
et le bien ainsi compris. Voici ces preuves : 1° Une ac-
tion qui nie une proposition vraie équivaut à une pro-
position fausse; or, une proposition fausse est mauvais e ;
donc l'action qui lui équivaut ne peut être bonne.
2° Une action qui nie une proposition vraie nie la nature
des choses, elle lui est par conséquent contraire. Or,
n'est-il pas évident qu'une action contraire à la nature
des choses est mauvaise? 3° Cne,action qui nie une pr o


-position vraie nie ce qui est ; une telle action est; donc
une révolte contre Dieu, l'auteur de ce qui est, et contre


SYSTÈME RATIONNEL. - " 'WOLLASTON, ETC: 207
sa volonté. 4° Elle est de plus une révolte contre l'ordre
car, qu'est-ce que l'ordre, sinon les lois des choses
conséquentes à leur nature? 5° Elle est aussi une révolte
contre la raison. En effet, nier une proposition vraie,
qu'est-ce autre chose qu'affirmer l'absurde, et qu'est-ce
qu'affirmer l'absurde, sinon se révolter contre la raison?
60 Enfin, dit Wollaston, un tel acte est contraire à la
nature de l'homme : car l'homme est un être raison-
nable, et le propre des natures raisonnables, c'est de
voir et d'aimer les choses comme elles sont.


Après avoir ainsi démontré qu'une action qui nie une
ou plusieurs propositions vraies est mauvaise, Wollaston
fait un pas de plus, et établit qu'une proposition vraie
peut être niée par omission aussi bien que par action,
ou, ce qui revient au même, que l'omission n'est pas
moins un signe que l'acte, et qu'on peut par ie premier
de ces signes affirmer le faux tout aussi bien que par le
second ; et il n'a pas de peine à le démontrer : car il est
évident, par exemple, qu'en ne faisant pas ce qu'on a
promis, on nie tout aussi bien qu'on l'ait promis, qu'en
faisant le contraire. Il serait inutile de suivre l'auteur
dans le détail de cette preuve.


Vous voyez;messieurs, que ses efforts se bornent d'a-
bord à établir en quoi consiste le mal. Mais, comme le
mal est le contraire du bien, la nature de l'un étant
déterminée, celle de l'autre s'ensuit, et la nature de à


_ qui n'est ni bon ni mauvais, pareillement. Qu'est-ce
donc qu'une action bonne? c'est celle dont l'omission
serait mauvaise, ou dont le contraire serait une action
,i'll `luvaise. Qu'est-ce en second lieu qu'une action indif-
,érente? C'est celle qui peut être omise ou qui peut être
faite sans contredire aucune vérité. Ainsi sort de son
Principe l'essence de ce qui est bien, de ce qui est mal,




208 VINGT-QUATRIÈME LEÇON.
et de ce qui est indifférent dans la conduite, c'est-à-dire
la solution du problème fondamental de la morale.


Wollaston, après avoir ainsi établi sa doctrine, s'ef-
force de la confirmer, en montrant qu'elle est en har-
monie avec les faits. Il montre, par exemple, qu'elle est
en harmonie avec le fait du développement progressif
des idées morales. En effet, si la science est progressive,
la morale doit l'être : car la morale n'étant autre chose
que la vérité exprimée dans la conduite, elle suppose la
connaissance de la vérité, et, à mesure que cette con-
naissance, qûi est la science, s'accroît, la morale doit se
perfectionner. Et de là aussi l'explication des erreurs en
morale, et de la différence reconnue par le sens com-
mun entre l'erreur et le vice. Si on peut se tromper
dans le domaine de la morale, c'est qu'on peut se trom-
per dans celui de la science et ne pas voir les choses E
comme elles sont.. Se tromper en morale, c'est affirmer
par une action une proposition qui est fausse, et qu'on
croit vraie; l'action est mauvaise, mais l'agent n'est pas
coupable, car il ne ment pas. Wollaston montre aussi
que sa doctrine, loin d'altérer les caractères reconnus
du bien, les explique ; le vrai étant immuable,
puisqu'il exprime la nature même des choses, le bien
l'est aussi; ainsi, une distinction éternelle et réelle exis-
tant entre le vrai et le faux, une distinction semblable
sépare le bien du mal. Tout ce qu'on peut dire du vrai,
on peut le dire du bien, et les fondements de la morale
ne sont pas moins inébranlables que ceux de la science.


Telle est, messieurs, la substance de la doctrine de
Wollaston. Quelques observations suffiront pour prou-
ver que sa définition du bien est inexacte.


D'abord je ferai remarquer qu'en partant du principe
(le Wollaston pour apprécier les actions, on arriverait


SYSTÈME RATIONNEL. -- \VOLLASTON, ETC. 209
à des jugements qui ne coïncideraient pas matérielle-
ment avec les jugements moraux. Et en effet, il n'y a pas
une mauvaise action qui n'exprime aussi bien que les
bonnes plusieurs propositions vraies. Si, par exemple,
j'empoison ne quelqu'un avec de l'arsenic, assurément je
commets un crime ; et néanmoins cet acte est conforme
à plusieurs propositions vraies, et entre autres à celle-
ci, que l'arsenic empoisonne. Donc la maxime fonda-
mentale de Wollaston est trop étendue, et rend le mal
comme le bien. En second lieu, il est beaucoup de vé-
rités, qu'il est moralement indifférent d'affirmer ou de
nier par ses actes. Voici, par exemple, deux hommes
qui ont froid : l'un pour se chauffer s'approche du feu,
l'autre d'un bloc de glace ; l'action du premier affirme
une proposition vraie, savoir que le feu réchauffe; celle
du second la nie au contraire; que s'ensuit-il ? Seule-
ment que celui-ci est absurde, mais non qu'il est immo-
ral ; l'action de l'un est raisonnable, celle de l'autre,
folle, voilà tout; mais il n'y a ni moralité dans un cas,
ni immoralité dans l'autre. Donc, entre l'absurde et
l'immoral, il n'y a pas coïncidence; donc l'un ne peut
pas titre substitué à l'autre quand il s'agit de poser le
principe fondamental de la morale. Il suivrait, en troi-
sième lieu, de la maxime fondamentale de Wollaston,
que, pour qui rencontre un voyageur au coin d'un bois,
le crime est le même de lui soutenir que sa bourse ne
lui appartient pas, que de la lui prendre : car dans les
deux cas on nie une proposition vraie et la même ; ce
qui est ridicule, et ce qui montre encore combien il
Y a loin de l'absurde à l'immoral. J'ajoute, en dernier
lieu, que cette hypothèse effacerait toute inégalité entre
les vertus : car si la moralité consiste à ne nier aucune
Proposition vraie, toutes les bonnes actions sont égale-


- 14




210 VINGT-QUATRIÈME LEÇON.
ment bonnes, et l'on ne peut assigner entre elles aucune
différence.


Mais il y a une autre coïncidence à laquelle cette
maxime fondamentale ne satisfait pas, c'est la coïnci-
dence psychologique. Car il ne faut pas seulement qu'une
telle maxime rende dans ses applications les jugements
moraux de l'humanité; il faut encore que la conscience
témoigne que c'est bien à cette maxime que nous obéis-
sons quand nous agissons. Or, quand je m'abstiens de
voler, mon motif est-il la crainte de nier une proposi-
tion vraie? Assurément non ; et il est certain que je ne
songe en aucune manière aux diverses vérités qu'affir-
mera ou que niera mon action. Ainsi, la maxime de
Wollaston n'est pas moins démentie par la conscience
que par les jugements moraux de l'humanité.


Je passe, messieurs, à un second système plus célèbre
que le précédent, à un système qui a été celui de Mon-
tesquieu, mais qui avait été professé auparavant par
l'ami de Newton et l'adversaire de Leibnitz, le célèbre
Clarke. Le principe de ce système, c'est que bien agir
c'est agir conformément à la nature des choses. Voici
comment procède Clarke, dans l'ouvrage intitulé : Traité
de l'existence et des attributs de Dieu et des devoirs de le
religion naturelle, qui a été traduit en français dès le
commencement du dix-huitième siècle.


Le point de départ de l'auteur est la recherche du
fondement de l'obligation; mais, comme le fondement
de l'obligation est l'idée du bien, chercher le fondement
de l'obligation ou la définition du bien, c'est une seule
et même chose ; et si Clarke pose la question sous la
première de ces deux formes plutôt que sous la seconde,
c'est uniquement que toute sa' recherche est dirigée
contre Hobbes, dont les ouvrages avaient fait, à cette'


SYSTÈME RATIONNEL. — 'WOLLASTON, ETC. 211
époque, une très-grande sensation, et une sensation
très-funeste à la morale. Vous savez, messieurs, que ce
philosophe avait donné l'égoïsme pour hase au devoir ;
aussi Clarke commence-t-il par renverser cette base, en
réfutant, sous toutes les formes qu'on avait pu lui don-
ner, le principe de l'égoïsme. Il montre que nous ne
faisons le bien, ni pour obéir à la volonté de Dieu ni
pour nous ménager les récompenses et pour éviter les
peines d'une autre vie, ni pour notre utilité particulière,
ni en vue de l'utilité sociale, ni par obéissance à un
contrat primitif passé entre les hommes à l'origine des
sociétés, ni en vertu des lois et de la volonté du légis-
lateur. 11 serait utile de revenir sur tous ces prétendus
fondements de l'obligation : nous en avons fait justice,
et il suffit de remarquer que Clarke les rejette.


La base de l'obligation n'étant pas dans toutes ces
maximes, Clarke cherche quelle elle peut être, et voici
le système auquel il arrive. Dieu, dit-il, en créant les
choses, leur a donné à chacune une nature propre ;
en vertu de cette nature,i1 s'établit entre ces choses des
rapports qui les lient les unes aux autres, et qui en for-
ment un .ensemble, un tout, qui est l'univers. On doit
se représenter la création comme l'ensemble des diffé-
rents êtres, unis entre eux par les rapports qui dérivent
de leurs natures respectives. Or, la nature ou l'essence
des choses étant réelle et immuable, et l'essence des
choses engendrant les rapports qui les unissent, ces
rapports sont tout aussi réels, tout aussi immuables que
les choses elles-mêmes ou que leur essence. Ces rap-
ports, dit Clarke, constituent l'ordre universel. La rai-
son, ajoute-t-il, conçoit ces différents rapports ; elle
conçoit qu'ils constituent les lois des choses, et dès lors
ils lui apparaissent immédiatement comme devant être




VINGT-QUATRIÈME LEÇON.
respectés par tout être raisonnable et libre. De là, pour
tout être capable de comprendre, l'obligation de régler
sa conduite conformément à ses rapports. Quand une
conduite, quand un acte, sont conformes à ces rapports,
cette conduite, cet acte, sont bons; dans le cas contraire,
ils sont mauvais. Voilà la définition du bien moral, telle
qu'elle dérive de l'idée du bien en soi, du bien absolu;
et vous voyez que, ce dernier étant immuable, puisque
les rapports entre les choses dérivent de leur nature qui
est immuable, le bien moral l'est aussi, puisqu'il con-
siste dans la conformité de la conduite à ces rapports.
L'obligation, selon Clarke, dérive immédiatement de la
conception du bien, c'est-à-dire de l'ordre ; et elle en
dérive immédiatement, à cause de la convenance qui
existe entre l'ordre et la raison. Il est de l'essence de la
raison de respecter l'ordre dès qu'elle le conçoit, l'ordre
étant sa loi même. De là, messieurs, tous les devoirs,
et la manière de les déterminer. En effet, dit Clarke,
d'où dérivent nos différents devoirs, et comment nous y
prenons-nous pour les déterminer ? Supposez que nous
ignorions notre nature et celle de Dieu ; que Dieu et
l'homme, en d'autres termes, soient deux inconnues;
pourrions-nous savoir ce que l'homme doit à Dieu, ou
même s'il lui doit quelque chose ? En aucune manière.
Mais posez la nature de l'homme d'une part et celle de
Dieu de l'autre, et voyez les rapports nécessaires qui dé-
rivent de ces deux natures ; aussitôt il vous apparaîtra
que, de ces deux êtres, il en est un qui doit, et l'autre à
qui il est dû, et vous connaîtrez en quoi consiste ce que
l'un doit. à l'autre ; en un mot, vous découvrirez que la
règle de notre conduite envers Dieu se trouve précisé-
ment dans les rapports qu'établissent, entre lui et nous,
sa nature et la nôtre. Et pareillement, placez l'homme


SYSTÈME RATIONNEL. — WOLLASTON, ETC. 2t3
en face de l'homme, cherchez les rapports qui dérivent
entre ces deux êtres de leurs natures respectives, les-
quelles sont égales et identiques; vous verrez que si vos
devoirs envers vos semblables ne sont pas les mêmes
qu'envers Dieu, c'est que les rapports de l'homme à
l'homme sont autres que de l'homme à Dieu; et vous
trouverez que, de même que les devoirs de l'homme
envers Dieu ne sont que le respect deceux-ci, les devoirs
de l'homme envers l'homme ne sont que le respect de
ceux-là. Et Clarke, messieurs, comme tous les philo-
sophes qui définissent le bien, se hâte de constater que
cette définition du bien s'accorde avec les progrès des
idées morales, et il l'explique. En effet, dit-il, nous ne
savons à priori ni quelle est la nature des êtres,
ni quels sont les rapports qui en dérivent. Il y a donc
une science qui a pour objet de déterminer ces rapports,
et qui, ayant comme toute science un commencement
et une fin, est susceptible de développement. Or, comme
la morale présuppose cette science et en dérive, la mo-
rale en suit les progrès et doit avancer avec la civilisa-
tion. Telles sont, en quatre mots, et la marche de Clarke,
et les idées fondamentales de sa doctrine.


Montesquieu, que j'ai rapproché de Clarke, messieurs,
a eu précisément la même idée du bien. Montesquieu
déclare sa doctrine dans les premières phrases de l'Es-
prit des Lois, lorsqu'il dit : « Les lois sont les rapports


- « n écessaires qui dérivent de la nature des choses. » Les
lois , messieurs, c'est-à-dire la règle de ce qui est bien.
Et il témoigne que, par rapports nécessaires, il entend
bien, comme Clarke, qui dérivent nécessairement de la
nature des choses, par cette autre phrase : « Avant
" qu'il y eût des êtres intelligents, ils étaient possibles ;


i ls avaient donc des rapports et par conséquent des




214 VINGT-QUATRIÈME LEÇON.
« lois possibles. Montesquieu va plus loin; etil indique,
ce qui est aussi en partie la pensée de Clarke, que ces
rapports ne sont pas un acte arbitraire de Dieu, dans
cette troisième phrase du même chapitre : « Dieu a fait
« ces lois, parce qu'elles ont du rapport avec sa sagesse
« et sa puissance ; ce qui veut dire que ces lois elles-
mêmes, ou, ce qui revient au même, la nature desdiffé-
rents âtres, et les rapports qui en dérivent, ne sont pas
des choses qui aient dépendu, même de la volonté de
Dieu qui les a créées : et la cause en est qu'étant les
oeuvres de Dieu elles ont en lui leur raison, et que la
raison de ce que Dieu fait ne peut être distinguée de sa
nature, laquelle est nécessaire et éternelle. La nature
de Dieu, messieurs, telle est, en effet, la seule chose vé-
ritablement absolue, nécessaire, éternelle, et c'est à
elle, en dernière analyse, que remontent l'immutabilité
et la nécessité de tout ce qui estnécessaire et immuable.
Si le bien est tel en soi, c'est que la chose représentée
par ce mot n'est que la nature même de Dieu, ou une
expression ou un effet nécessaire de cette nature. Ainsi,
dans l'hypothèse de Clarke et de Montesquieu, le bien
semblerait devenir arbitraire, si les choses et leurs rap-
ports étaient des effets de la volonté arbitraire de Dieu,
si on concevait que cette volonté eût pu donner aux
choses une autre nature d'où seraient résultés d'autres
rapports. C'est là ce que les deux philosophes ont senti,
et ce qu'exprime la dernière phrase de Montesquieu.
Et ce qui indique déjà le vice de ce système, c'est la
difficulté d'admettre que les êtres qui peuplent la créa-
tion sont tous ce qu'ils ne pouvaient pas ne pas être,
et que Dieu n'eût pas pu ni en créer moins ni en créer
davantage, ni les créer autres qu'ils sont. Mais ce
n'est pas ici le lieu de discuter cette grande difficulté à


SYSTÈME RATIONNEL, — WOLLASTON, ETC, 215
laquelle vous verrez Tic la véritable idée du bien satis-
fait. Qu'il me suffise de vous faire remarquer que, dans
les trois phrases de Montesquieu que je viens de citer,
se trouve implicitement contenue toute la doctrine de
Clarke. Je vais vous soumettre, sur cette doctrine, quel-
ques observations dont vous remarquerez la parfaite
identité avec celles que j'ai - faites sur le système de
Wollaston.


Il y a entre les jugements, auxquels conduirait cette
maxime fondamentale : Agis conformément à la nature
des choses, et nos jugements moraux, le même défaut
de coïncidence matérielle qu'entre ces jugements et ceux
qui sortiraient de la définition de Wollaston. En effet, il
est évident d'abord que tout acte qui n'est pas absurde
est conforme à plusieurs rapports réels qui existent
entre les choses et qui dérivent de leur nature; et pour
le prouver, je n'ai pas besoin de changer d'exemple, et
je reprends celui de l'empoisonnement par l'arsenic.
Assurément cet acte est très-conforme à la nature de
l'homme, à celle de l'arsenic, et aux rapports qui en
dérivent entre ces deux choses; personne ne peut le
n ier. Il faut donc, messieurs, que la maxime de Clarke,
comme celle de Wollaston, soit trop étendue. Il est bien
vrai qu'un acte bon n'est jamais un mensonge, et qu'il
est toujours conforme à la vraie vérité; il est bien vrai
aussi qu'il est toujours conforme aux rapports qui défi-
Yen t de la nature des choses ; mais les exemples prouvent
qu'il n'y a que certains rapports entre les choses aux-
quelles nous devions conformer notre conduite, et qu'il
n 'y a non plus que certaines propositions vraies que nous
soyons tenus d'exprimer par nos actes. Quels sont ces
rapports et ces propositions vraies, et pourquoi ceux-ci
seulement, et nen pas les autres? C'est ce que les deux




a


216 VINGT-QUATRIÈME LEÇON.
systèmes ne disent pas; et cela prouve qu'ils n'ont pas
saisi le fait même du bien, mais un autre, qui peut avoir
du rapport avec ce fait, mais qui ne lui est pas iden-
tique; car s'ils avaient démêlé la véritable nature du
bien, tous les jugements moraux, et les jugements mo-
raux seulement, seraient sortis de la définition. Je pour-
suis, messieurs, et je dis que, s'il y a entre les choses
une foule de rapports réels, conformément auxquels il
est mal d'agir, il en est un bien plus grand nombre en-
core conformément auxquels il est absolument indiffé-
rent d'agir ou de ne pas agir. Ainsi, pour ne pas chan-
ger d'exemple encore, c'est agir conformément à la
nature des choses, que de prendre de la glace pour se
rafraîchir, et de s'approcher du feu pour se réchauffer.
Mais, de même qu'en agissant ainsi on est simplement
raisonnable et point du tout vertueux, de même on se-
rait simplement absurde et point du tout criminel en
faisant le contraire. Clarke dit qu'il est de l'essence de
la raison de respecter l'ordre, c'est-à-dire, clans son
système, l'ensemble des rapports qui dérivent de la na-
ture des choses. Cela est vrai, mais en quel sens? En ce
sens que la raison ne saurait, sans s'abdiquer, ne pas
reconnaître ces rapports : car, puisqu'ils sont, il est ab-
surde, il est contraire à la raison, dont le vrai est la loi,
de les nier. Mais s'ensuit-il que ces rapports qui sont le
vrai soient en même temps le bien, et qu'ils soient la
loi de la raison, en ce sens que dans l'acte la raison se
sente moralement obligée de les respecter? Les faits
prouvent. que non. On est dans le faux quand on prend
de la glace pour se réchauffer, mais on n'est pas dans
l'immoral; les deux sphères ne coïncident pas. Et ce qui
confirme le vice du système de Clarke, c'est que la coïn-
cidence psychologique lui manque comme la coïncidence


SYSTÈME RATIONNEL. - WOLLASTON, ETC. 217
extérieure, ce qui est inévitable. Sans doute, il est
beaucoup de cas où, pour déterminer ce que nous de-
vons faire, nous sommes obligés de considérer et notre
nature et celle d'autres êtres et les rapports qui en dé-
rivent entre eux et nous. Mais, si on veut y faire atten-
tion, c'est pour arriver à la détermination d'un autre
fait, qui est celui-là même qui décide de ce qui est bien
et de ce que nous devons faire. Si la détermination de
ce fait ne sortait pas de la recherche, la lumière cher-
chée n'en sortirait pas non plus; et, pour faire jaillir
cette lumière de la nature des choses, ce ne sont pas
tous les rapports qui dérivent de cette nature qui sont
utiles à connaître, mais seulement quelques-uns : en
sorte que la conscience, imparfaitement interrogée,
peut bien donner de l'apparence à la définition de
Clarke, mais qu'elle la contredit, comme les jugements
moraux, quand elle l'est complétement.


Je passe, messieurs, à un troisième système, celui de
Malebranche. Comme les idées morales de ce philosophe
sont liées à ses idées métaphysiques, il est indispensable,
pour vous faire comprendre les premières, de vous don-
ner au moins une idée superficielle des secondes.


.11 n'est personne de vous qui n'ait entendu énoncer
cette maxime fondamentale de la métaphysique de
Malebranche, que nous voyons tout en Dieu. Que si-
gnifie cette maxime? Je vais vous le dire en peu de
mots.


Malebranche admettait, et c'était en lui une consé-
quence de touies les philosophies précédentes, que nous
ne voyons pas les choses elles-mêmes, mais que nous
n'en voyons que les idées en nous. Partant de cette api-
niOn, et cherchant si, de ce que nous avons en nous
l'idée d'arbre, il s'ensuit qu'il y ait un arbre hors de




2 /8 VINGT-QUATRIÈME LEÇON.
nous, Malebranche n'en vit pas la nécessité. Tout ce
qu'il vit, c'est que, cette idée d'arbre n'étant pas produite
par la force de notre esprit, il fallait qu'elle eût une
cause distincte de nous. Il chercha donc quelle pouvait
être cette cause ; et, parcourant successivement les dif-
férentes hypothèses, que ces idées sont produites en
nous par les objets, qu'elles sont innées, que Dieu les
produit à mesure que nous pensons aux objets, et enfin,
que notre âme est unie avec l'intelligence divine qui
renferme les idées de tous les êtres possibles, et que
c'est en elle que nous voyons ces idées, il crut se dé-
montrer que cette dernière supposition était la seule ad-
missible. Il posa donc en principe qu'excepté les idées
de ce qui se passe en nous, nous voyons toutes les autres
en Dieu, substance du monde intelligible, et avec qui
notre intelligence est dans une communion perpé-
tuelle. Tel est le sens de cette célèbre maxime de Male-
branche, que nous voyons tout en Dieu.


Il suivait de cette doctrine, que, toutes les intelligences
individuelles pouvant voir en Dieu les idées que la
mienne y voit, ces idées ne sont particulières à aucune,
mais communes à toutes, n'appartiennent à personne,
mais à Dieu seul. Il y a donc pour chaque individu deux
choses, le sentiment qu'il a. de lui-môme, et qui lui est
personnel, et les idées qu'il a du reste des choses, et
qui, étant en Dieu, où il les voit, sont une partie de la
vérité absolue, appartiennent à Dieu, et sont communes
à tous les individus qui en ont la perception. Male-
branche trouvait dans les faits une puissante confirma-
tion de cette doctrine. En effet, dit-il, personne que moi
ne peut sentir la douleur que je sens : donc la douleur
est une émanation de moi, et le sentiment m'en est
personnel. Mais tout être intelligent peut voir la vérité


SYSTÈME RATIONNEL. — WOLLASTON, ETC. 219
que je vois : donc la vérité que je vois n'est une émana-
tion ni d'eux ni de moi ; et comme il faut, d'ailleurs,
qu'elle émane d'une intelligence, elle doit donc émaner
de l'intelligence de Dieu, et lui appartenir. La raison ou
l'ensemble des vérités est donc consubstantielle à Dieu ;
et, comme nous ne sommes raisonnables que par notre
participation à la raison, la raison n'est pas en nous,
mais en lui. Si elle était en nous, nous serions entière-
ment raisonnables: ce qui n'est pas; et nous saurions tout
parfaitement : ce qui n'est pas davantage. Nous ne savons
qu'une partie de la vérité, parce guenons ne voyons qu'une
partie des idées qui sont en Dieu, et c'est par là que nous
sommes imparfaits et infiniment au-dessous de lui.


Telles sont, messieurs, quelques-unes des idées mé-
taphysiques de Malebranche. Voici maintenant les con-
séquences morales qu'il en tire.


Quand j'aperçois une vérité, il est certain que Dieu
l'aperçoit comme moi : car il n'est aucune vérité que
Dieu n'aperçoive ; par conséquent, ce que je pense est
une partie de ce que Dieu pense; il y a, en d'autres ter-
mes, communion entre Dieu et moi dans la perception
de la vérité. Dieu apercevant très-clairement toute vérité
et toute idée, je ne pense pas tout ce qu'il pense, ni ne
sais tout ce qu'il sait; mais, ce que je pense et ce que je
sais faisant partie de la vérité, Dieu le pense et Dieu le
sait. Je sais donc une partie de ce que Dieu sait, et je
_pense une partie de ce qu'il pense.


Or, il y a entre les idées deux. espèces de rapports
d'une part, des rapports de convenance ou de disconve-
nante, et ceux-ci constituent les vérités spéculatives
et n'intéressent point la morale ; d'autre part, des ra
Ports de perfection, et qui sont les seuls qui l'in
sent. Ainsi, l'idée de l'homme, par exemple, me Luw raft "1'


1'ÇZ


f




220 VINGT—QUATRIÈME LEÇON.
contenir plus de perfection que l'idée de l'animal; l'idée
de l'animal plus que celle de la plante ; l'idée de la
plante plus que celle de la pierre. Ces rapports de per-
fection font que j'aime et que j'estime davantage ce qui
est plus parfait, moins ce qui est moins parfait
en d'autres termes , à ces inégalités de perfection
dans les idées correspondent en moi différents de-
grés d'estime et d'amour qui m'en semblent les con-
séquences nécessaires. Mais ces rapports de perfec
tion, où les vois-je? en Dieu; Dieu les aperçoit donc
comme moi, et ils doivent, en lui comme en moi, exciter
les mêmes inégalités d'amour. En effet, Dieu ne peut
avoir qu'un amour, l'amour de lui-même : Dieu s'aime
invinciblement, dit Malebranche; il ne peut donc avoir
qu'un seul motif d'agir, ajoute-t-il , l'amour-propre.
Mais, Dieu étant toute perfection, l'amour qu'il a pour
lui-même n'est autre chose que l'amour de la perfec-
tion. Or, que sont les idées des différents êtres qui sont
en lui, et ces différents êtres eux-mêmes, en supposant
qu'il ait, en les créant, réalisé ces idées ? des émanations
de lui-même ; et c'est parce qu'elles sont des émanations
de lui-même qu'elles expriment toutes quelque degré
de perfection, les unes davantage', les autres moins ; en
les aimant, Dieu s'aime donc encore lui-même, et aime'
la perfection. Mais il est nécessaire que cet amour se
proportionne aux différents degrés dé cette perfection ;
voilà pourquoi il est inévitable que l'amour de Dieu
suive les degrés de perfection exprimés par les idées
des différents êtres, et réalisés en eux, s'ils existent. Et
cette loi de son amour doit être la règle même de sa
conduite, puisqu'il n'a ni ne peut ,avoir d'autre motif
d'agir que l'amour. En supposant donc que_ Dieu ait réa-
lisé une partie des idées qui sont en lui, il doit se con- -


SYSTÈME RATIONNEL.— WOLLASTON, ETC. 221
duire, à l'égard des êtres qui ont réalisé ces idées, pro-
portionnellement à l'amour que ces êtres lui inspirent,
c'est-à-dire proportionnellement :aux degrés de perfec-
tion qui sont en eux. Et maintenant que suit-il de lit?
s'ensuit que, toutes les fois qu'en aimant une chose no-
tre amour est réglé sur le degré de perfection contenu
dans cette chose, .nous aimons en communauté avec
Dieu ; et que toutes les fois que notre conduite est réglée
sur cet amour, nous agissons en communauté avec Dieu,
c'est-à-dire selon sa loi, c'est-à-dire encore, selon la loi
de la raison et de la vérité. De même donc que nous
pensons la vérité avec Dieu, nous pouvons aimer et agir
avec Dieu, en prenant pour règle de notre amour et de
notre conduite les rapports de perfection qui existent
entre les êtres, et qui sont la vraie loi de l'amour et de
la conduite. Ces rapports de perfection constituent l'or-
dre. Aimer selon ces rapports, c'est aimer l'ordre et s'y
conformer. D'ou vous voyez que la vertu n'est autre
chose que le respect de l'ordre. Son mobile, c'est l'a-
mour de la perfection; son objet propre, c'est Dieu, qui
est la perfection même et la source de toute celle qui est
dans les êtres ; quel que soit l'être que nous aimions, si
nous ne l'aimons que pour la perfection qui est en lui,
et proportionnellement à cette perfection, non-seule-
ment nous aimons avec Dieu, mais comme lui : c'est lui
que nous aimons.


Et qu'arrivera-t-il, messieurs, si nous savons ainsi
proportionner notre amour et régler notre conduite
sur le degré de perfection des choses? 11 n'arrivera
pas seulement que nous sentirons et agirons en com-
munauté avec Dieu, mais encore que nous deviendrons
Pal' là même plus parfaits; car, notre perfection ne con-
sistant que dans notre similitude avec Dieu, plus nous




222 VINGT-QUATRIÈME LEÇON.
aimerons et agirons avec lui, plus nous deviendrons
semblables à lui, et, par conséquent, parfaits, Or, plus
nous serons parfaits, plus Dieu nous aimera ; car, sa loi
nécessaire étant de s'aimer, sa loi nécessaire est d'aimer
chaque chose proportionnellement à son degré de per-
fection ou de similitude avec lui. Mais sa conduite n'est
pas moins nécessairement réglée par son amour que
son amour par les degrés de la perfection. Plus donc
nous suivrons la loi de l'ordre, plus Dieu nous rendra
heureux, et c'est ainsi que la vertu entraîne nécessaire-
ment après elle le bonheur. Et ce n'est pas seulement
en une autre vie qu'elle l'entraînera, c'est déjà et inévi-
tablement en celle-ci. Car il ne dépend pas de Dieu de
suspendre la loi de sa propre conduite ; il est invincible-
ment forcé de se conduire envers chaque être propor-
tionnellement au degré de perfection de cet être ; et,
notre perfection résultant immédiatement de notre.
vertu, notre bonheur doit s'ensuivre non moins immé-
diatement.


Voilà, messieurs, en très-pet de mots, et d'une ma-
nière bien indigne d'une aussi grande philosophie, en
quoi consiste la doctrine de Malebranche sur la nature
du bien.


Le défaut de cette doctrine n'est pas d'être inexacte
il serait facile, en la traduisant sous une autre forme,
de la ramener à celle que je vous exposerai prochaine-
ment. Le défaut de cette doctrine est de laisser dans un
vague extrême l'idée d'ordre dans laquelle elle résout
l'idée du bien moral, en laissant dans un vague extrême
l'idée de perfection dans laquelle elle résout l'idée du
bien absolu. Son défaut , en d:autres termes , c'est
de donner du bien une définition si métaphysique;
que, quand on cherche, d'après cette définition. , à


SYSTEME. RATIONNEL. - WOLLASTON, ETC. 223


fixer ce qui est bien et ce qui est mal, et, par con-
séquent, comment on doit se conduire, on est fort
embarrassé de le trouver. Aussi, n'est-ce pas sans de
grands efforts de pensée et de langage que Malebranche,.
dans son livre, parvient à déduire de son principe nos
devoirs envers nous-mêmes, envers Dieu et envers nos
semblables. Et encore est-ce beaucoup moins des de-
voirs précis qu'il en déduit que des déterminations ex-
trêmement générales, et qui participent de l'incertitude
et du vague de ses maximes fondamentales. Ce vague,
dans lequel l'idée du bien est laissée par Malebranche,
me paraît résulter en grande partie de ce que sa mo-
rale est trop près de sa métaphysique, de ce qu'elle
n'est, en quelque sorte, que sa métaphysique pré-
sentée sous une autre face. Sans doute, l'idée morale
n'est qu'un côté de l'idée de Dieu, et., tant que celle-ci
n'est pas fixée, celle-là ne saurait l'être véritablemeut.
Mais si la foule des moralistes (lui partent de l'homme
ne parviennent pas, faute d'arriver à Dieu, jusqu'au
vrai principe de la morale, les grands métaphysiciens
peuvent aussi, faute d'arriver à l'homme, ne déterminer
qu'imparfaitement ce principe. C'est, je pense, ce qui
est arrivé à Malebranche; et je crois que si, sa méta-
physique fixée, au lieu de la prendre et de la retourner
brusquement, il avait voulu, au préalable, tenir un peu
compte de ce que l'observation nous apprend .de
l'homme, il aurait vu peut-être l'idée morale se révéler
à lui sous une forme plus humaine et plus applicable.
N'oublions pas cependant, en adressant ce reproche à
Malebranche, que ce grand métaphysicien était catho-
lique et prêtre, et qu'à ce dernier titre, il a dé peut-être
éviter de donner une trop grande précision à son lan-
gage. Malgré ce qu'il offre de vague et même de mysti-




224 VINGT-QUATRIÈME LEÇON.
que, il a peu satisfait les théologiens , et sa vie n'a été,
pour ainsi dire, qu'une longue polémique avec eux.


Brie doctrine qui, par l'idée dans laquelle elle traduit
celle du bien, semble se rapprocher de celle de Male-
branche, mais qui pèche par le défaut. opposé, celui de
n'être pas assez métaphysique, c'est, messieurs, celle du
célèbre disciple et successeur de Leibnitz, Wolf, lequel
a résolu l'idée du bien dans celle de la perfection. Je
vais vous dire comment procède Wolf dans la détermi-
nation du principe général de sa morale. Je n'ose pas
vous renvoyer à son ouvrage, parce qu'il est, comme
tous les ouvrages qu'il a écrits, d'une effrayante dimen-
sion. Pour vous en donner une idée, il suffira que vous
sachiez que son ouvrage intitulé: Philosophiamoralis,sive
Ethica, remplit quatre volumes in-4. Vous pouvez juger
par là de l'étendue des autres parties de sa philosophie.


Wolf distingue deux espèces de bien : le bien person-
nel ou de l'individu humain, et le bien commun, ou de
la collection des individus humains. Dans sa langue un
peu barbare, il appelle le premier bonum sultans, et le
second bonum communions. Et vous remarquerez qu'en
dehors de l'individu, Wolf ne tient compte que des au-
tres hommes, et néglige entièrement le reste des êtres
qui composent avec nous la création ce qui est déjà,-
dans son système, un point de vue étroit. Quelle idée
Wolf se fait-il du bien personnel? Selon lui, il consiste,
pour chaque être humain, dans la perfection de sa pro-
pre nature : ce qui impose à cet être deux devoirs, d'a- -
bord celui de se conserver, ensuite, celui de se perfec-
tionner. En effet, messieurs, dire que, la nature d'un
être étant donnée, son bien consiste dans la perfection
de cette nature, c'est dire que ce bien consiste dans le
plus grand développement de tous les éléments de cette


SYSTÈME RA1 IONNEL. — WOLLASTON, ETC. 225
nature. Or, la première chose à faire pour arriver à ce
plus grand développement;c'est d'abord de veiller à ce
qu'aucun de ces éléments ne soit amoindri ou supprimé,
et, à plus forte raison, à ce que l'être lui-même ne le -
soit pas. La conservation est donc la condition de la
perfection ou du bien. Cette condition remplie, le per-
fectionnement en est le moyen : le perfectionnement,
c'est-à-dire le plus grand développement possible de
tous les éléments qui constituent l'être. Tel est le bien
de l'individu, et sa condition, et son moyen.


Quant au bien commun, il consiste, pour chacun
de nous, dans la perfection de tous les individus de
notre espèce, et dans celle des diverses associations ou
communautés qu'ils forment entre eux et avec nous :
ce qui nous impose également un double devoir, la
conservation d'abord, et le perfectionnement ensuite,
de chacun de ces individus et de chacune de ces com •
munautés. Ainsi, dans le cercle de la famille, nous
sommes tenus à travailler à là conservation et au per-
fectionnement et de la famille elle-même et de tous
les membres qui la composent. De même dans le cercle
de la société, et de même encore dans celui de l'hu-
manité. On voit donc que, pour chaque être, le bien se
subdivise en bien personnel et en bien des autres êtres;
que, pour atteindre au bien personnel, il doit se con-
server et se perfectionner ; et que, pour concourir au-
tan t qu'il est en lui au bien commun, il doit travailler


v ra


à la conservation et au perfectionnement de tous les
êtres semblables à lui, pris individuellement, et de
touteseu les associations formées par ces êtres pris collec-


initi,téc:est-à-dire de la 'famille, de la société et deh


Wolf a très-bien aperçu, messieurs, la liaison qui
— 15




226 VINGT- QUATRIÈME LEÇON.
existe entre ces deux espèces de bien. En effet, la
condition pour que nous nous conservions et que nous
nous perfectionnions, comme individus, c'est que la
famille dont nous faisons partie, la société dont
nous sommes membres, et l'humanité tout entière,
se conservent en même temps et se développent autant
que possible. Quand toutes ces associations souffrent,
l'individu souffre : il n'y a pas un développement de la
famille, de la société, de l'humanité, qui n'ajoute au
développement, c'est-à-dire à la puissance, aux lumières,
au bonheur, de chaque individu pris à part. La réci-
proque n'est pas moins vraie : car le bien de la cemmu-
nauté résulte du bien (le chacun des individus qui la
composent. Ces deux biens s'impliquent donc récipro-
quement, et il en résulte que chaque individu a de
bonnes raisons de tenir compte du bien de tous les
autres, et tous les autres du bien de chacun. Mais ce
n'est pas par cette raison que ces deux biens paraissent
des biens à chacun de nous; ils le sont en eux-mêmes;.
car, selon le système, il y a identité entre l'idée du bien
et celle de perfection ; et, aux yeux de la raison, notre
bien particulier n'est pas bien à un autre titre que le
bien commun.


De toutes ces idées, messieurs, Wolf déduit ce qu'il
appelle une notion générale du bien et du mal, c'est-à-
dire, une formule qui définit toute action bonne. Cette
formule je vais vous la donner ; vous y prendrez une
idée de la langue toute scolastique de l'auteur :


« Actiones bon;e tendunt vel ad conservationem per-
« fecti on is essentialis, vel ad acquirendum accidentalem, ,


vel ad conservationem generis humani, et, in specie,
« familiae sine, ejusque perfectionem, vel ad conserv a


-« tionem perfectionis essentialis et acquisitionern aeci"


SYSTÈME RATIONNEL. — WOLLASTON, ETC. 221
« dentalis aliorum, vel denique ad perfectionem com-
« munem sociorum atque statiàs eorumdem. »


Telle est la formule générale dans laquelle Wolf ré-
sume toute sa doctrine sur la nature du bien en soi
et sur celle de l'action mauvaise. Cette doctrine, qui
remplit tout un volume de son ouvrage, constitue la
première partie de la morale ou de la science du droit
naturel. La seconde partie a pour objet de déterminer
toutes les situations possibles dans lesquelles l'homme
peut se trouver, et de déterminer, d'après les bases
posées dans la première, ce qu'il est bien et ce qu'il
est mal de faire dans chacune de ces situations. C'est à
cette tâche que Wolf procède dans les trois autres
volumes de son ouvrage.


Ce qui manque à cette doctrine, messieurs, c'est un
fondement. Pourquoi plait-il à Wolf de résoudre l'idée
du bien dans celle de la perfection plutôt que dans
toute autre : il ne le dit nulle part. 11 pose l'équation,
sans indiquer même s'il la considère comme un axiome
évident de soi-même, ou s'il l'admet parquelque raison;
ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne donne pas cette
raison , ce qui laisse à présumer qu'il considérait l'é-
quation comme évidente d'une évidence intuitive. Cette
manière de procéder n'est nullement scientifique, parce


est purement arbitraire, et le système serait le
plus vrai du monde qu'il resterait libre à chacun de le
rejeter.


En considérant en elle-même la maxime qui lui
sert de fondement, on trouve en outre qu'elle résout
I Idée du bien dans une idée qui demanderait elle-
m ême à être résolue dans une autre. Sans doute elle
est Plus déterminée que celle du bien, et l'on serait
moins embarrassé d'en déduire nos devoirs ; et bute-




228 VINGT-QUATRIÈME LEÇON.
fois elle laisse place à la question de savoir en quoi
consiste la perfection, et particulièrement la nôtre et
celle de la famille, de la société et de l'humanité. Wolf
aurait dû, ce semble, consacrer quelques pages de ses
quatres volumes à résoudre cette question ; il aurait dû
déterminer par une recherche Métaphysique la formule
universelle de la perfection d'un être quelconque, indi-
viduel ou collectif, et déduire de cette formule la mé-
thode à suivre dans l'application pour déterminer celle
d'un être particulier donné. En appliquant ensuite
cette méthode à l'homme et aux différentes collections
humaines, il serait arrivé rigoureusement à son but,
et aurait mis le lecteur en mesure d'apprécier la bonté
de; ses résultats. Wolf n'en a rien fait.; el, bien que


, son bon sens ne lui ait laissé méconnaître ni en quoi
consiste la perfection d'un être, ni comment on la
détermine, il n'a eu de ce qu'il pensait et de ce qu'il
faisait aucune conscience scientifique, et la détermi-
nation de l'idée de perfection ne parait pas moins ar-
bitraire dans son livre que l'invention même de cette
idée. En un mot, malgré le luxe effrayant de divisions,
de subdivisions et de classifications, qui est le caractère
des ouvrages de Wolf, ils sont dépourvus du véritable.
esprit scientifique : vous pouvez en juger par ce que je
viens de dire de sa morale. Je n'ajouterai rien de plus
pour le moment, me réservant de l'apprécier au fond,
après l'exposition de ma propre doctrine.


Voilà, messieurs, quelques échantillons des systèmes
rationnels qui essayent de définir le bien. Les bornes de
cette leçon, déjà longue, ne me permettent pas d'aller
plus loin aujourd'hui.


VING111-fiNQUIÈME . LEÇON.


FRAGMENT DE LA DOCTRINE DE WOLF. — DOC-
TRINES DE cnusrus, DE I'UFFENDORF, DE CUM-
BERLAND, DES STOÏCIENS.


MESSIEURS,


J'ai essayé dans la dernière leçon de vous montrer
que la notion du bien avait plusieurs traductions pos-
sibles, parce que le fait représenté par cette notion a
lui-même plusieurs faces. C'est une puissante raison à
l'appui de l'exactitude de l'idée que nous nous sommes
faite de cette morale du bien, de voir tous les systèmes
phi losophiques qui n'ont pas cru que l'idée du bien était
irréductible, et qui ont tenté d'en donner une définition,
adopter pour définition du bien une définition qui re-
présente sous une de ses faces le fait qui, selon nous,
est représenté par le mot bien. Cette coïncidence de
tant d'esprits divers, sinon dans la forme même de la
définition du bien, au moins dans le fond de cette défi-


. nition, dans le fait que cette définition, selon eux, doit
représenter, est une preuve très-rassurante que nous
ne sommes pas hors des voies de la vérité quand bous
essayons de donner une idée du fait que représente le
mot bien.


Messieurs, après avoir montré elles différentes faces
du fait et les différentes définitions possibles du bien qui




230 VINGT-CINQUIÈME LEÇON.
pouvaient en résulter, j'ai commencé dans la dernière
leçon à vous donner une exposition rapide des systèmes
qui ont adopté l'une ou l'autre de ces définitions, et je
vous ai parlé d'abord du système de Wollaston, qui a
vu le fait du bien sous la face de la vérité, et qui a ré-
duit l'idée du bien . à l'idée de la vérité, et celle de la
vertu à celle de la véracité. Puis je vous ai exposé aussi
en très-peu de mots le système de Clarke, qui a vu le
bien sous la face de la nature des choses, et qui a donné
du bien une définition conséquente à ce point de vue.


Je vais poursuivre dans la leçon d'aujourd'hui cette
série d'expositions', sans suivre aucun ordre rigoureux,
parce qu'il n'y en a pas à suivre, parce que rien n'in-
dique qu'on doive commencer par l'un plutôt que par
l'autre.


Ce n'est pas par la raison, selon Wolf, que nous
sommes primitivement informés de l'existence du bien.
.longtemps avant que la raison nous parle, ce que Wolf
appelle l'appétit appetitus, et cc que j'appelle, moi, ten-
dances primitives, penchants primitifs de la nature hu-
maine, nous révèle ce qui est le bien ; en effet, il y a en
nous deux espèces d'appétits, dont les uns nous poussent
à notre bien privé, c'est-à-dire à notre conservation et
à notre perfectionnement, et les autres au bien commun
c'est-à-dire à la conservation et au perfectionnement de
nos semblables, Il n'y a donc pas un élément du bien
vers lequel nous ne soyons primitivement attirés par
l'appétit avant que la raison vienne nous apprendre en
quoi il consiste ' et nous le définir d'une manière rigou-
reuse.


Mais le désir n'est pas, avant l'arrivée de la raison, le
seul signe qui nous révèle le bien; il nous est encore in-
diqué par un second signe, le plaisir. En effet, noua


SYSTÈME RATIONNEL. — WOLF.
231


sommes agréablement affectés, et de notre bien et de
celui des autres. Nous sommes donc, selon Wolf, anté-
rieurement au développement de la raison, avertis de
ce qu'est le bien par un double signe, l'appétit d'une
part, et les sensations agréables de l'autre. Mais si ces
signes nous indiquent le bien, la raison seule nous en
donne l'idée en concevant que le bien est la perfection ;
et s'ils nous y attirent, la raison seule encore peut nous
y conduire, parce que seule elle définit le but et déter-
mine les moyens.


Les inconvénients de l'appétit et de la sensation comme
mobiles de la conduite tiennent selon Wolf, à cieux
causes : la première, qu'il y a des biens faux et des
maux qui le sont aussi ; la seconde, qu'il y a des biens
et des maux latents.,


Il est évident que par ces deux formules Wolf indique
les faits suivants que nous avons nous-mêmes signalés
en premier lieu.La raison conçoit le bien en lui-même;
la raison en découvre les véritables caractères; la raison
peut, par ces caractères, déterminer, d'une manière
sûre, ce qu'il est bon de faire. L'appétit ne peut rien de
tout ceci. Les objets auxquels il nous pousse sont bons;
mais ils sont particuliers, et sous chaque bien vers le-
quel il nous pousse un plus grand mal peut être ca-
ché, en sorte qu'au total le bien particulier n'en est pas
un, et ce n'est qu'un faux bien. L'apparence est le bien;.
la conséquence qui est cachée est le mal, et c'est un
mal latent. Il en est de même des objets dont l'appétit
nous détourne : il en est qui, si nous pouvions surmon-
ter l


'aversion qu'ils nous inspirent, nous procureraient
un grand bien. Un objet de cette nature est donc un
faux mal, et le bien qu'il cause un bien latent. Voilà le
sens des formules de Wolf, et ce sens est très-juste.




232 VINGT-CINQUIÈME LEÇON.
s'ensuit que, quoique nos penchants nous indiquent, dès
le début de la vie, ce qui est bien et ce qui est mal, il
n'en résulte pas que la raison soit inutile. Elle seule
nous donne l'idée du bien ; elle seule est capable, au
moyen de cette idée, de déterminer dans chaque cas
particulier ce qui est véritablement bon et véritable-
ment mauvais. Je vous demande pardon, messieurs,
d'être entré dans ce détail. Mais comme il coïncide avec
des choses que je vous ai dites, j'ai voulu ne pas vous le
laisser ignorer,


De toutes ces idées, Wolf déduit ce qu'il appelle une
notion générale du bien et du mal, c'est-à-dire une for-
mule qui définit toute action bonne. Cette formule je
vais vous la donner ; vous y prendrez une idée de la
langue toute scolastique de l'auteur


Actiones borne
tendunt vel ad conservationem perfectionis essentialis,


« vel ad acquirendum accidentalem. »
Le nom de 'Wolf, messieurs, me rappelle naturelle-


ment celui du plus grand adversaire de sa philosophie
et de celle de . Leibnitz, de Crtisius, qui a attaché son
nom à la doctrine qui résout l'idée du bien dans l'idée
de la volonté de Dieu.


Lin problème qui a tourmenté et qui tourmentera
longtemps encore l'esprit humain, messieurs, c'est celui
de la conciliation, dans la nature de Dieu, de la liberté
et de la nécessité. Il semble impossible qu'il y ait rien
d'arbitraire dans les déterminations divines:car un être
qui existe par soi-même et de _toute éternité, un être qui
est la source, et par conséquent la raison de tous les
autres, ne peut avoir de raison hors de lui. Or, il paraît
impossible de concilier l'idée de nécessité ou d'être qui
existe par soi-même, et qui, étanfla dernière raison de
tout, l'est, par conséquent, de la raison même, avec


SYSTÈME RATIONNEL. WOLF. 233
celle de liberté ou d'arbitraire dans les déterminations
-de cet être; ce que Dieu fait, en d'autres termes, il
semble évident à la raison humaine qu'il n'a pas pu ne
pas le faire; et de même qu'il n'est pas libre de penser
autrement qu'il ne pense, il lui paraît qu'il ne l'est pas
d'agir autrement qu'il n'agit. Voilà une des faces sous
lesquelles Dieu se présente à nous. D'un autre côté, re-
fuser à Dieu la liberté, c'est lui refuser ce qui nous pa-
raît en nous non-seulement une qualité essentielle et
fondamentale, mais encore une qualité principale, notre
qualité la plus élevée,- celle qui nous fait personnes et
qui nous distingue des choses, celle qui fait que nous
sommes susceptibles de bonté et de vertu ; et comme
nous faisons nécessairement Dieu à notre image, re-
trancher de Dieu l'idée de la qualité qui nous semble la
plus élevée en nous, c'est, aux yeux de la raison hu-
maine, amoindrir sa grandeur. Il y a plus : si les actes
de Dieu sont nécessaires, si Dieu n'est pas libre, dès
lors tous les rapports de la créature avec Dieu.rapports
si doux, si consolants, si rassurants, rapports que nous
semblent exiger et l'imperfection de l'ordre, et l'injus-
tice des rétributions morales ici-bas, ces rapports s'é-
vanouissent ou semblent devoir s'évanouir.


Ainsi, messieurs, quand, d'un côté, il semble dériver
de la nature de Dieu que toutes ses déterminations sont
nécessaires, d'un autre, il semble dériver (le la nature
de l'homme et du spectacle des choses d'ici-bas qu'elles
sont libres. Toute philosophie doit nécessairement pen-
cher vers l'une ou l'autre de ces deux idées contradic-
toires; et, parmi les antagonismes que Kant a signalés
dans les idées de la raison, il n'a pas oublié celui-là.


Le défaut de la doctrine de Leibnitz était de conduire
à considérer Dieu comme un être dénué de liberté, et


°




234 VINGT-CINQUIÈME LEÇON.
cette conclusion, comme toutes les conclusions excessi-
ves, effraya le sens commun et la philosophie en Alle-
magne. Il y eut donc une réaction contre cette idée, d'où
suivait l'optimisme dans l'ordre moral. Et à la tête de
cette réaction se plaça Crusius, philosophe dont j'ai
prononcé le nom tout à l'heure, et dont je vais Yolls
exposer en peu de mots la doctrine.


Pour échapper à la nécessité divine, Crusius se jeta
complètement dans l'hypothèse contraire ; car il accorda
à Dieu ce qu'on appelait dans ce temps


.
- là la liberté


.d'indifférence, et de cette liberté d'indifférence accordée
à Dieu dérivaient• des maximes morales qui engendrè-
rent le système de Crusius.


Si Dieu est un .être libre, libre d'une liberté d'indiffé-
rence, il pouvait ou créer ou ne pas créer le monde ;
et non-seulement il pouvait le créer ou ne pas le créer,
mais il pouvait le créer de telle façon ou de telle autre :
de sorte que ce monde est un effet purement arbitraire.
Dieu aurait pu, au lieu des créatures que nous voyons,
en faire de toutes différentes; et, au lieu des idées qu'ont
ces créatures, leur en donner de toutes contraires. S'il
en est ainsi, et que d'un autre côté le bien pour chaque
être soit relatif à sa nature, et le bien total à la nature du
tout, il s'ensuit que ce qui est bien dans l'ordre de choses
créé aurait pu être màl dans un autre, et que par consé-
quent les idées de bien et de mal n'ont rien d'absolu,et,
ne sont, non plus que le monde, que le résultat d'actes
arbitraires de Dieu. Je crois que je me fais comprendre.


Si Dieu est un être libre d'une liberté d'indifférence,
il s'ensuit que la création aurait pu être tout autre ; et,
comme l'idée du bien, ou de la création, est relative à
la nature de la création, le bien de la création aurait p1.1
être tout autre, et par conséquent celui de tous les êtres


SYSTÈME nATIONNEL. CRUSIUS. 235


qui la composent ; donc le bien, tel que nous le conce-
vons, n'est pas tel absolument, mais par la pure volonté
de Dieu. Il dépendait de lui que les idées de bien que
nous avons fussent tout autres, que ce qui est bien véri-
tablement fût mal, et que ce qui est mal fût bien.
est donc la raison de faire et de respecter le bien? Elle
n'est pas dans le bien lui-même, mais uniquement dans
la volonté de Dieu, laquelle n'étant. pas bonne par elle-
mème, puisqu'il n'y a plus de bien,ne nous impose que
par la puissance et la supériorité de Dieu sur nous ; ce
qui change toutes les idées ordinaires sur le bien : car
remarquez qui ce qui constitue le bien pour nous n'est
pas cette circonstance que Dieu l'a voulu ; au contraire,
nous commençons par nous démontrer que, le bien
étant bien, Dieu ne peut pas ne pas le vouloir; et ce
n'est qu'après et à cause de cette coïncidence néces-
saire que nous convenons que la volonté de Dieu est
notre loi ; en sorte que la volonté divine n'est pour nous
que le bien considéré sous une certaine face, et que son
autorité se résout dans celle (lu bien; au lieu que Cru-
sius, emporté par le désir de' restituer la liberté divine
anéantie par la doctrine de Leibnitz, aboutit à résoudre
l'autorité du bien dans celle de la volonté de Dieu ;
voilà ce qui rend son système insoutenable et faux. Car
si le bien n'avait d'autre caractère que d'être la volonté
de Dieu, nous ne sentirions pas l'obligation de le ras-
Pecter. Un homme beaucoup plus puissant que nous
peut bien nous prescrire une chose et nous contraindre
à la faire; mais, à moins qu'elle ne soit bonne, nous
ne nous y sentons nullement obligés ; et, si elle est
bonne, ce n'est pas la volonté puissante qui ordonne,
mais la bonté de la chose ordonnée qui détermine en
nous le sentiment d'obligation ; et cela est si profondé-




236
VINGT-CINQUIÈME LEÇON.


ment gravé dans notre raison, que cela est vrai à ses
yeux de toute volonté, même de celle de Dieu, et que
nous ne sentons pas plus d'obligalion d'adhérer à la
volonté de Dieu, comme telle, qu'à celle du dernier des
hommes, mais seulement à la bonté intrinsèque de ce
qu'elle exige de nous. C'est donc à juste titre qu'on a
fait à Crusius cette objection. On ne lui en a pas fait
moins justement une autre : c'est que dire que le bien
est la volonté de Dieu, n'est pas dire du tout en
quoi consiste le bien. Car il reste à savoir ce que
Dieu veut ; et, à moins qu'on n'ait recours à une révé-
lation positive, il faudra déterminer un signe auquel
les choses qu'il veut puissent être reconnues, et il n'y en
a pas dès que le seul signe indiqué par la raison hu-
maine, savoir la bonté absolue, est supprimé. Essayez,
en effet, et vous verrez que votre raison sera toujours
ramenée, pour découvrir ce que Dieu a voulu, à déter-
miner d'abord ce qui est bien, pour en conclure que
Dieu l'a voulu; en sorte que le système de Crusius, ou
implique contradiction, s'il aboutit à des règles de con-
duite, ou est incapable d'en rendra compte. Voilà ce
que j'avais à dire de cette doctrine. Il en est •deux autres
qui, sans être générales, méritent pourtant de trouver
place dans cette leçon.


Ces deux doctrines, que je ne trouve pas dans mes
notes, sont celles de Cumberland et de Puffendorf.


Très-peu de mots me suffiront pour en donner une
idée. Elles ne méritent pas de grands développements ;
elles sont d'ailleurs très-faciles à comprendre.


Cumberland, dans son ouvrage intitulé : De legibus
,naturee disquisitio philosophica, part de ce principe, que,
Dieu étant la bonté même, on doit' reconnaître sa con-
duite, ou ce qu'il a voulu, à ce signe qu'elle produit le


SYSTÈME RATIONNEL. — CUMBERLAND. 237
plus grand bonheur possible de tous les hommes. Or,
comme le plus grand bonheur possible de tous les
hommes dépend du plus grand exercice possible de la
bienveillance entre eux, il s'ensuit que la conduite la
plus conforme à cette bienveillance est en même temps la
plus raisonnable et la plus morale, celle qui est obliga-
toire. C'est de là que Cumberland déduit ce qu'il appelle
les lois de la nature, les lois (le la sociabilité universelle.
Je ferai remarquer que cette doctrine repose, ou sur le
principe de la volonté de Dieu, comme celle de Crusius,
ou sur l'hypothèse de la bonté de Dieu. Il n'y a que
deux manières de la fonder : ou de dire : Ce que
Dieu veut, nous devons le faire; c'est le bien, c'est le
devoir ; or , Dieu veut que l'on contribue le plus
possible au bonheur des hommes, ce qui fait repo-
ser le fondement de l'idée morale, l'idée du bien,
sur la volonté de Dieu ; ou partir du principe , que
Dieu est bon, et en conclure que tout ce qui peut
contribuer au bonheur des hommes est précisément ce.
que nous devons faire : ce qui réduit l'idée du bien à
l'idée de la bonté de Dieu. Ces deux manières de fonder
l'idée du bien ne sont pas plus philosophiques l'une
que l'autre. Si Cumberland eût appartenu à une époque
plus avancée , il ne serait pas tombé dans un système


_
Pareil.


Un autre reproche à faire à ce système, c'est qu'on
. peut bien déduire de la maxime fondamentale ce qui
est bien dans les relations des hommes avec les hommes,
mais non pas ce qui est bien dans la conduite person-
nelle de l'homme, ni ce qui est bien dans la conduite de
l'homme envers Dieu et envers les choses. La maxime
fondamentale de Cette doctrine n'atteint que les rapports
mutuels des hommes. Elle peut tout au plus fournir la




ai
238 VINGT-CINQUIÈME LEÇON.
base, le fond, le principe de tous les devoirs des hommes
entre eux ; mais elle ne peut pas produire les autres
parties de la morale, déterminer ce qui est bien dans la
conduite de l'homme envers Dieu, envers lui-même,
envers les choses. C'est déjà un signe que la maxime
n'est pas assez générale, que par conséquent elle ne
représente pas toute la vérité.


J'en dirai autant, et à plus forte raison, de la maxime
fondamentale par laquelle Puffendorf fonde son droit
naturel. 11 cherche quelle est la fin de la société hu-
maine : c'est la conservation d'abord de l'association
entre les hommes, et le perfectionnement de cette asso--
ciation, qui doit devenir plus intime, plus complète de
jour en jour, et qui en même temps doit s'agrandir de
plus en plus, et arriver à s'étendre à l'humanité tout
entière.


Si c'est là le but de la société, il s'ensuit que tout ce.
(lui peut tendre, et à amener la société au degré où elle


• est parvenue, et à en augmenter l'étendue, et à en per-
fectionner les ressorts, tout cela est bon, et que, par
conséquent, on peut tirer de cette maxime tous les de-
voirs qui doivent régir les relations des hommes entre
eux. Il n'y a aucun inconvénient à admettre une telle.
doctrine. Mais remarquez qu'il ne sort de cette doc-
trine que les devoirs de société : car cette doctrine est •
déduite de la fin de la société, et c'est, en effet,* de la
fin de la société qu'on doit déduire les devoirs à ob-
server dans la société, les devoirs des individus en-
vers la société. niais cette doctrine, exclusivement
sociale, manque de généralité , en ce qu'elle ne s'é-
tend pas aux autres espèces de devoirs. Puffendorf
est tout bonnement un jurisconsulte qui, voulant titre
un peu philosophe, a cherché une maxime générale


SYSTÈME RATIONNEL. — PUFFENDORE. 239
d'où il pût déduire les bases de son droit naturel.
Sa doctrine n'est pas fausse; mais c'est à peine un
système de morale; c'est tout au plus un système de
droit social.


Il y a une foule de systèmes rationnels qui consis-
tent à poser comme règle de ce que nous devons faire,
ou comme représentant l'idée du bien, des formules du
goût de celle-ci : « Pour bien agir, il faut obéir aux lois
de la nature; pour bien agir, il faut suivre les inspira-
tions de la droite raison ; pour bien agir, il faut obéir à
sa conscience; pour bien agir, il faut observer les lois
du devoir. »


Toutes ces formules n'avancent pas d'un pas la ques-
tion; elles ne font que constater que leurs auteurs re-
gardaient l'idée du bien comme une idée rationnelle,
comme une idée législative, comme une idée obliga-
toire. Mais toutes ces doctrines n'aboutissent pas à
donner une définition de l'idée de bien. Je n'ai pas be-
soin de les rapporter aux auteurs qui les ont émises, ni
de les exposer; elles sont expdsées par leur énonciation.


En terminant, je vous dirai un mot de la doctrine la
Plus célèbre que la philosophie morale ait produite
dans l'antiquité, de la doctrine stoïque.


Quoique mon objet dans ce cours ne soit pas de vous
faire connaître les doctrines morales de l'antiquité,
mais seulement celles des temps mpdernes ; cependant
la doctrine stoïque est une si grande doctrine, que je ne
Puis pas me dispenser de dire en quelques mots com-
ment elle résolvait -toutes les questions morales, non
Pas toutes les questions fondamentales, mais la ques-
tion de la nature du bien. Vous verrez combien cette
doctrine se raporte, ou pour mieux dire, est identique à
celle que je vous ai déjà exposée, et. que je vous déve-


.




240 VINGT-CINQUIÈME LEÇON.
lopperai avec plus de précision dans les prochaines
leçons.


Je dois d'abord vous dire qu'il y a un grand nombre
de stoïciens dans l'antiquité, que chacun de ces stoï-
ciens a entendu le stoïcisme à sa façon, l'a représenté
sous certaines formes qui lui étaient propres, et qu'en
comparant ce qu'on sait, je ne dis pas ce qui nous reste,
de la philosophie de Zénon „fondateur de cette doc-
trine, et ce que professèrent plus tard les plus illustres
des stoïciens, particulièrement Chrysippe , il est diffi
cile sur plusieurs points fondamentaux d'établir
formité des doctrines stoïciennes. Un point qui n'est pas
contesté, c'est que les stoïciens professaient la doctrine
qu'il fallait agir conformément à la nature. Voilà une
maxime stoïcienne incontestable et incontestée. Voilà
une maxime stoïcienne qui a été professée par les plus
illustres philosophes de cette école. Comment les stoï-
ciens entendaient-ils cette maxime? I 1 suffit de lire l'ar-
ticle consacré par Diogène de Laërte à Zénon, et, à pro-
pos de Zénon, à tous les stoïciens en général, pour
pas conserver un seul doute sur ce peint. Diogène dM
Laërte dit positivement, en termes tout aussi clairs que
pourrait le faire un auteur moderne, que, par cette
maxime, agir conformément à ta nature, les stoïciens
entendaient que chaque être devait aller à la fin vers
laquelle ou pour laquelle notre nature est faite, et qui
résulte de sa constitution. Tel était le devoir de chaque
être ou de chaque créature humaine, selon les stoï-
ciens. Mais de plus, les stoïciens pensaient que chaque
individu, en allant à la fin pour laquelle la nature l'a
destiné, devait tenir compte de la fin même de l'uni-
vers et de chacune des choses que l'univers comprend.
Ainsi, il y a là dedans : et l'idée que le tout a une fin, et


SYSTÈME RATIONNEL. — STOÏCISME. 241
que cette fin est le bien même; de plus, l'idée que
chaque être particulier, ayant sa nature spéciale, a aussi
sa fin spéciale; et enfin cette troisième idée, que la fin
de chaque être particulier n'est pas indifférente à la fin.
du tout, mais en est un élément ; qu'ainsi la fin du tout
devant être pour tous, chaque être particulier doit pour-
suivre la sienne en vue du tout, afin de se mettre en
harmonie avec la fin de toutes choses. Peut-être, en
donnant ce développement à l'idée stoïcienne, vais-je
plus loin que n'a été leur pensée. Toutefois, ce qui me
confirme dans l'opinion qu'on peut pousser jusque-là
le stoïcisme, c'est qu'il est assez positif qu'il y a eu
dans le stoïcisme deux sectes principales : l'une pensait
que la fin de tous n'est qu'accessoire dans la pensée de
l'individu; et l'autre pensait au contraire que la fin de
l'individu était peu de chose, et qu'il devait se sacrifier
lui-même à la fin du tout, toutes les fois que ce sacri-
fice était nécessaire; en. sorte que, parmi les stoïciens,
il y en aurait eu quelques-uns qui auraient pour ainsi
dire réduit les devoirs de l'individu à aller à sa propre
tin en laissant l'univers se tirer d'affaire comme il ]e
pourrait, tandis qu'il y en aurait eu d'autres qui au-
raient donné pour. fin à l'individu le bien en soi, la fin
totale, en négligeant son bien particulier. Si les stoï-
ciens se sont divisés sur ce point, il faut qu'ils aient
creusé beaucoup l'idée de fin et l'idée de bien, et je ne
suis pas allé trop loin en leur attribuant la doctrine que
Se viens de vous exposer.


Une vue profonde de la philosophie stoïcienne, et
que j'ai développée d'une manière claire, je crois, pour
vous tous, c'est que la volupté ou le plaisir n'est pas du
tout le bien.. La preuve qu'en donnaient les stoïciens,
d'après Diogène de Laërte, c'est qu'il n'y a pas seule-


lI 16




242 VINGT-CINQUIÈME LEÇON,
ment bien pour les êtres qui sont capables de plaisir;
il y a bien pour tous les êtres, car il y a une fin pour
tous les êtres. Ainsi il y a un bien pour les plantes
comme pour les anirnaux, quoique les plantes ne soient
pas sensibles. Il y a 'un bien pour les êtres qui sont
moins organisés que les plantes, ou qui ne le sont
même pas du tout. Donc le bien n'est pas la volupté :
car le bien se rencontre dans les êtres où la volupté
n'est pas possible, faute de sensibilité. Qu'était la vo-
lupté aux yeux des stoïciens? c'était un moyen surabon-
dant, c'est l'expression, de pousser au bien les créa-
tures douées de sensibilité ; un moyen surabondant :
car celles qui sont privées de sensibilité y vont fatale-
ment; car la plante, qui n'est pas sensible, va fatalement
à sa fin; de maniêrc que la sensibilité n'est pas une
condition indispensable pour qu'un être aille à sa fin.
Même, quand il y ade la sensibilité, comme dans les ani-
maux, l'être va à sa fin par sa nature propre, comme
s'il n'était pas sensible; il yya moins par l'attrait du
plaisir que par le penchant. Ainsi, on aperçoit chez les
stoïciens celte noble idée, que la volupté n'est qu'un
moyen surabondant accordé à quelques êtres pour aller
au bien. En effet, lcs plantes vont à leur bien sans sen-
sibilité ; les animaux y 'vont sans raison ; l'homme y va
à la fois par sa sensibilité et par sa raison.


Voyez, messieurs , la profondeur des vues de la doc-
trine stoïque. Tout cela n'est qu'indiqué dans les frag-
ments qui nous restent de cette doctrine et dans les té-
moignages. Mais ces fragments, ces témoignages, sont
assez clairs pour qu'on ait le droit d'attribuer au stoï-
cisme, ou du moins à quelques•uns des stoïciens, toutes
ces idées.


Comme la raison détermine d'une manière claire et


SYSTÈM RATIONNEL. — STOÏCISME. 243
àprécise quelle est notre fin a nous, et, jusqu'à un cer-


tain point, quelle peut être la fin de beaucoup d'autres
choses qui nous sont étrangères, tout être qui est doué
de raison doit préférer, 'pour aller au bien, le moyen
supérieur au moyen inférieur, d'autant mieux que le
moyen supérieur est beaucoup plus sûr que le moyen
inférieur. Ainsi, tout être raisonnable, doit aller au bien
par la raison, c'est•à-dire par son intelligence, c'est-à-
dire qu'il ne doit pas abandonner l'accomplissement de
sa destinée ou de sa fin au mouvement des penchants,
à l'attrait du plaisir : car c'est là une qualité inférieure
en lui, Quand un être a reçu du ciel cette faculté su-
périeure qui est la raison, par laquelle il peut non-
seulement sentir son bien, mais le comprendre, il ne
doit plus obéir qu'à la raison, ne se fier qu'à elle pour
déterminer où est son bien et y aller. De manière que
vivre conformément à la nature, pour un 'être raison-
nable, c'est suivre les lois de la raison, et de la seule
raison. Vous comprendrez par là. comment les stoïciens
ont proscrit le plaisir et la volupté, la recherche du
bien-être, comment ils ont prêché le combat contre les
passions , quoique cette même doctrine regardât les
penchants comme quelque chose qui nous poussait fa-
talement, >aveuglément au bien. Ces deux opinions ne
sont pas contradictoires dans la doctrine stoïcienne ;
elles s'accommodent au contraire parfaitement. Ce qui
distingue le plus les stoïciens les uns' des autres, c'est
ridée que chacun d'eux s'est faite de la nature de
l'ho mme. Et remarquez que de cette idée de la nature de
l'homme dépendait la - règle, la sublimité de la morale
qu'ils imposaient à l'homme. Agir conformément à la
nature, voilà la maxime générale; reste à savoir quelle
est la nature. Or, plus on se fait une idée élevée de la




244 VINGT-CINQUIÈME LEÇON.
nature de l'homme, plus on Se fait une idée élevée, su-
blime, de la destination, de la fin de l'homme, et par
conséquent de la conduite à tenir. De manière que ceux
des stoïciens qui n'ont vu dans l'homme que ce qui le
distingue des animaux, savoir, la liberté d'une part, la
raison de l'autre, sont arrivés à une morale qui est l'i-
déal même de la morale, et qui dépasse, tant elle est
sublime, les forces humaines. Dans l'application, en
effet, ils sont arrivés à déclarer qu'il ne fallait tenir
aucun compte de ce qui ne venait pas de la raison, et
que, par conséquent, il ne fallait accepter ni comme
quelque chose par soi-même, ni comme auxiliaire qui
pousse à un but bon, ni le plaisir ni le penchant d'au-
cune espèce, ne tenir aucun compte de tous les biens
qui ne dépendaient pas de la nature humaine, car ce
n'étaient pas de véritables biens; qu'il n'y avait qu'un
seul bien qui était de rester libre; que c'était le seul con-
forme à notre nature, car dans notre nature propre
d'homme, nous ne sommes que des êtres libres et rai-
sonnables; le reste, nous le partageons avec les ani-
maux; par conséquent le reste n'est pas essentiel à
l'homme.


Vous voyez où peut conduire une pareille recherche
faite à un tel point de vue , messieurs. Vous voyez
donc que c'est encore dans l'antiquité que se rencon-
trent les solutions les plus vraies du problème moral ;
que l'école stoïcienne n'a pas été surpassée dans les
temps modernes. A peine a-t-elle été atteinte. Je vou-
drais avoir le loisir,. et qu'il entrat dans le cadre de ce
cours, de vous exposer dans tous ses détails et dans toute
sa grandeur la doctrine stoïque. Mais je ne le dois ni
ne le veux.


Je consacrerai, je pense, la prochaine leçon à


'SYSTÈME RATIONNEL. - STOÏCISME. .245
position de la morale de Kant. Il m'est impossible d'a-
chever un cours sur le principe de la morale, sans
vous faire connaître cette grande morale, qui est celle
qui a reproduit avec le plus de fidélité la doctrine stoï-
que. Probablement donc, dans la prochaine leçon, je
vous exposerai avec étendue et développement la mo-
rale de Kant. 'Aujourd'hui je m'en tiendrai là.




r


VINGT-SIXIÈME LEÇON.


sys T ÈgE RATIONNEL. — KANT.


i‘IESSIELleS,


Vous savez déjà quel est l'objet de cette leçon : c'est
sinon une exposition, au moins unede vous donner,


idée de la morale de Kant.
Soit que l'on considère le nombre des questions


embrassées par la philosophie de Kant., soit qu'on fasseb
attention à l'étend ue et à la profondeur de ses idées sur


questions, soit enfin que l'on envisagechacune de ces
la méthode puissan te qui enchaîne toutes ses idées l'une
à l'autre , on est obligé d'avouer que Kant est le plus
grand métaphysicien des temps modernes, et que, pour
trouver un génie philosophique qui l'égale, il faut re-
monter jusqu'à Aristote. Quiconque a seulement péné-
tré dans quelque s -unes des parties de la doctrine de
Kant, et n'est point étranger aux travaux des autres phi-
losophes modernes, doit reconnaître la parfaite vérité
de l'opinion que j'avance. Par malheur, ce grand mé-
taphysicien a enveloppé ses idées d'un voile épais, SOUS
leq uel il est extrêmemen t difficile de les saisir. L'origi-
nalité même de ses conceptions l'a conduit à se créer,
pour les rendre, une langue tout à fait spéciale, langue
qu'il faut apprendre d'abord, sauf à comprendre ensuite


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 247
la doctrine qu'elle enveloppe. Or, on n'apprend pas
une langue philosophique comme une langue ordinaire.
Les langues ordinaires représentant des idées qu'on
possède ; il suffit, pour se les approprier, d'associer à
des idées qu'on a déjà des mots qu'on n'a pas encore.
Mais, quand il s'agit de s'approprier une langue philoso-
phique, on se trouve enfermé dans un cercle vicieux :
car, d'une part, il faudrait posséder d'avance les idées du
philosop lie pour entendre sa langue, et, par conséquent,
pour l'apprendre ; et, de l'autre, ce n'est que par les
mots de cette langue que l'on peut pénétrer jusqu'à
ses idées. De là, l'extrême difficulté que présente l'intelli-
gence des ouvrages et des opinions du philosophe
allemand.


Par delà cette difficulté s'en rencontre une autre, qui
naît de l'intime connexion de toutes les parties de sa
philosophie. Cette philosophie est toute d'une pièce, et
ne se laisse prendre que dans son unité. La morale,
l'esthétique, la théodicée kantiennes, sont impénétrables
à qui n'a pas compris sa logique, dont !'intelligence
implique une étude approfondie des résultats de-sa
psychologie. Il


• faut une grande force et une grande
persévérance d'attention pour comprendre un tout ainsi
lié, et, quand on l'a compris, il est presque impossible
d'en exposer séparément une partie. Je sens vivement
cette impossibilité au début de cette leçon, messieurs ;
Car , bien que ma prétention ne soit nullement de vous
exposer à fond la morale de Kant, entreprise trop vaste
et qui exigerait tout un cours, et que mon seul dessein
soit de VOUS faire entrevoir la méthode originale adoptée
Par ce philosophe, et comment, appuyé sur cette mé-
thode, il fait cinq à six grands pas qui le conduisent
au but, encore est-il que je ne le puis sans vous donner,




248 ViNOT-SIMEME LEÇON.
sur le but, sur les bases et sur l'ensemble de sa philo-
sophie, quelques indications préalables. Je tâcherai
de les rendre aussi brèves que possible, et de suppléer
aux développements par la précision.


L'idée fondamentale et première de tous les travaux
de Kant a été d'en finir avec le scepticisme, et, pour en
finir avec le scepticisme, de déterminer d'une manière
rigoureuse, et une fois pour toutes, le degré de certi-
tude que la co nnaissance humaine offre réellement.
Pour arriver à ce résultat, que fallait-il? Trois choses
que Kant à faites. En premier lieu, séparer dans la
connaissance humaine les éléments de nature diverse
qui la composent; en second lieu, découvrir parmi ces
éléments ceux dans la vérité desquels toute vérité hu-
maine vient se résoudre; en troisième lieu, apprécier
la certitude de ces éléments , ou, ce qui revient au
mémo, l'autorité des facultés qui la donnent. Vous voyez,
messieurs, que le but de Kant est tout. logique et sa
méthode toute psychologique. Son but est de fixer la
valeur de la connaissance humaine; mais, des trois opé-
rations par où passe sa méthode pour l'atteindre, les
deux premières sont psychologiques, et'


ervent de hase
à la troisième, qui n'est que l'application du raisonne-
ment aux résultats fournis par les deux autres. Analyse
de la connaissance humaine, aboutissant à en dénom-
brer les éléments ; analyse de la certitude humaine,
aboutissant à déterminer sur quels éléments de la con-
naissance elle repose : voilà les deux premières opé-
rations, qui sont de pure observation. Cela fait, critique,
de la valeur de ces éléments ou de l'autorité des facultés
qui les donnent : voilà la troisième opération, qui est
toute de raisonnement ou d'induction, et qui aboutit
à la solution du problème posé. Tel est le but, telle est


SYSTÈME ItATIONNEL. — CIUTIOUE DE KANT. 249


la méthode de 'Kant. Tou n'esprit de sa philosophie est
clans le peu de mots que je viens de vous dire, et vous
voyez le sens de ces titres singuliers attachés par lui à
ses ouvrages fondamentaux : Critique de laraison pure,
Critique de laraison pratique, Critique du jugement.


L'objet et le plan des recherches philosophiques de
Kant étant ainsi posés, peu de mots me suffiront pour
vous en indiquer les résultats essentiels et fondamentaux.


Locke n'avait vu qu'un seul élément dans la connais-
sance, l'élément empirique. Kant y en trouve deux ,
l'élément empirique et l'élément rationnel. Le premier
vient de dehors : l'esprit ne fait que le recueillir ; le se-
cond vient de l'esprit lui-meure, qui le tire de son
propre fonds, et l'ajoute au premier. Du concours de
ces deux éléments résulte la connaissance; elle n'est
possible qu ; à cette condition ; aussi toute connaissance
les contient, et il n'en est aucune a la formation de
laquelle suffise l'un des deux. De ces deux éléments,
Kant appelle le premier, celui qui vient du dehors, l'élé-
ment matériel, ou la matière de la connaissance ; et le
second, celui qui vient de l'esprit, l'élément formel, ou
la forme de la connaissance. Ces expressions techniques
décrivent l'image sous laquelle Kant se représente le
phénomène de l'esprit humain. Selon lui, il peut etre
considéré comme un moule dans lequel l'expérience
i ntroduit -une certaine matière qui s'y empreint d'une
forme. Saris les données de l'expérience, le moule res-
terait vide, et il n'y aurait point de connaissance ; sans
l'Opération de l'esprit sur ces données, elles resteraient
informes, et il n' y en aurait pas davantage. La connais-
sance résulte donc à-la t'Ois, et de la matière, qui vient
du dehors, et de la forme, qui vient du dedans; et de
là les expressions techniques matière, et. forme; Clément




250 VINGT-SIXIÈME
matériel et élément formel' de la connaissance. lin,.
exemple achèvera de vous révéler la pensée de Kant:.
Un fait arrive; je ,


uge qu'il a une cause. Kant distingue
dans cette connaissance deux éléments : la notion du
fait qui vient du dehors, et qui est recueillie par l'ob-
servation; 2' la conception que ce fait a une cause,
qui vient du dedans, et que l'esprit ajoute à la no-
tion. Ces deux éléments peuvent-ils être séparés, et
y aurait-il connai s sance, si l'on en retranchait un?
Non, dit Kant : car, en premier lieu, le fait ne peut
nous apparaître sans que nous lui concevions une
cause, et, en second lieu, il faut qu'il nous ait apparu
pour que cette conception soit possible. Ces deux élé-
ments sont donc inséparables. D'une part, l'idée du
fait toute seule n'est pas une connaissance : car il
n'y a connaissance que là où il y a jugement ; et,
d'autre part, sans le fait, la présomption qu'il a une
cause, ou le jugement, ne se produirait pas, et il n'y
aurait rien du tout. La connaissance exige donc le con-
cours des deux éléments; mais est-il bien certain que,
de ces deux éléments, le premier seul soit empirique,
et que l'autre vienne de l'esprit? Sans aucun doute,
répond Kant, car que nous montre l'observation ? Sim-
plement le fait qui commence d'exister : une pierre
qui tombe, un éclair qui luit, par exemple ; mais la
cause qui produit ce fait lui échappe, et elle lui échappe
non pas seulement dans un cas, mais dans tous; car il
n'y a point de cause pour l'observation, ainsi que Kant
l'a démontré, et si nous n'avions d'autre moyen de
connaître, nous ne saurions pas même qu'il y en a, à
plus forte raison que tout ce qui existe en a une. C'est
donc bien l'esprit qui introduit l'idée de cause;. c'est
donc bien lui qui, s'appliquant au fait qui lui est livré


SYSTÈME RATIONNEL,. — CRITIQUE DE KANT. 251
par l'observation, impose à ce fait.la condition d'avoir une
cause, lui imprime ainsi sa forme et achève la connais-
sance, dont l'expérience n'avait donné que la matière.
Il est donc bien vrai que,-dans cette connaissance parti-
culière, prise pour exemple, il y a un élément qui vient
de l'observation, et un autre qui n'en vient pas et qui
sort de l'esprit, en- d'autvs termes, un élément à poste-
rio •i et un élément à priori; et ce qui est vrai de cette
connaissance particulière, l'est de toute connaissance, de
tout jugemen t possible.


Kant après avoir séparé l'élément matériel et l'élé-
ment formel clans la connaissance, détermine les carac-
tères propres de l'un et de l'autre. Selon lui, le premier
est essentiellement variable et particulier, tandis que le
second est, par sa nature, immuable et universel. C'est
ce qui résulte, en effet de la comparaison de ces deux
éléments dans un jugement quelconque, et, par exemple,
dans celui que nous portons sur la chute d'une pierre.
Si nous séparons dans ce jugement la partie matérielle,
c'est-à-dire le fait même, dont nous affirmons qu'il a
été produit par une cause, nous truuvons que ce fait
pourrait etre tout autre, sans que la vérité du jugement
en fin altérée le moins du monde. Ainsi au lieu de la
chute d'une pierre, ce pouvait être la chute d'un autre
corps quelconque, qu'il n'en serait pas moins vrai que
cette chute a une cause. • A son tour le phénomène subi
Par le corps serait changé, et, au lieu de tomber, ce
corps aurait éprouvé toute autre modification imagi-
nable, qu'il en serait encore de môme, et que le juge-
ment subsisterait. Mais prenez la partie formelle d'un ju-
gement, vous verrez qu'il en est tout autrement, En
effet, si vous la séparez du fait auquel elle est appli-
quée, elle s'universalisera : car il est toujours vrai




252 VINGT-SIXIÈME LEÇON.
en soi qu'un fait qui arrive a une cause; et, si vous va.
riez par hypothèse, et de toutes les manières que vous
pourrez imaginer, la nature de ce fait, vous trouverez
que la forme continue de s'y appliquer, sans subir
elle-même la moindre altération. L'élément formel est
clone, de sa nature, immuable, universel, absolu. Il est
comme le moule, qui reste le pleine, quelle que soit la
matière qu'on puisse y jeter. L'élément matériel au
contraire est variable, particulier, contingent ; il change
d'un jour à l'autre ; on ne peut le formuler ; il échappe
à toute généralisation et à toute expression commune.


Voilà, messieurs, une idée très-vague et très-insuffi-
sante de l'analyse de la connaissance par Kant. Kant
s'est efforcé de faire le compte exact de toutes ces
notions ou de toutes ces conceptions, ou de toutes ces
formes, que l'esprit impose à la matière donnée par
l'observation ou l'expérience, et c'est ce qu'en appelle
les catégories de l'esprit humain, dans le système de
Kant, ou les formes de. l'esprit humain, lesquelles se
subdivisent en formes de la sensibilité, en formes de
l'entendement et en formes de la raison.


II est tout à fait inutile que je vous entretienne de ces
formes; ce serait vous faire l'exposition de la raison pure.
Kant s'est efforcé de faire une liste complète de toutes
ces notions à priori, lesquelles, s'ajoutant à la matière
de la connaissance donnée par l'observation composent
la connaissance elle-même.


Maintenant il a remarqué une autre chose : c'est que
le fondement de toute la connaissance humaine, c'est.
sa partie formelle et non pas du tout sa partie matérielle.
En effet, ébranlez la partie formelle de la connaissance
humaine, il n'y a plus rien du ;irai; au contraire, la
partie nlatérielle étant supprimée, toute la partie for-


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 253
melle reste. Ainsi, par exemple, une fois qu'à propos
d'un fait qui a commencé d'exister vous avez coneu que
ce fait avait une cause; et que cette proposition, tout fait
qui commence à exister a une cause, est devenue univer-
selle dans votre esprit, supprimez tous les faits possi-
bles, anéan tissez le monde, que votre intelligence seule
subsiste, la proposition reste vraie et donne ce jugement
universel, tout fait a une cause. 11 n'y a de vrai que la
partie formelle ; la partie empirique n'est ni vraie ni
fausse ; c'est un fait, ce n'est pas une vérité; c'est un
fait, il n'a pas de portée. Ainsi, en dernière analyse,
ce qu'il y a de vrai dans la connaissance humaine, ce
qui importe dans la connaissance humaine , ce qui
ferait disparaître la connaissance humaine tout entière,
s'il disparaissait, c'est l'élément formel, et pas du tout
l'élément matériel. En d'autres termes il n'y a pas
d'expérience qui puisse se formuler en vérité sans l'ad-
jonction de l'élément formel, lequel contient la vérité
à priori. Messieurs, la question du scepticisme ou de la
certitude, pour Kant, est donc devenue celle-ci : Jusqu'à
quel point les conceptions à priori de l'esprit humain
sont-elles vraies, c'est-à-dire peuvent-elles être con-
sidérées comme la représentation fidèle, exacte, de ce
qui est? Eh 'bien! dans la critique de la raison pure,
Kant déclare qu'il ne. peut pas se démontrer la vérité
extérieure des conceptions à priori de l'esprit humain ;
par conséquent la Critique de la raison pur aboutit à
un scepticisme absolu. Il arrive par une autre voie, en
détruisant de fond en comble le système de Hume, à
la même conclusion que lui. Il a démontré que l'empi-
risme y arrivait nécessairement ; tandis que lui s'arrête
devant cette impossibilité : celle que l'intelligence se
démontre à elle-même que ce nui lui paraît réellement




254 VINGT-SIXIÈME LEÇON.
vrai l'est réellement. Car, dit-il (et c'est ici que je vais
vous expliquer deux autres termes fondamentaux, sa


-


cramentels, de la doctrine de Kant), car ce serait con-
clure du subjectif à l'objectif. En effet, c'est un sujet
individuel, l'esprit humain, qui conçoit tous les juge-
ments qu'il applique à la matière donnée par l'obser-
vation, c'est-à-dire qui donne de la vérité à cette ma-
tière, en en formant la connaissance complète. me,
quand un fait m'apparaît, que je Conçois que ce fait a
une cause, c'est moi qui le dis, c'est-à-dire ma raison
individuelle, c'est-à-dire c'est mon sujet, sujet indivi-
duel ; cette conception est nécessaire pour ce sujet indi-
viduel, c'est-à-dire qu'il ne peut pas ne pas l'avoir, ne
pas y croire; mais de ce qu'il est forcé d'y croire
s'ensuit-il que cette conception représente cette réalité
telle qu'elle est, c'est-à-dire qu'il n'y ait pas, dans la
réalité, des faits qui commencent d'exister sans cause?
Kant ne peut pas se démontrer cela ; d'où il conclut
qu'o ►


reste dans le doute. Eh bien ! Kant appelle sub-
jectif ou vérités subjectives toutes les vérités en tant
qu'elles sont ainsi conçues par l'esprit humain ou par
le sujet ; et, pour (lue ces vérités donnassent une certi-
tude, il faudrait qu'il fût démontré qu'elles sont vraies.
objectivement, c'est-à-dire qu'elles sont vraies quant à
l'objet, comme quant au sujet. Elles sont vraies quant
au sujet, parce que le sujet ne peut pas les concevoir
comme fausses; mais pour qu'elles fussent vraies quant
à l'objet, il faudrait qu'elles fussent la représentation
exacte de ce qu'elles sont. Or, Kant.ne croit pas pou-
voir


en opérer la démonstration ; c'est pourquoi il d é -
clare ne pas savoir comment passer de la vérité
jective à la vérité objective.




sub-


J'avais besoin de ce préliminaire sur les idées méta-


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 255


physilues de Kant pour arriver à sa morale. Vous allez
voir qu'il a appliqué aux vérités morales la mème
méthode qu'il a appliquée aux vérités en général dans


pure. Le système moral de Kantla Critique de la raison
se trouve exposé principalement dans son ouvrage in-
titulé Critique de„ la raison pratique. Mais il se trouve
développé et conduit aux plus grands détails dans diffé-
rents autres ouvrages.


Je ne pourrais pas énumérer en ce moment-ci tous
les titres de ces ouvrages; mon but unique dans cette
leçon est. de faire connaître comment Kant procède en
morale, et quels sont les résultats auxquels il arrive. Ce
qu'il y a de plus curieux là dedans, ce sont moins les
résultats que la méthode. C'est par la méthode que les
grands métaphysiciens se distinguent. Il y a en nous
des conceptions à priori, ou des vérités formelles, qui
n'ont aucun rapport à la pratique. Ainsi, la vérité :
deux et deux font quatre; la vérité : tout fait qui com-
mence a une cause ; tout corps est dans le temps et dans
l'espace ; toutes ces vérités ne conduisent pas à la pra-
tique; elles n'ont pas pour objet d'influer sur la vo-
lonté humaine ; ce ne sont pas des vérités pratiques.
Mais il y a également, dans l'ensemble de nos connais-
sances, un certain nombre de connaissances à priori,
c'est-à-dire formelles,- qui ont rapport à la pratique.
Ainsi : cherche ton bonheur; ou, il faut chercher ton bon-


- heu r; voilà une vérité qui n'est pas étrangère à la prati-
que; c'est une maxime qui aspire à devenir loi de la
volon té. Kant distingue donc la vérité en vérité théo-
l'igue et en vérité pratique. 11 distingue aussi la raison,
ou la faculté qui conçoit ces vérités : en tant qu'elle
conçoit simplement des vérités théoriques ou spécu-
latives, il l'appelle raison spéculative ; en tant qu'elle




256 VINGT-SIXIÈME LEÇON.
conçoit des vérités pratiques, il l'appelle raison pra-
tique.


Pour être fidèle à sa méthode, Kant devait partir des
notions morales, c'est-à-dire des conceptions morales;
et puis, il devait analyser ces conceptions ; il devait y dis-
tinguer la partie matérielle et la partie formelle; en
sorte qu'il devait en extraire sa morale. Aussi, est-ce
ainsi que Kant procède, et cette méthode est extrême-
ment abstraite, puisqu'elle déduit la morale, de quoi?
des notions morales elle-mêmes, telles qu'elles existen
dans l'esprit humain.


Messieurs, deux notions servent de point de départ
à Kant : la notion de loi ou de devoir et la notion de
cause libre; vous allez voir ce que lui donne l'analyse
de ces deux notions, qu'il appelle deux concepts, c'est
son expression consacrée. Le point de départ de sa mo-
rale, c'est l'analyse du concept du devoir, et celle du
concept de la cause libre. Ces deux concepts se ren-
contrent immanquablement dans la raison.


Il n'y a personne qui n'ait dans son esprit l'idée d'o-
bligation, de devoir, de droi t.11 n'y a personne qui n'ait
dans son esprit l'idée d'une cause et d'une cause libre.
Voilà donc deux notions ou deux concepts qui font
partie de la connaissance humaine. Eh bien! comme
ces concepts sont relatifs à la pratique, et ne sont pas
purement théoriques, Kant les analyse. 11 ne cherche


• pas s'il y a réellement des causes libres, des êtres sou-
mis à une loi et obligés ; il dit : Supposez qu'il n'y eût
pas d'êtres, qu'il n'y eût pas de causes, que les deux
concepts dont je m'occupe n'eussent rien de réel; je
cherche seulement ce que ces deux concepts impliquent
en eux-mêmes, tels qu'ils sont, alistraction faite de toute
obligation réelle, s'appliquant à un être réel. •


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 257
porte peu à Kant qu'il y ait des agents libres, des causes,
des lois réelles qui obligent réellement des agents réels;
il prend ces deux concepts, il les analyse, il en tire,
quoi? ceci : La forme absolue qu'aurait une détermina-
tion légitime, à supposer qu'il y eût des êtres moraux.
Ainsi, son effort, c'est de déterminer quels seraient les
caractres de la détermination légitime d'un agent libre,
en supposant qu'il y eût des agents libres, en supposant
qu'il existât quelque chose de pareil dans ce monde.
Mais qu'il y ait ou non quelque chose de pareil en ce
monde, il n'en reste pas moins à déterminer, pour un
monde possible, la forme légitime de la détermination
morale. Il la tirera de la simple analyse de ce qu'im-
pliquent les deux concepts de causa libre d'une part,
de devoir, d'obligation d'une autre. Ce sont ces deux
analyses qu'il faut bien comprendre : je commence par
l'analyse du concept de cause libre.


Qu'est-ce qu'une cause? Une cause est quelque chose
dont l'essence est de se déterminer par soi-même, et
par conséquent de n'être pas déterminée par autre
chose. En effet, figurez-vous une cause, ou quelque
chose que nous appellerons provisoirement une cause,
bien que le mot ne convienne pas, qui ne porterait
Pas en elle-même le principe de sa détermination.
Ce serait nécessairement une autre chose qui déter-
minerait et ferait agir cette prétendue cause; dès lors
elle cesserait d'être cause ; ou, en d'autres termes,
l 'acte qui paraîtrait émaner d'elle n'en émanerait pas ;
Par conséquent ce ne serait pas une cause. Ainsi, le con-
cept de cause implique un être qui puise en soi et en
soi seul le principe de ses déterminations. Mais tra-
duisez ces expressions, elles reviennent à dire que le
concept de cause implique l'idée d'une chose qui





258 VINGT-SIXIÈME LEÇON.
pose à elle-même sa fin, et qui ne se la laisse imposer
par aucune autre puissance : de maniè,re,messieurs, que
le concept de cause implique à la fin ce que nous appe-
lons, nous, liberté, et ce que nous appelons en même
temps raison ou faculté de comprendre. Car, supposez
une cause privée de liberté : même en supposant qu'elle
pût se poser une fin tirée d'elle-même, elle ne pourrait
pas l'accomplir; il faudrait qu'elle attendit une impulsion
extérieure pour l'accomplir; ou, pour mieux dire, si
cette impulsion avait été déterminée a priori par son
créateur, l'impulsion viendrait du créateur. Faites l'hy-
pothèse d'une cause non libre, c'est-à-dire de quelque.
chose qui aurait une puissance, mais ne pourrait pas
en disposer : qui est-ce qui serait l'auteur de ses actes?
ce ne serait pas elle ; ce serait celui qui l'aurait faite;
donc elle ne serait pas une cause; elle ne serait que
l'instrument d'une véritable cause. Supposez d'un autre
côté une cause qui fût libre en même temps que puis-
sante, mais qui ne pût pas comprendre : évidemment
elle ne serait pas non plus une cause; car que ferait-
elle de cette liberté de se déterminer, ne pouvant pas
se poser une fin? Donc le concept de cause implique
l'idée d'une cause qui s'impose à elle-même sa fin, qui
ne peut pas ]a recevoir d'une chose étrangère, qui est
libre, et qui est raisonnable. Si c'est là ce qu'implique le
concept de cause, il s'ensuit que la loi d'une cause ne
peut pas être contraignante; car si elle était contra i


-gnante, la cause disparaîtrait; et pourtant le motif qui la
détermine, puisé qu'il est dans sa raison, doit agir sur
elle. Or cherchons ce que c'est qu'une loi qui ne con-
traint pas ; qu'une loi qui n'agit que parce qu'elle est
comprise, et qui agit sur un être libre et qui peut se
déterminer pour ou contre. Vous trouverez que cette in'


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 259
ou ce motif ne peut être qu'une loi ou qu'un motif obli-
gatoire; car, entre -l'absence de toute influence et la
contrainte, il n'y a qu'un seul intermédiaire; cet inter-
médiaire, c'est une chose qui oblige quand elle a été
comprise. Il n'y a donc qu'une chose qui oblige quand
elle a été comprise, qui soit compatible avec la liberté :
car, si c'est une chose qui contraint, il n'y a plus de li-
berté; et si c'est une chose qui n'agit rias du tout, la li-
berté agit sans elle, et il n'y a plus de loi. Donc, le
concept d'une cause, qui implique l'idée d'un être
libre, intelligent, ne reçevant sa fin de personne, se la
donnant à lui-même, implique nécessairement un autre
concept encore, le concept d'une loi obli gatoire, c'est-à-
dire le concept d'un devoir.
. Partez maintenant du concept du devoir, et analysez-
le pareillement, que trouvez-vous? Cherchez à. vous faire
une idée de ce qu'on appelle une loi, ou Lin devoir, ou
une obligation : vous trouverez que ce qui oblige ne
peut s'adresser qu'à un être intelligent, qu'à un être
libre; que ce qui oblige ne peut s'adresser qu'à une vé-
ritable cause; de manière que, de même que le concept
d'un être libre ou d'une véritable cause implique le
concept de devoir, réciproquement, le concept d'obli
gation, de devoir ou de loi, implique le concept d'un être
libre. En d'autres termes, une véritable cluse ne peut
être gouvernée que par une loi ou quelque chose qui
l'oblige, et une loi ou quelque chose qui oblige ne peut
gouverner qu'une véritable cause, c'est-à-dire quelque
chose qui est libre d'une part et raisonnable de l'autre.


Messieurs, ce n'est pas tout .: ces deux concepts rap-
Proches l'un de l'autre impliquent encore autre chose.


En effet, puisqu'il est de l'essence d'une caus libre
d'être raisonnable et de puiser en elle-même les motifs




260 VINGT-SIXIÈME LEÇON.
de sa détermination, il s'ensuit que la loi ne peut être
qu'une loi conforme à la notion d'un être libre et rai-
sonnable,et, par conséquent, une loi qui soi taussi celle de
toute nature libre et raisonnable, c'est-à-dire qui soit uni-
verselle. Un être raisonnable, puisant clans son essence
sa loi et sa fin, ne peut y trouver qu'une loi raison-
nable aussi, c'est-à-dire une loi qui participe de la
nature même de la raison, c'est-à-dire une loi univer-
selle, une loi qui s'applique à tout être raisonnable et
libre. Ainsi, de ce qu'un être libre ne peut avoir pour
loi légitime que quelque chose compris par sa raison et
qui l'oblige, il s'ensuit que ce quelque chose compris
par sa raison doit être universel, c'est-à-dire obligatoire
pour tout être également libre et raisonnable, c'est-à-
dire pour toute cause. Ainsi, un des caractères néces-
saires de la loi ou du devoir, c'est d'être universel, ou de
pouvoir s'universaliser et être conçu par la raison qui
le comprend comme obligeant tous les êtres raisonnables
possibles. L'universalité, aussi bien que l'obligation,
est donc. un caractère nécessaire de la loi, ou du motif
légitime, naturel, qui agit sur une véritable cause, sur
une cause libre et intelligente.


Je ne puis que vous indiquer le développement de
ces deux concepts, et ce développement perd beaucoup
à n'être pas reproduit sous la forme concise et frappante
de Kant. Mais si je nie servais de ses termes, vous ne les
comprendriez pas. Je suis forcé de passer par la langue
ordinaire, ce qui jette un peu de confusion, de lon-
gueur, sur l'intelligence de ces deux concepts. Kant ar-
rive par ce chemin à ce résultat : c'est que, sans savoir
s'il est des causes raisonnables, libres, des lois et des
devoirs, des êtres obligés, sans savoir rien de ce que
contient la réalité, il tire de l'analyse des deux concepts,


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 261
de cause libre d'une part, de devoir ou de loi de l'autre,
la forme absolue que doit avoir la détermination légi-
time, et qui seule mérite d'être appelée légitime, dans un
être libre, en supposant qu'un être libre existe. Ainsi,
la question morale est résolue avant que Kant daigne
s'informer s'il y a des hommes, s'il y a des êtres, si
cela servira de quelque chose. Cette détermination est
pure, absolue. 11 n'arrive qu'à la détermination légi-
time d'une cause, supposé qu'il y ait des causes.


Messieurs, il suit de là que, dans cette même hypo-
thèse qu'il y ait des causes, la seule détermination ver-
tueuse ou bonne que puisse prendre une telle cause,
c'est la détermination qui est conforme à la prescrip-
tion du devoir. Et, pour reconnaître si elle est conforme
à la prescription du devoir, il y a deux moyens : le pre-
mier de voir si le motif oblige, le second de voir si ce
motif s'universalise et peut devenir un article de législa-
tion universelle pour tous les êtres raisonnables et libres.
lle là, plus tard, la méthode pour déterminer le devoir.
Ainsi, Kant, a priori, ne prétend pas qu'une cause libre
ne puisse pas être déterminée par une grande variété
de mobiles ; mais il pose en fait, et comme vérité abso-
lue, que le seul motif qui puisse produire une déter-
mination bonne, morale et vertueuse dans une cause
pareille, en supposant qu'une cause pareille existe, c'est
Celui qui, d'une part, oblige, et qui, de l'autre, apparaît
e la raison de cette cause, de cet agent, comme pou-
vant s'universaliser et devenir un article de législation
universelle pour toutes les causes libres et raisonnables.


Ainsi, messieurs, arrivant maintenant aux êtres qui
existent, et cherchant, parmi les différents motifs qui les
dé terminent et qui donnent tant de formes distinctes de
détermination, quelles sont les causes légitimes et filé-




262 VINGT-SIXIÈME LEÇON.
gitimes, Kant est en état de le décider : car, avant de
s'informer s'il y a de pareils êtres, il a reconnu les seules
formes de détermination pour des êtres pareils en cas
qu'ils existassent. Enfin, quand il arrive aux êtres réels,
c'est-à-dire à — car il n'en connaît qu'un,
c'est lui, — il remarque que notre volonté est sollicitée
par différents motifs : ainsi, nous sommes sollicités par
notre intérêt personnel, nous sommes sollicités par le
goût du plaisir, nous sommes sollicités par différents
motifs possibles, qui ont donné matière à différents sys-
tèmes de morale. Kant, avec son criterium de la seule
détermination légitime, aborde ces différents motifs,
ces différentes formes de la détermination humaine, et
il prouve successivement de toutes : qu'elles ,


n'ont pas
les deux caractères qui constituent lés seuls motifs lé-
gitimes qui puissent déterminer un être libre, savoir,
d'une part, le caractère obligatoire, de l'autre, le ca-
ractère universel. En effet, je dis : Je suis sollicité à
faire telle chose, parce qu'il en. résultera telle sensation
agréable pour moi, tel plaisir. Kant demande : Vous
croyez-vous obligé? Ce motif, pouvez-vous l'ériger en
maxime (le détermination universelle pour tous les êtres
raisonnables? Nullement. Donc la détermination, si.
vous la prenez par ce motif, ne sera pas morale.
effet, tâchez d'ériger en maxime universelle qu'on doit
toujours agir en vue d'un certain plaisir : la raison
n'admet pas cela ; la maxime n'est pas légitime; donc
elle n'est pas morale. Vous vous déterminez par la
crainte des châtiments d'une autre vie! Eh bien! voyez
si c'est obligatoire; voyez si agir bien pour éviter les
châtiments de l'autre vie est und dièse. universelle?
Non, les athées ne l'accepteront pas. Donc, cela ne
souffre pas universalisation. Prenez un autre cas. On


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 263
m'a confié un dépôt : personne n'en sait rien. La per-
sonne meurt. Je suis pauvre; les héritiers de la per-
sonne qui m'a confié le dépôt ' sont très-riches, et la
petite somme ne ferait rien à leur situation ; ils ne s'en
aperçevraient pas; à moi cela me ferait le plus grand
bien. Voilà une réunion de circonstances qui ne sont
que la matière du cas particulier, la matière de la déter-
mination. Je sens en moi quelque chose; ma raison
prononce : il faut rendre le dépôt. Eh bien I ceci ne re-
garde que moi ; c'est la forme particulière sous laquelle
m'apparaît le précepte, ou la maxime, ou le motif.
D'abord, écartez la matière; changez toutes les circon-
stances; faites que ce soit une autre personne que moi
qui ait reçu le dépôt; faites-la homme ou femme; pla-
cez-la chez les Grecs ou les Romains, où vous voudrez,
dans un monde inconnu; faites qu'au lieu d'être riches,
les héritiers soient pauvres ; que moi, au lieu d'être
'pauvre, je sois riche ; faites que l'on sache que j'ai
reçu le dépôt; changez toute la matière du cas : la
forme pure de la connaissance ou du jugement reste
obligatoire pour nous , et, si nous cherchons à l'uni-
versaliser, elle s'universalise toute seule; nous consi-
dérons la maxime qu'on doit rendre un dépôt confié
comme une maxime universelle qui convient à tous
les êtres raisonnables. Voilà un motif qui résiste aux
épreuves; donc la détermination est légitime et mo-
rale; donc ce qu'on fait dans une détermination ainsi
Prise est bon en soi. Ceci peut vous donner une idée
et de la méthode et du criterium auquel cette méthode
est soumise. Cette méthode est contenue dans -ceci :
Partir de mes notions, les analyser, en tirer la forme
absolue inhérente à toute détermination légitime; puis,
cette forme absolue trouvée, il ne reste plus qu'à




265 VINGT-SIXIÈME LEÇON.
pliquer, et, par conséquent, c'est cette application qui
détermine ce qui est bien, ce qui est mal. Vous voyez
donc, messieurs, que Kant ne cherche pas quelle est
la fin de l'homme pour en conclure ensuite ce qu'il faut
faire et ne pas faire. Il procède d'une manière inverse :
il cherche d'abord quels sont les caractères absolus dela
détermination légitime; puis, par ces caractères absolus
de la détermination légitime, il découvre quelles sont
les fins de l'homme. 11 ne dit pas : La fin de l'homme,
c'est l'ordre; cherchons maintenant si telle action est
conforme à l'ordre, et alors il sera démontré qu'elle est
bonne, et que je dois la faire. Non, il cherche d'abord.
à tirer de l'idée de ce qu'est un être libre et intelligent.,
et de l'idée de ce qu'est une loi ou un devoir, la pensée


. absolue de tonte résolution bonne ; et puis, appliquant
cette forme aux différentes déterminations possibles de
l'humanité, il distingue les bonnes des mauvaises, et
cherchant ensuite où sont les bonnes, il en conclut que
c'est la fin de l'homme. Vous voyez que c'est la mé-
thode que j'ai suivie jusqu'ici, renversée. Moi, je pose la
fin de l'homme, et je cherche à la déterminer. J'en con-
clus, parce qn'elle est la fin de l'homme, qu'elle est
obligatoire : en effet, elle m'apparaît ainsi. Si elle est.
obligatoire, il est dans ma nature d'être raisonnable
d'y obéir; c'est donc là ce que je dois faire ; c'est là le
type par lequel je distingue les actions bonnes des mau-
vaises. La méthode de Kant est juste l'inverse. Il n'ar-
rive à déterminer la fin de l'homme, ce que nous de-
vons faire dans tel ou tel cas donné, et ce à quoi tout
cela conduit définitivement,.que par les caractères ab-
solus, déterminés a priori, de toute détermination lég i


-lime dans tout être libre.
Telle est la méthode de Kant, tel est le résultat au-


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 265
quel cette méthode nous conduit : de manière que, selon
Kant, l'homme, étant une cause intelligente et libre, ne
doit faire que ce qui lui parait obligatoire et que ce
qui lui paraît pouvoir être érigé en maxime de législa-
tion universelle pour-tous les êtres libres et raisonnables.
Tels sont les deux principes fondamentaux de sa mo-
rale, et ces deux principes reviennent à un : car où est
l'universalité législative, là est obligation ; et là où est
l'obligation, là ne peut pas ne pas être l'universalité. On
peut choisir entre ces deux principes; mais il y en a un
(tue Kant préfère, c'est celui-ci : Examiner, avant d'agir,
si le motif le plus prochain qui me détermine à agir
peut être érigé en article de législation universelle pour
tout être raisonnable et libre. Voilà la solution kan-
tienne. Maintenant il y a des détails importants, ou des
conséquences de ces idées, que je ne puis pas me dis-
penser de vous faire au moins entrevoir.


Selon Kant, l'idée de devoir, ou de loi, ou d'obliga-
tion, implique une chose qui est opposée aux motifs
obligatoires ou à la loi ; car, si on fait l'hypothèse d'une
cause libre et intelligente qui ne serait pas sollicitée
par d'autres motifs que par sa propre loi, par des mo-
tifs étrangers à elle-même, l'idée de devoir, comme
celle de liberté, disparaît.


Et, en effet, faites qu'une cause réellement libre
et réellement intelligente ne soit attirée, sollicitée à


• agi r contrairement à cette loi par rien d'étranger :
il est évident qu'il n'y aura aucun combat, aucune
résistance; qu'au lieu de choisir entre la loi et d'au-
tres motifs, la liberté restera dans le sein de cette cause
a l'état virtuel ou latent, si je puis parler ainsi; elle
n'aura aucun lieu de s'exercer. D'un autre côté, la loi
de cette créature ainsi placée ou ainsi faite n'aura




266 VINGT-SIXIÈME LEÇON.
pas besoin de contraindre cette créature à l'obligation.
En sorte que, bien que la loi de cet être libre soit sus-
ceptible de montrer le caractère obligatoire qui est en
elle, elle ne nous révélerait pourtant pas ce caractère,
si elle ne se trouvait mise en contradiction avec une
autre loi, une loi étrangère, voulant dominer et impo-
ser une détermination. En d'autres termes, l'être sans
effort, sans lutte, suivra sa loi, qui n'aura pas besoin de
lui apparaître avec son caractère obligatoire : en sorte
que le concept du devoir, ainsi que le concept de liberté,
implique encore . une situation, celle dans laquelle l'a-
gent libre et soumis au devoir , 'soit sollicité par des
motifs contraires aux motifs légitimes; car autrement
la liberté ne se développerait pas, la cause ne mon-
trerait pas la liberté qui est en elle ; et, d'un autre côté,
la loi de cet être serait suivie par lui sans qu'elle eût
besoin de lui apparaître sous son caractère obliga-
toire. Aussi, Kant définit la vertu un combat contre la
passion; il donne à la liberté deux caractères, un ca-
ractère négatif et un caractère positif. Un être est libre
négativement, quand il résiste, quand il lutte contre
la passion, c'est-à-dire contre les lois étrangères de


-l'être ; et il est libre positivement en tant qu'il ac-
complit sa propre loi. Ainsi, l'agent moral ne peut pas
céder à la passion dans un cas quelconque sans perdre
sa liberté. La mort de la liberté, c'est que la cause reste
soumise à la passion. En effet, elle est entraînée, elle
cède, elle n'obéit pas à sa loi, elle n'est plus libre,
elle n'est plus cause. Donc la moralité consiste à rester
cause, à rester soi. Toutes les fois qu'on cesse d'obéir
à sa véritable loi, on cesse d'être cause, on cesse de
puiser en soi le motif de ses déterminations. C'est là ce
qui a conduit Kant à appeler de noms différents l'état


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 267
moral et l'état qui n'est pas moral. Il dit que l'état mo-
ral est caractérisé par l'autonomie de la volonté : quand
la volonté est autonome, il y a liberté et moralité ;
quand, au contraire, la volonté est hétéronome, c'est-à-.
dire quand elle obéit à une loi qui n'est pas la sienne,
alors il n'y a plus de liberté, il n'y a plus moralité.


Telle est la force de ces deux expressions célèbres
dans la morale de Kant, autonomie et hétéronomie dans
la volonté. Je dois fixer votre attention sur les consé-
quences que Kant tire des faits moraux et des résultats
auxquels cette analyse le conduit. Il prétend que c'est
un concept de la raison que le bien moral, c'est-à-dire
l'accomplissement de la loi ou du devoir, est intime-
ment lié en soi avec le bonheur, c'est-à-dire avec le plai-
sir. Le bien mérite, le mal démérite : voilà ce que la
raison conçoit a priori. Si le bien mérite , le bien est
digne du bonheur ; si le mal démérite, le mal est digne
du malheur ou de la souffrance. La conséquence légi-
time de l'accomplissement du bien parait donc à la rai-
son être le bonheur; non pas que l'on doive faire le bien
pour le bonheur : dès lors ce ne serait plus le bien; mais
la raison constate entre ces deux choses une connexion
nécessaire et absolue. Il arrive que, dans le inonde ac-
tuel tel qu'il est, les choses sont organisées de manière
que cette connexion n'est pas réalisée. En effet, dans ce
monde, le bonheur, selon Kant, ne suit pas la vertu, il
ne la suit pas dans tous les cas. Et, en supposant même
qu'il la suivît, ce ne serait pas tout le bonheur qu'im-
plique la vertu, ni par conséquent tout le bonheur pour
lequel nous avons été faits. La connexion entre ces deux
choses n'étant pas réalisée dans cette vie, il s'ensuit
qu'e lle doit l'être dans une autre: de là l'immortalité de
%ne, déduction rigoureuse de la morale, et Kant ap-




268 VINGT-SIXIÈME LEÇON.
pelle le souverain bien l'alliance dans une autre vie, ou
dans un temps futur, du bonheur et du bien. Or, si l'état
de choses actuel exige une suite, et si le caractère de
cette suite doit être le rétablissement, dans la réalité, de
la connexion nécessaire conçue a priori par la raison
entre le bien moral et le bonheur, entre le mal moral et
le malheur, il n'y a qu'un être souverainement sage, sou-
verainement puissant, souverainement juste, qui puisse
réaliser cette connexion. Donc Dieu existe, et non pas
le Dieu abstrait de la métaphysique, mais le Dieu moral,
mais le Dieu juste, mais le Dieu providentiel. C'est ainsi
que Kant arrive à l'idée complète du souverain bien dont
une moitié s'accomplit dans cette vie et l'autre dans une
autre vie. C'est ainsi qu'il arrive à démontrer l'immor-
talité de l'âme, à prouver Dieu. Et, remarquez ceci,
que Dieu, l'immortalité de l'âme, n'étaient rien de réel
à démontrer pour Kant dans la Critique de la raison
Dure. En effet, il arrivait, il est vrai, à une idée du
bien, de l'immortalité, mais il ne pouvait pas affir-
mer que ce qu'il concevait subjectivement fût vrai ob-
jectivement. La conclusion qu'il n'a pas osé tirer en
métaphysique, .il la tire hardiment en morale. Il dit
que l'immortalité de l'âme, Dieu, sont des choses
réelles ; pourquoi? c'est ce qui me reste à vous ex-
pliquer.


Quand je conçois que tout fait a une cause, que tout
corps est dans l'espace, je ne puis pas ne pas le conce-
voir : ce sont des conceptions nécessaires. Sensuit-ii
réellement, objectivement, que ces conceptions subjec-
tives se trouvent réalisées? s'ensuit-il objectivement qu'il
n'y ait pas d'effet sans cause, qu'il y ait un espace, que
cet espace contienne tous les corps? Je n'ai aucune raison
de le dire. Il n'en est pas de . mème des vérités pratiques.


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 269


Je conço i s que, s'il y avait une cause libre, il y aurait
pour elle un devoir, une loi obligatoire, et que ses seules
déterminations légitimes seraient celles qui seraient pri-
ses en vertu de cette loi. Tout cela est vrai théorique-
ment ; reste à savoir si c'est vrai réellement, Ainsi, la
même question se présente : Ce que je conçois subjec-
tivement est-il vrai objectivement ? Ici la vérification est
facile. Et en effet, je suis ( voici Kant qui devient carté-
sien, qui revient au point de départ de la philosophie
del) escartes), je suis, et je me sens obligé.Voilà un fait :
donc non-seulement il est vrai subjectivement que, s'il
se rencontrait une cause libre, elle devrait être soumise
à une loi, et que les seules déterminations légitimes de
cette cause libre, ce seraient celles qui auraient pour
forme son obéissance à cette loi ; non-seulement cela est
une idée nécessaire de mon esprit, mais en fait je sens
effectivement qu'il y a un être qui se sent obligé. Voilà
un fait qui est incontestable, puisqu'il est en moi. Je ne
puis pas aller vérifier dans le monde si tout fait est pro-
duit par une cause ; je n'en sais rien; je suis obligé de
m'en rapporter à ma croyance subjective , tandis qu'ici
je rencontre une cause qui se sent obligée. Aussitôt, ce
fait étant


puisque
lié par connexion à un certain nombre d'au-


Ires,


libre ;




ce fait existe, un grand nombre d'autres
existent. Kant construit son système avec le minimum
de données possible. Je me sens obligé, donc je siis


car pour la raison a priori il y ,a une connexion
nécessaire entre toute cause libre et ce fait de l'obliga-
tion ou du devoir, entre le fait d'un être qui se sent obligé
et le fait d'un être libre. La possibilité de l'un de ces
fai ts étant réalisée pour moi d'une manière certaine,
P u isque je me sens obligé dans certains cas, il faut que
Je sois libre. Si je suis obligé, et si je suis libre, il s'en-




2 70 VINGT-SIXIÈME LEÇON.
suit que je suis un agent moral. Quand, à l'aide de ma
liberté, j'accomplis l'obligation, le bien s'accomplit donc
réellement ; dont il faut que le bonheur le suive, car il
y a une connexion nécessaire entre le bien et le bonheur.
En fait, le bon heur ne se réalise pas pour moi dans ce
monde; donc il faut qu'il se réalise ailleurs ; donc l'homme
est immortel ; donc la condition de cette réalisation est
Dieu; donc Dieu existe. Le métaphysicien qui n'avait pas
pu, tant qu'il s'était occupé de métaphysique, démontrer
Dieu, le tire des concepts de la raison pratique, et du seul
fait que je suis et que je me sens obligé. C'est par le
chemin de la raison pratique que Kant sort du scepti-
cisme dans lequel il était resté à l'extrémité du déve-
loppement de sa raison pure.


Voilà, d'une manière excessivement générale et dé-
pouillée de cette foule de développements et de vérités
ingénieuses et profondes qui l'accompagnent dans l'ou-
vrage du maître, voilà, dis-je, l'esquisse du système
moral de Kant.


VINGT-SEPTIÈME LEÇON.


SYSTÈME RATIONNEL. CRITIQUE DE KANT.


MESSIEURS,


Je vous ai exposé dans la dernière leçon, d'une -ma-
nière très-rapide, les points fondamentaux de la morale
de liant. Ce qu'il y a d'abstrait dans les idées de ce philo-
sophe et de hardi dans sa méthode m'a fait craindre
que vous n'ayez pas pu saisir d'une manière précise ce
que je vous en ai dit dans cette leçon. C'est pourquoi je
commencerai celle-ci par revenir, en peu de mots et
rapidement, sur les explications que je vous ai données
à cet égard une première fois. J'ai pense qu'en insis-
tant sur les points fondamentaux que je vous ai déjà
signalés, vous saisirez mieux la seule chose que je dé-
sire que vous saisissiez ; car ma prétention n'est pas de
vous avoir exposé la morale de Kant ; la seule chose,
dis-je, que je désire que vous saisissiez,c'est la méthode
appliquée par Kant à la solution du problème moral en
ce qu'elle a d'inusité, d'original, de métaphysique, de


- vrai. J'y joindrai quelques réflexions sur les avantages et
les i nconvénients d'une pareille méthode, et j'arriverai
au véritable sujet de cette leçon, qui est te commence-
ment de l'exposition de mes propres idées sur les ques-
ions fondamentales de la morale.
Messieurs, je ne reviendrai pas du tout sur ce que je




272 VINGT-SEPTIP.ME LEÇON.
vous ai dit de l'esprit général de la philosophie de Kant,
c'est-à-dire du but qu'il s'est principalement proposé, et
de la méthode par laquelle il a têché d'atteindre ce but.
Je ne reviendrai pas non plus sur les explications de
quelques ternies de son langage, qu'il était nécessaire de
comprendre pour saisir ce que j'avais à dire de sa morale.


J'arrive directement et immédiatement à la morale
elle-même, et je vous rappelle et le but que Kant s'est
proposé, et la marche qu'il a adoptée pour l'atteindre.
Kant n'a pas voulu, comme tous les moralistes qui l'a-
vaient précédé, découvrir et déterminer enquoi consiste
le bien, ou ce que nous devons faire, en quoi consis-
tent, en d'autres termes, les règles de ]a conduite hu-
maine. Kant a résolu de déterminer simplement la forme
de toute détermination légitime de la part d'une cause
raisonnable et libre ; et, pour arriver à cette découverte,
il ne s'est pas inquiété de savoir s'il y avait des causes
raisonnables et libres. Sa recherche est indépendante
même de ce fait : qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de causes
raisonnables et libres, peu lui importe. En supposant
qu'il y ait des causes raisonnables et libres, quelle est la
forme de détermination légitime de ces causes qui sont
hypothétiques? Voilà le problème que Kant s'est pro-
posé. Il en résultait, messieurs, qu'il devait tirer de l'i-
dée seule d'une cause raisonnable et libre, ou de ce qu'il
appelle le concept d'une cause, la solution du problème
qu'il se proposait. En effet, Kant ne s'inquiétant pas de
savoir s'il y a ou s'il n'y a pas de causes raisonnable s et
libres, il lui était interdit d'appliquer à l'homme, cause
raisonnable et libre, l'observation pour découvrir quelle
était dans cet être la forme de la détermination légi


-time. Cette observation présupposant clans l'esprit dti
philosophe la conviction qu'une cause raisonnable et libre


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 278
existe, aucun moyen empirique pour résoudre ce pro-
blème n'était compatible avec les termes mêmes du pro-
blème; Kant était condamné, par la manière même dont
il posait la question, à la résoudre d priori, c'est-à-dire
à n'en chercher la solution que dans la seule chose qu'il
admettait, l'idée ou le concept d'une cause raisonnable
et libre. Étant donnée une cause raisonnable et libre,
étant supposée une cause raisonnable et libre, chercher
quelle est la forme des déterminations légitimes dans une
telle cause; chercher, en d'autres termes, de quels ca-
ractères serait marquée dans une telle cause la détermi-
nation qui mériterait véritablement d'être appelée lé-
gitime , qui mériterait véritablement d'être reconnue
comme bonne : voilà, le problème.


Je désire que vous le conceviez, parce que là est
toute l'originalité de la méthode de Kant. Mais Kant
n'est pas parti seulement du concept de la cause libre. Il
y a dans notre esprit d'autres concepts, d'autres idées,


qui y d'y reconnaître,
également, qu'on y trouve et qu'on est


obligé rec aître, alors même qu'on douterait que
dans la réalité quelque chose corespondît à ces idées
ou à ces concepts. Parmi ces concepts se trouve celui
de devoir et d'obligation morale. De savoir s'il y a
quelque part, dans ce vaste univers, un être soumis
à une obligation, à un devoir, c'est ce qui est dou-
teux • mais


qu'il y a de certain, c'est que l'idée
ou


le,


concept d'obligation moral ou de devoir existe
" en nous. Ce concept est un fait, tout comme le con-
cept d'une cause et d'une cause libre. Kant, ayant
cherché dans sa métaphysique, ou dans la Critique de la
raieon pure, quelle valeur objective pouvaient avoir les
concepts subjectifs qui étaient en nous, et ayant trouvé


était impossible de dire si, hors de nous, hors de
— 18




2711 VINGT-SEPTIÈME LEÇON.
la raison humaine, les concepts qui s'y trouvent ont
une valeur objective, c'est-à-dire correspondent à des
réalités, Kant, dis-je, était condamné dans sa Critique
de la raison pratique, à partir de ce scepticisme, et à ne
tirer la solution de la question morale quedes purs con-
cepts de la raison.


Je désire que vous compreniez très-bien ceci. Kant,
dans sa Critique de la raison pure, se pose cette question :
Les conceptions de notre raison, quelque universelles,
quelque absolues qu'elles soient , représentent-elles
quelque chose qui existe réellement au dehors? Voilà la
question que Kant se pose. Il déclare qu'il ne peut
la résoudre, ni négativement ni affirmativement. Il ne
trouve pas de preuves que ce que conçoit notre raison
représente quelque chose qui existe hors de nous ; c'est
par là qu'il termine la Critique de la raison pure. Par
conséquent, commençant la Critique de la raison pra-
tique, il ne peut pas admettre, ni qu'il y ait des êtres,
ni qu'il y ait des causes libres, ni qu'il y-ait des causes
soumises et astrein tes à l'obligation morale ou au devoir.
Il doit supposer qu'il ignore tout cela ; il ne doit
admettre que les plus purs concepts de la raison, et que les
pures idées de la raison. Et, par conséquent, s'il se pose
un problème, c'est avec ces concepts seuls qu'il doit
s'efforcer de le résoudre; car tout autre moyen
de solution lui est interdit. Voilà pourquoi, je le ré-


était dans une cause (car le mot cause comprend Mei
quelle .pète, Kant s'étant posé la question de savoir


comme je vous le montrerai tout à l'heure) la forme
de la détermination légitime, devait tirer la solutiog,
de cette question des seuls concepts de notre raison,
qui fussent relatifs à la question; il devait ne pas par
tir de la supposition qu'il y eût ou non des causes


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT• 275
pareilles ou quelque chose hors de nous qui répondît
réellement à ce que représentent cesconcepts. C'est donc
de l'analyse des deux concepts trouvés dans notre rai-
son : d'une cause, 2° de l'obligation morale ou du de--
voir, que Kant essaye de tirer la forme da la détermi-
nation légitime dans une cause libre. Comment y arrive-
t-il? C'est ce que je vais vous dire, ou plutôt vous redire.


Qu'implique l'idée de cause ? L'idée de cause est
l'idée d'une force qui est l'auteur des effets qui en
émanent. Or, si une cause est cela, il est impossible
qu'une cause ne soit pas libre, et qu'une cause ne soit
pas raisonnable. En d'autres termes, pour remplir l'idée
de cause, telle qu'elle est en nous, il faut absolument
ajouter à l'idée fondamentale de force l'idée de liberté
et l'idée d'intelligence. En d'autres termes encore, une
cause qui ne serait ni libre ni intelligente ne serait pas
une véritable cause. En effet, messieurs, soit une cause
qui ne serait pas libre, c'est-à-dire dontles actes se-
raient déterminés, non pas par elle-même, mais par
une force étrangère : n'est-il pas vrai que ces actes ne
pourraient pas lui être imputes? car si c'est elle qui les
produit, ce ne serait pas elle qui les déterminerait. Par
conséquent, ces actes ne lui appartiendraient pas; par
conséquent, cette cause prétendue ne serait qu'un véri-
table instrument; donc une cause, ou une force capable
de produire des effets, mais qui ne serait pas libre, c'est-


. ii-dire qui ne déterminerait pas par "elle-même leseffets
qu'elle produit, ne serait pas une cause complète, ne serait
q u'une cause imparfaite, ne serait pas une cause. Mais
à quelle condition une cause peut-elle non-seulement
produire, mais déterminer les effets qu'elle produit?
A Cette condition de comprendre, c'est-à-dire d'être
raisonnable et intelligente : car une cause aveugle est




276 VINGT-SEPTIEME LEÇON.
incapable de se déterminer par elle-même. Une cause
aveugle ne peut être déterminée à agir d'une façon
plutôt que d'une autre que par la volonté arbitraire
d'une cause extérieure, ou par les lois fatales aux-
quelles elle est soumise, lois qu'elle ne s'est pas don-
nées, qui viennent de la cause lui l'a faite , ce qui
rentre dans la première supposition : de manière que
l'idée de cause implique et l'idée de liberté et l'idée
d'intelligence, parce que l'idée de cause n'implique pas
seulement la production de certains effets, mais la prô-
duction de ces effets par une force qui veut les produire.
Le concept de cause, pour être complet, implique non-
seulement l'idée d'une force qui produit des effets, mais
l'idée d'une force qui se détermine elle-même à les pro-
duire, c'est-à-dire qui est libre et intelligente.


Maintenant ce n'est pas tout : de cause conte-
nant tous les éléments que je viens de vous dire, quelle
est la détermination propre, convenable, légitime, d'une
telle cause? Quelle est, en d'autres termes, la détermi-
nation conforme à la nature d'une telle cause? évidem-
ment c'est une détermination qui émane de la cause
elle-même, et non d'aucune impulsion extérieure. Et,
en effet, le jour où une cause serait déterminée à pro-
duire un effet en vertu d'une impulsion ou d'une action
extérieure, ce jour-là la cause d'un tel acte cesserait
d'être cause : car elle ne se déterminerait pas par elle-
même ; elle serait déterminée par autre chose ;
par conséquent, sa nature serait momentanément
abdiquée et abolie dans cet acte particulier; par con-
séquent, cet acte ne revêtirait pas la forme d'une
détermination légitime. Cette détermination en d'au-
tres termes, ne serait pas la détermination propre
de l'être qui l'a produite. Toute cause qui est d e-


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 277
terminée dans un acte cesse d'être cause ; elle de-
vient une pure force qui produit l'effet, mais qui ne
le détermine pas. Cette force n'est plus une cause ;
elle nt répond plus à l'idée de cause. Maintenant,
messieurs, qu'est-ce qui déterminera une . cause, dans
la véritable acception du mot , à produire certains
effets plutôt ,que certains autres? Ce ne peut pas être
une impulsion étrangère, une autre force ; car alors
elle cesserait d'être cause; et pourtant il faut que ce
soit quelque chose ; car, pour qu'une cause ou qu'une
force qui est libre soit déterminée à agir d'une façon
plutôt que d'une autre, il faut nécessairement que quel-
que influence l'y détermine. Cette influence ne peut
partir que d'elle; car, si elle part de quelque chose qui
n'est pas elle, dès lors la détermination devient étran-
gère à la cause, elle cesse d'être légitime, elle cesse
d'être la détermination propre de la nature même qui la
prend. Et pourtant il faut que la détermination légitime
et propre à une cause soit produite ; il faut qu'elle ne
le soit pas par quelque chose d'extérieur; il faut donc
trouver une influence qui parte de l'être, qui le laisse
libre et raisonnable, et qui pourtant soit efficace. Or,
cette influence, messieurs, ne peut être autre chose
que l'influence même de la vérité aperçue par la
cause elle-même en tant que raisonnable ; et, pour
(lue cette vérité agisse sur elle , il faut qu'elle soit
pratique, il faut qu'elle oblige. Entre un être raison-
nable et la vérité pratique, il n'y a d'autre influence
P ra tique que celle de l'obligation. Quand un être rai-
sonnable et libre, quand une cause, en un mot, conçoit
qu'elle doi t


faire une chose, elle conçoit que cette
chose est conforme à sa loi propre; elle s'impose sa
propre loi, et alors advient cette espèce de contrainte,




r-


278 VINGT-SEPTIÈME LEÇON.
qui n'est pas une véritable contrainte, et qui ne peut
pas se définir par un autre mot que celui qui l'exprime
dans toutes les langues : cette contrainte, c'est l'obli-
gation. Ceci peut paraître subtil; ceci, quand on réflé-
chit un peu à soi tout seul, paraît la vérité et l'évidence
même ; et ce qui rend difficile d'exprimer un pareil
effet, c'est sa simplicité, son évidence même. C'est que,
pour l'exprimer, il faut retomber dans ces mots con-
sacrés, et que ce sont ces mots qu'on essaye de définir
en essayant l'explication. Une cause véritablement cause
ne peut pas, sans cesser d'être elle-même, et sans tomber
dans l'hétéronomie, sans s'abdiquer elle-même, sans
abdiquer sa propre loi, ne peut pas être déterminée
par quelque chose d'étranger à elle. Elle ne peut être
déterminée que par sa propre loi. Or, la loi d'une
cause libre et raisonnable ne peut agir sur cette cause
libre et raisonnable que par l'obligation, seule es-
pèce de contrainte possible pour l'être qui comprend
sa loi, et qui est libre de l'exécuter ou de ne pas l'exé-
cuter.


Voilà donc une autre chose qui implique la détermi-
nation légitime d'une véritable cause. Elle implique que
cette détermination dérive d'un motif obligatoire; elle
implique que cette détermination dérive de la loi de
cette cause même, conçue par elle ; donc, messieurs, la
forme légitime de toute détermination d'une cause a
déjà ces deux caractères : que cette détermination ne
peut dériver d'une cause extérieure ; que cette détermi-
nation doit partir d'un motif obligatoire; car toutes les
fois que la cause déterminera légitimement, elle se
déterminera par la seule vue de sa propre loi comprise
par sa raison, et sa propre loi ne peut agir sur elle que
sous la forme d'obligation.


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 279
Messieurs, voilà un caractère négatif, qui est l'absence


de l'hétéronomie, pour me servir 'de l'expression de
Kant, et voilà un caractère positif, qui est l'obligation
dans le motif. Ce n'est pas encore tout. Kant remarque
que, la loi d'une cause raisonnable et- libre ne dérivant
et ne pouvant dériver que de la nature même, raison-
nable et libre, de cette cause (car toute loi d'un agent
est conforme à la nature de cet agent), il s'ensuit que ce
qui est loi pour une cause raisonnable et libre doit
apparaître à'cette cause raisonnable et libre comme loi
pour toute cause raisonnable et libre. Car, enfin, qu'est-
e(' qui fait que telle loi est la loi d'une-cause raisonnable
et libre? C'est que cette loi dérive de la nature d'une
causeraisonnable et 1 ibre. Par conséquent, ce qui convient
à une cause raisonnable et libre doit convenir comme loi
à toute cause raisonnable et libre. Par conséquent, la loi
d'un être, en supposant qu'il y en ait, intelligent et libre,
raisonnable et libre, n'est autre chose que la loi de tout
être raisonnable et libre; par conséquent elle doit ap -
paraît; e à la raison de cet être raisonnable et libre
comme article de législation universelle pour toutes les
causes raisonnables et libres; par conséquent, l'uni-
versalité dans le motif qui détermine la cause raison-
nable et libre est encore un des caractères de la déter-
mination légitime d'une telle cause. Ainsi l'obligation
est un de. ces caractères; l'universalité en est un autre;


- e t, enfin, l'absence d'une cause extérieure et étran-
gère à la nature même de l'agent en est un troisième.
Ce n'est pas tout. Kant . fait (nie remarque profonde et
qu'il faut vous signaler; car elle engendre une autre
découverte, toujours faite a priori, qui sort toujours du
Pur concept de la cause et de la cause raisonnable et
libre. Supposez une cause raisonnable et libre qui serait




280
VINGT-SEPTIÈME LEÇON.


1


soustraite complètement à toute autre action qu'à sa
loi propre : comme il n'y a rien de si naturel de la part
d'une cause que de suivre sa loi, jamais il n'y aurait,
de la part de cette cause, aucun sentiment d'effort pour
obéir à sa loi. Cette cause apercevrait sa loi; cette cause
userait de la liberté qui est en elle pour la suivre; mais
elle n'aurait jamais de lutte à soutenir contre une
influence étrangère, puisque, par hypothèse, nous sup-
posons que cette cause est à l'abri de toute influence
étrangère. Or, dans une telle situation, une telle cause
ne comprendrait pas sa loi comme obligatoire : cette
loi ne lui apparaîtrait pas sous la forme contraignante,
moralement contraignante, intellectuellement contrai-
gnante,






du devoir. Et, d'un autre côté, cet être ne senti-
rait pas sa liberté ; car, n'étant jamais tenté de s'écarter
de la loi, la suivant tout naturellement, n'ayant jamais à
résister à des influences étrangères, que nous suppri-
mons par hypothèse, le sentiment de la liberté ne serait
pas en lui ; cette liberté serait en lui virtuellement, mais
n'y paraîtrait pas sous une forme explicite : de manière
que l'idée de l'obligation, comme l'idée de la liberté, les-
quelles sont une conséquence nécessaire du concept de
cause, impliquent, non-seulement une cause, une vé ri


-table cause, mais encore une cause placée dans des
circonstances déterminées et non pas clans des circon-
stances quelconques, une cause placée dans des circon-
stances où elle soit soumise à l'action d'influences en
contradiction avec sa loi naturelle et pure. De manière
que, du concept d'obligation, du concept de liberté,
Kant tire, non-seulement tout ce qu'implique ce con-
cept dans la forme de la détermination, mis encore
tout ce qu'implique ce concept dans la situation de
l'être qui se détermine. Non-seulement une cause v o-


SYSTÈMJI: RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 281
lontaire et libre, ayant le sentiment de la liberté, de la
détermination légitime, a pour caractère, d'une part,
de ne pas obéir à une impulsion étrangère, et, d'autre
part, de n'être déterminée que par un motif obliga-
toire universel, qui nous apparaisse comme la loi com-
mune de toute cause raisonnable et libre; mais encore
elle a pour caractère d'être nécessairement placée dans
une situation où il y ait lutte entre la loi pure de la
cause et l'obligation que cette loi impose à la cause,
et des influences étrangères qui agissent contraire-
ment à cette loi, contrairement à l'obligation de cette
loi.


Voilà tout ce que Kant trouve dans le concept de
cause. Maintenant, analysant de même le concept d'o-
bligation, Kant n'a pas de. peine à , montrer, par des
raisons qui ne sont que la contre-partie de celles par
lesquelles il a tiré du concept de cause tout ce que ce
concept contenait et impliquait, que l'idée d'obligation
implique l'idée d'une loi qui agit sur la raison d'une
véritable cause, c'est-à-dire d'une cause raisonnable et
libre; que cette même idée d'obligation, qui implique
une cause raisonnable et libre et la loi de cette cause,
i mplique en même temps que cette cause obligée se
trouve dans des circonstances telles, qu'elle soit sou-
mise à l'influence d'autres forces, d'autres causes
qui agissent sur elle contradictoirement. C'est ce
qu e fait apparaître, avec le concept de cause, le concept
de devoir.


Il est démontré que là où il y a obligation, là il y a
une cause libre et raisonnable; que là où il y a une
Cause libre et raisonnable, -là la seule influence légi-
time est celle qui apparaît comme obligatoire ; que là
oit il Y a cette influence obligatoire sur une telle cause,




282
VINGT—SEPTIÈME LEÇON.


, cette influence apparaît comme universelle, comme la
loi de toute cause raisonnable et libre; que là non-seu-
lement il y a une cause raisonnable et libre, ,mais encore.
une cause qui est soumise à l'action de mobiles étran-
gers à sa loi : ce qui fait apparaître le caractère obliga•
Loire de cette loi, et ce qui fait apparaître en même
temps le caractère négatif de la liberté, qui est la lutte,
ou la résistance au motif hétéronome. Voilà, dans une
langue vulgaire, et non pas dans la langue hérissée
de termes techniques, qui est celle de Kant, une ana-
lyse des deux concepts de cause et de devoir, d'où
Kant tire la forme absolue de toute détermination lé-
gitime d'une cause. Quels sont, pour arriver à un
résultat précis et utile, les caractères ou le carac-
tère essentiel que devra avoir une détermination dans
une cause raisonnable et libre? Pour que cette détermi-
nation soit déclarée légitime par la raison a priori, il
faudra que cette détermination ait été purement dictée
par un motif obligatoire; il faudra en second lieu que
ce motif obligatoire qui l'aura dictée apparaisse à la
raison de la cause comme un article de la législation
universelle des causes, c'est-à-dire qu'il faudra que ce.
motif lui apparaisse comme ayant le droit d'exercer sur
toute autre cause réelle ou possible la même action obli;
gatoire qu'il exerce sur la cause même sur laquelle il
agit. Ainsi, l'obligation et l'universalité du motif, tels
sont les deux caractères par lesquels on peut recon-
naître la légitimité d'une détermination. Étant donnée
une cause, étant donnée une détermination dans le sein
de cette cause, il s'agit de démêler la détermination lé-
gitime d'avec les déterminations qui ne le sont pas. Le
moyen est simple, car nous connaissons ce qui doit être
dans une cause la forme de toute détermination légitime.


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT , 283


Empruntons à cette détermination a 'priori, à cette
forme, ses caractères essentiels, les plus aisés à recon-
naître. Il y en a deux : l'obligation dans le motif et l'u-
niversalisation possible de ce motif. Examinons avec ce
double criterium les différentes déterminations qui se
passent dans cet être donné, qui est une cause raison-
nable et libre. Voyons, d'une part, si telle détermination
a été dictée par un motif qui soit obligatoire, et qui,
par conséquent , puisse être universalisé, et devenir un
article de législation pour toute autre cause raisonnable
et. libre. Une telle détermination est légitime, conforme
à la nature donnée de cette cause. Y a-t-il une autre
détermination dont le motif ne porte pas ces deux ca-
ractères? soyez sûrs que cette détermination n'est pas
une détermination légitime, moralement prise, qui con-
vienne à la nature propre de cette cause. Voilà jusqu'où
Kant a conduit cette analyse a priori des deux concepts
de cause libre et de devoir ; voilà quel criteri•m
lui a donné , lequel étant appliqué ' à un être libre, s'il
existe un pareil être, va démêler quelles sont les déter-
minations légitimes, lesquelles ne le sont pas, par con-
séquent lesquelles sont selon la loi de cet être et les-
quelles lui sont étrangères. Mais jusqu'ici Kant a fait
tout cela •a, priori, sans s'informer s'il existait des causes
pareilles. C'est après qu'il a construit l'idéal de la déter-
min ation légitime, qu'il en a critiqué la méthode, pour
démêler au sein d'une cause libre les déterminations
légitimes et celles qui ne le sont- pas, qu'il arrive à se
demander : Y a-L- il ou n'y a-t-il pas des êtres volon-
taires, raisonnables et libres? Y a-t-il ou f1',7 a-t-il pas
des causes? Kant, descendu de ces hauteurs métaphy-
siques, découvre en lui des faits, un certain nombre de
fans, c'est-à-dire un certain nombre de concepts parti-




284 'VINGT-SEPTIÈME LEÇON.
cuillers qui précèdent, qui enveloppent, qui expriment,
si vous le voulez, un certain nombre d'actes, de déter-
minations que nous prenons réellement, et il analyse
ces concepts particuliers, qui, étant particuliers, con-
tiennent, non plus seulement la partie 'Lformelle, mais
encore la partie matérielle; car tout concept particu-
lier est concret, c'est-à-dire composé de matière et
de forme. Je vous ai expliqué ce que Kant entendait
par là.


Les concepts que Kant vient d'examiner sont purs,
c'est-à-dire ne contiennent que la forme, ne contien-
nent pas la matière, parce qu'ils ne sont pas concrets,
et parce qu'ils sont déjà des abstractions de concepts
concrets. Maintenant, tombant dans le monde des faits,
des réalités, il rend compte des concepts particuliers,
c'est-à-dire des concepts concrets, c'est-à-dire des con-
cepts qui sont mêlés de forme et de matière. Vous allez
voir maintenant., — je l'avais négligé dans la dernière
leçon, — comment,' analysant ces concepts concrets, y
appliquant les conséquences qu'il a tirées des concepts
abstraits, il en tire la loi.


Dans l'homme, tel qu'il est, les conceptions qu'on
appelle morales, les idées morales, ne se produisent
qu'à propos des circonstances au milieu desquelles
l'homme se trouve, et des actions qu'il est amené à
faire dans ces circonstances, et des déterminations qu'il
est conduit à prendre pour arriver à faire ces actions.
C'est comme cela que les choses se passent. L'enfant,
quand la raison vient, ne commence pas par spéculer
sur le bien et sur le mal , sur la forme légitime ou
gitime des déterminations, pour arriver ensuite à agir.
Les choses ne se passent nullement ainsi; l'enfant se
trouve au milieu d'une foule de circonstances qui, en


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 285


agissant sur lui, le sollicitent à agir pour sa part ; il
conçoit un motif d'agir pour chaque cas particulier, et


Il n'Y a pas une seule détermination de la nature hu- •
il se résout.


maine dans une seule circonstance donnée qui ne soit
précédée, enveloppée d'une conception de l'intelligence,
petite ou grande. Cela met sous les yeux de l'observateur
une foule de conceptions qui sont dites morales, parce
qu'elles président à l'action. Il s'agit de savoir ce que
contiennent ces concepts, à combien d'espèces il peuvent
être ramenés. Quelquefois les préceptes particuliers,
concrets, qui précèdent la détermination contiennent la
formule obligatoire, quelquefois ils ne la contiennent
pas. Ainsi , pour prendre un exemple que j'ai déjà cité
dans ma dernière leçon, on m'a confié un dépôt. Ce
depôt, on me l'a confié dans des circonstances déter-
minées ; moi, je suis aussi dans des circonstances déter-
minées ; les héritiers de celui qui me l'a confié, qui est
mort, sont dans des circonstances déterminées ; ils sont
riches, je suis pauvre ; personne ne sait que ce dépôt
m'a été confié : voilà une foule de circonstances qui
forment la matière du concept ; elles sont accidentelles,
contingentes; elles peuvent être ou n'être pas. Quand
j'arrive à voir ce que j'ai à faire, je conçois que je dois
le rendre. Messieurs , ici apparaît la forme du concept ;
car vous pouvez éliminer toutes ces circonstances, les
remplacer par d'autres ou ne pas les remplacer du
tout; il restera toujours cette forme : Tu dois rendre ce
dépôt.


Voici un exemple dans un autre cas. Je me sens en-
Irafné à faire un acte qui me causera un très-grand
plaisir; je sens en même temps qu'en faisant cet acte
qui me fera un très-grand plaisir, je ferai tort à quel-




286 VINGT-SEPTIÈME LEÇON.
qu'un. Je me détermine à faire l'acte. Quand je m'y dé-
termine, il se passe dans ma tète un certain nombre
d'idées qui forment aussi un concept. La forme de ce
concept, séparée de sa matière, se trouve être : cherche
ton plaisir, tout comme dans l'autre cas elle était : rends
le dépôt. Je citerais des milliers de cas, et chacun
de ces cas particuliers me fournirait un concept qui
contiendrait-également une partie matérielle et puis
une forme qui est cela même qui me détermine;
car les circonstances particulières dans chaque cas
peuvent bien contribuer à amener une certaine forme
plutôt qu'une certaine autre; mais c'est toujours la
forme qui me détermine. Ce qui me détermine dans
le dernier cas que j'ai cité, ce ne sont pas les circon-
stances précisément qui me conduisent à cette formule:
cherche ton plaisir ; mais c'est cette formule elle-mêmt;
c'est en vue du plaisir que je me suis déterminé; dans
l'autre, c'est en vue de l'obligation que je me suis senti
tenu à rendre le dépôt. Chaque concept complet qui
s'accomplit en nous au moment où nous prenons une
détermination particulière peut être décomposé en
deux parties : la partie matérielle d'un côté et la partir
formelle de l'autre. Eh bien l ce qui nous détermine
véritablement, c'est la partie formelle. C'est donc la
partie formelle qui est notre motif; c'est à elle qu'il
faut appliquer le double criteriuni découvert par Kant,
au moyen duquel nous verrons si notre détermination
est légitime dans un cas, ou ne l'est pas; et de même
dans tous les autres. Eh bien t appliquez à la forme
commune à une foule de concepts concrets particu-
liers : cherche' ton 'plaisir, le double criterium de Kant,
et voyez si ce double criterium convient à cette forme:
Non; car, d'une part, je ne me sens pas obligé a


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE 1)E KANT. 287
chercher mon plaisir. D'un autre côté, essayez d'élever
à la hauteur d'un article de législation universelle et ab-
solue pour toutes les causes libres et intelligentes cette
forme : cherche ton plaisir, c'est-à-dire, la loi d'une cause .
libre et intelligente est de chercher son plaisir, vous ne
trouverez pas que cette législation soit une véritable lé-
gislation. En effet vous pouvez citer mille cas, à l'aide de
votre simple bon sens, où il est évidemment contraire à
la nature, à ce qui convient à une cause raisonnable
et libre, de chercher le plaisir. Je puis placer ces causes
clans une foule de circonstances où le sentiment uni-
versel les condamnera si elles suivent la loi : cherche ton
plaisir. Personne au monde ne peut douter de cela.
Essayez d'appliquer le crilerium à la forme de l'exemple
concret : tu dois rendre le dépôt; vous voyez que la forme
même vous indique que tout le monde sait que cette
pensée vous apparaît sous la forme obligatoire. Ensuite •
rien ne s'oppose dans votre loi à cette autre maxime de
législation : tort homme à qui l'on a confié un dépôt
doit le rendre ; quelle que soit la nature des conditions
particulières sous lesquelles cette forme puisse appa-
raître, elle a toujours raison. Vous pouvez écrire har-
diment cela dans une loi. N'ayez pas peur qu'il se ren-
contre un cas où cette loi ne s'applique pas. Ainsi, à
l'aide du double criterium trouvé par Kant par l'ana-
lyse qu'il a faite de certains concepts a priori, je puis
démêler, parmi les déterminations que je prends, les-
quelles sont légitimes, lesquelles conviennent à ma
nature de cause raisonnable et libre, et lesquelles me
sont dictées par une influence étrangère à cette nature,
sent par à in conmséoqusent à une influence que je ne dois pasb


de m'abdiquer moi-même. Les unes
'n'appartiennent et sont les articles de ma loi propre ;




288 VINGT-SEPTIÈME LEÇON.
les autres sont les articles d'une loi qui n'est pas la
mienne, et que je ne puis pas m'appliquer sans cesser
d'être une cause raisonnable et libre. De même que je
puis, à l'aide de mon double CriteKliiii, au milieu de
mes déterminations ou de celles de mes semblables, dé-
mêler celles qui sont ou non légitimes; de même je
puis, avant de me déterminer, m'en servir comme d'une
loi pour me rendre compte de ce que je vais faire, pour
démeler si ce que je vais faire est légitime ou non,
enfin pour éviter les déterminations illégitimes et me
contenir dans les déterminations légitimes. Quand je
suis sur le point de me décider pour savoir si la
détermination sera légitime, si je dois la prendre,
je n'ai qu'à appliquer à mon motif les deux criterium
trouvés par Kant; alors je verrai si ces déterminations
font partie de ma loi propre, ou si en leur cédant je
tombe dans l'hétéronomie. Vous voyez que c'est à la
fois une loi théorique et une loi pratique : une loi théo-
rique pour juger, une loi pratique pour agir. Vous
voyez qu'à l'aide de ce double criterium je puis dé-
terminer avec un peu de patience tous les articles de la
loi morale; car, en expérimentant à l'aide de ce double
criterium sur une foule de déterminations, en me pla-
çant dans toutes les hypothèses clans lesquelles l'homme .
peut se trouver placé, je parviendrai à déterminer tous
mes devoirs.


De ces deux criterium, il y en a un beaucoup plus sûr
que l'autre. Vous remarquerez que tous les deux s'im-
pliquent dans la vérité des choses, c'est-à-dire qu'un
motif ne peut pas étre obligatoire sans être universel,
et qu'il ne peut pas être universel sans être obligatoire.
Ces deux caractères se présupposent nécessairement
l'un l'autre; mais il y en a un qui est plus capable de


SYSTÈME RATIONNEL. - CRITIQUE DE KANT. 289
nous tromper, tandis que l'autre en est incapable. En
effet, messieurs, nous pouvons, et l'expérience nous le
prouve, dans certaines circonstances regarder comme
notre devoir certaines choses qui ne le sont pas, et qui
quelquefois lui sont contraires.


En effet, qu'est-ce qui fait, au véritable fond des choses,
qu'une chose nous apparaît comme notre devoir? C'est
qu'elle fait partie de notre véritable bien. Or, les intelli-
gences humaines ne sont pas toujours assez libres de
toute influence extérieure, elles rie sont pas toujours
assez développées, pour apercevoir leur véritable bien
et ne jamais se tromper sur ce qui en fait partie. Vous
pouvez apercevoir, comme l'a fait l'assassin .de Henri 1V,
qu'une chose est votre devoir, qui véritablement ne l'est
pas. Il y a sujet à erreur quand on applique aveuglé-
ment le criterium du devoir ; mais il n'y a pas cause
d'erreur quand on applique le second criterium, le cri-
terium de l'universalisation. Tout homme qui, avant
d'agir, éprouve le motif qui va le déterminer, et l'éprouve
froidement d'après ce criterium, ne peut guère manquer
de démeler si son motif est légitime ou s'il ne l'est
pas. En effet, ce n'est pas facilement qu'un motif qui
n'est . pas légitime, qui, par conséquent, n'est pas sus-
ceptible d'être appliqué comme article de législation
universelle de tout être raisonnable et libre, se laisse
miiversaliser.I1 ne se laisse pas universaliser ; et si, pre
liant la forme de son concept particulier, l'assassin de


• Henri IV eût essayé d'élever ce concept à un article de
législation universelle, sa raison n'y aurait pas consenti.
Quelle que soit la matière, c'est-à-dire quelles que soient
les circonstances passagères où je me trouve, il ne peut
pas arriver un cas où je puisse universaliser celte maxime,
qu'on peut tuer un homme qui a fait telle ou tellen




290 VINGT-SEPTIÈME LEÇON.
car en supprimant la matière, il en résulte ce concept
universel, ou plutôt qui se refuse à l'être : on peut tuer
son semblable.


Je sais, messieurs, qu'il n'y a pas de pratique morale
sans écueils; je sais que la raison, démêlant mal la vé-
ritable nature du motif qui cherche à la déterminer, et
posant ce motif sous tels termes plutôt que sous tels au-
tres, peut aussi, même avec son criterium, se tromper.
Mais cela tient à la nature éternellement peccable de
notre intelligence. Tout ce qu'on peut dire, et tout ce que
peut espérer d'atteindre le moraliste, c'est que cette
règle pratique, quoique sujette à tromper, est infiniment
plus sûre que le criterium de l'obligation, quand on
dégage bien véritablement la forme du concept; concret,
dans le cas particulieur où l'on se sert de ce moyen unique.


Quoi qu'il en soit, je ne suis pas tenu à défendre les
résultats de Kant, je ne suis tenu qu'à vous les faire
connaître, et les voilà.


Vous voyez, messieurs, et toute sa marche, et le but,
et le résultat qu'il atteint.


Maintenant il est nécessaire de rappeler en l'éclair-
cissant, comme je viens de le faire pour ce premier
point, un autre point grave de la morale de Kant, et
qui fait l'objet de la seconde partie de la Critique de la
raison pratique, qu'il appelle la dialectique.


Vous remarquerez que, dans ce que je viens de dire,
Kant prend certains concepts purs, formels ; puis il les
analyse, il en tire des conséquences. Puis, ces consé-
quences obtenues, il prend d'autres concepts, mais qui
sont Concrets, qui ne sont pas-purs, qui ne sont pas
purement formels, qui sont formels et matériels parce
qu'ils sont particuliers. Toute cette première partie est
analytique ; et il a ses raisons de l'appeler analytique.


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 291
Maintenant il passe à une deuxième partie qu'il ap-


pelle dialectique. Je vais vous dire quel est son but et
quel est le résultat qu'il obtient dans cette deuxième par-
tie de la Critique de la raison pratique. Tarit que Kant
s'est borné à rester dans la sphère rationnelle, à y
prendre connaissance des concepts qui s'y rencontrent,
et à les analyser, tout ce qu'il a tiré de cet examen et
de cette analyse n'a pas plus d'autorité que ces concepts
eux-mêmes. Ces concepts sont purement subjectifs, pour
me servir de sa langue, c'est-à-dire que ce sont les con-
cepts d'une raison particulière, d'une raison qui est la
faculté d'un être ou d'un sujet particulier. Les concepts
donnés, les conséquences de ce que Kant y trouve sont
curieuses ; mais comme les concepts n'ont qu'une va-
leur subjective , les conséquences elles-mêmes n'ont
qu'une valeur semblable. Ainsi, le concept d'une cause
est le concept d'un être ou d'une raison particulière : il
n'a qu'une valeur subjective. Il est bien vrai que, ce
concept étant donné, il s'ensuivrait rigoureusement
tout ce que Kant en tirerait ; mais, le concept n'ayant
qu'une valeur subjective, les conséquences n'ont qu'une
valeur subjective. Ainsi nous sommes dans le subjectit,
par conséquent dans le scepticisme, quand nous nous
bornons à tirer des conséquences des concepts que
nous examinons ; nous sommes toujours dans la raison
pure, sauf que les concepts que nous examinons sont
des connaissances pratiques. Ainsi, quoiqu'il y ait dans
notre raison des concepts concrets de causes, et qu'il
soit vrai que, s'il y avait des causes, il s'ensuivrait telle
ou telle chose, rien ne démontre qu'il y ait des causes.
Quoiqu'il y ait dans notre raison le concept d'obligation,
et qu'il soit vrai que, s'il y avait des êtres obligés, il s'en-
suivrait telle ou telle chose, il ne s'ensuit pas cependant




292 VINGT-SEPTIÈME LEÇON.
qu'il y ait des êtres obligés, et que cette loi obligatoire
soit réalisée quelque part. Si nous voulons sortir de là,
ilfaut tâcher de sortir du subjectif pour passer et arriver
à l'objectif, c'est-à-dire il faut arriver à juger que tout
cela, qui n'est que possible, est pourtant réel. Or,
messieurs, ce passage, Kant l'opère, quant à ce qui re-
garde les concepts moraux.


Et, en effet, je n'ai pas besoin de sortir de moi-même,
c'est-à-dire de sortir du sujet raisonnable qui a ses con-
cepts que j'analyse, je n'ai pas besoin de sortir de moi-
même pour y découvrir : 1° une cause libre ; 2° des
obligations réelles et positives. Et, en effet, sans sortir
du sujet, l'observation me donne, dans ce sujet même,
une cause réelle, Qu'est-ce que le sujet moi? C'est une
cause raisonnable et libre. Sans sortir non-seulement du
sujet, mais même de la raison, c'est-à-dire d'une cer-
taine faculté du sujet, celle-là même qui a des concepts
universels, j'y trouve à chaque instant ce précepte Tu
dois faire telle chose; tu es obligé à telle chose ; ceci est
obligatoire; fais telle chose. En un mot, j'y trouve à chaque
instant ce que Kant appelle l'impératif catégorique, c'est-
à-dire le devoir. Je n'ai pas même besoin de sortir de la
sphère de la raison, c'est-à-dire de la sphère d'une fa-
culté particulière du sujet moi, pour y trouver le fait d'une
obligation réelle conçue. J'y trouve bien plus : une cause
ou un agent volontaire, libre et raisonnable. Ainsi, il n'en
est pas des concepts moraux comme de tous les autres
concepts de la raison pure. Pour les autres concepts de
la raison pure, nous ne pouvons pas savoir s'il y a quel-
que part dans l'univers quelque chose que ces concepts
représentent. Pour cela, il faudrait que nous cessassions
d'être le même individu, que nous sortissions de nous-
mêmes, que nous allassions visiter au dehors, s'il était


SYSTÈME RATIONNEL: — CRITIQUE DE KANT. 293
possible, les objets conçus par notre raison particulière.
Mais, quant aux concepts moraux, les possibilités qu'ils
expriment se trouvent réalisées clans les cas particuliers
du moi, c'est-à-dire du sujet, en sorte que le moi n'a
pas besoin de sortir de soi-même pour trouver qu'il 'y
a effectivement dans l'univers quelque chose qui cor-
respond à ses concepts. Sans sortir de la sphère du su-
jet, en fait, moi, qui suis le sujet, je me sens obligé, et,
de plus, je me sens une cause. Par conséquent, il y a
dans ce vaste univers un être qui est une cause, et qui,
de plus, se sent obligé. Kant ne s'inquiète pas de savoir
s'il y en a d'autres, du moins pour le moment. Tout à
l'heure vous verrez comment il reconstruit tout. Son
point de départ, c'est le moi ; il trouve dans le moi la
réalisation, dans un cas particulier, des êtres moraux:
car il trouve un être qui se sent obligé. Mais tel est le
scrupule de Kant dans la rigueur de ses déductions,
qu'il ne veut pas même accepter comme fait l'existence
d'une cause libre. Pourquoi né veut-il pas l'accepter?
C'est qu'il faut, non pas sortir du sujet, pour trouver,
en fait, un moi libre et raisonnable, mais il faut sortir
de la sphère de la raison, et il n'a pas besoin d'en sortir
pour arriver à la réalisation, dans un cas particulier,
d'un de ses concepts. Il en a assez d'un pour les avoir
tous, puisqu'un les contient tous. Dans la sphère de
ma raison, je me dis à chaque instant ; Je dois faire
cela, c'est-à-dire je me sens obligé. Aurais-je besoin
d'arriver à la sphère de la conscience, c'est-à-dire de
l 'observation interne, pour trouver le moi libre ? Je
n'ai pas besoin de passer de la raison à la conscience,
c'est-à.-dire de la faculté qui conçoit en moi à la faculté
qui sent en moi, pour trouver une cause raisonnable et
li bre ; car, dans le sein, dans la sphère de ma raison, je




294 VINGT-SEPTIÈME LEÇON.
me sens obligé, je me dis : Ceci est mon devoir ; ceci
n'est pas mon devoir. Dès lors, sans m'inquiéter,n l


sans


sortir du cercle du subjectif, on peut trouver aussi
une cause libre ; et Kant, qui a montré que l'obligation
ne pouvait exister qu'à la condition de la liberté dans
la cause obligée, en conclut logiquement que je suis
une cause libre, puisque je me sens obligé. Il passe
donc par le raisonnement, dédaignant de le luire par
l'observation, du fait que je me sens obligé à cet autre
fait que je suis libre, c'est-à-dire que je suis une cause.
Si je suis obligé, si je suis une cause, il s'ensuit bien,
d'après la méthode de Kant, que ma loi à moi, c'est
la loi pure de la raison, qui se manifestera dans chaque
cas particulier, par l'obligation d'une part, et par la
possibilité d'être universalisée de l'autre. Il n'y a pas de
doute, en morale, quand bien même rien n'existerait
que moi, quand il n'y aurait ni Dieu ni hommes d'au-
cune espèce, que je n'en serais pas moins, comme être
raisonnable et seul dans ce monde , obligé de suivre
ma loi, c'est-à-dire de n'agir jamais que par un motif
obligatoire d'une part, et susceptible d'être universalisé
de l'autre.


Voilà la morale soustraite au scepticisme universel de
la Critique de la raison pure.


Maintenant, ce point solide trouvé, Kant y trouve
mit, c'est-à-dire qu'il refait Dieu, et, moyennant Dieu,
tout le reste. C'est absolument le procédé de Descartes.
Seulement, Descartes ne débute pas par la morale pour
arriver à construire le monde qu'il a mis en doute; il
le fait métaphysiquement.


Qu'est-ce que Kant reconstruit avec ce point solide
mis à l'abri du scepticisme? Vous allez le voir. Il y a
dans notre raison un concept dont je n'ai .pas encore


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 295
parlé, et dontKant ne parle que quand il arrive au point
où mon exposition est arrivée. Ce concept est le concept
qu'il appelle le concept du souverain bien, ou ce con-
cept avec lequel la raison comprend comme nécessaire•
ment unis l'un à l'autre, la vertu d'une part, le bon-
heur de l'autre, l'une comme principe, l'autre comme
conséquence.


C'est ce que nous appelons, dans notre langage, le
jugement de mérite et de démérite. Ainsi, Kant trouve
dans la raison pure un concept qui unit, dans un juge-
ment synthétique, la vertu ou l'accomplissement de la
loi morale au bonheur, c'est-à-dire à la jouissance de la
félicité. Messieurs, ce concept est tout aussi absolu que
tous les autres concepts de la raison pure, et il s'ensuit
rigoureusement que, si par hasard il y a quelque part un
être moral, un être placé clans la circonstance où sa
liberté est obligée, cet être, placé dans les conditions
de la vertu, s'il est vertueux, méritera le bonheur. Tout
cela est vrai à priori, quand même il n'existerait aucun
être. Or, messieurs, Kant a trouvé, sans sortir du sub-
jectif, que nous étions un sujet placé précisément dans
cette circonstance, c'est-à-dire, placé entre notre loi
propre, que nous concevons, ou notre raison, qui nous
oblige, et d'autres influentes étrangères à cette loi,
q ui nous sollicitent dans un sens contraire. En sorte
que la vie, pour nous, est une lutte dans laquelle nous
Pouvons abandonner notreloi ou y rester fidèles, c'est-à-


- dire n'être pas ou être vertueux. Précisément parce que
l a vie est cela, la vie ne peut pas contenir la conciliation
et l'accord du bonheur et de la vertu : conciliation ac-
cord qui est pourtant proclamé par un principe néces-
saire de notre raison. Et, en effet, toutes les fois que je
sacrifie à la loi de la raison une impulsion opposée de ma




296 VINGT-SEPTIÈME LEÇON.
sensibilité, c'est-à-dire ce que l'on appelle le plaisir,
c'est-à-dire ce que l'on appelle l'intérêt, il se passe en
moi un double phénomène. D'une part, j'éprouve une
satisfaction ou un certain plaisir d'être resté fidèle à ma
loi ; de l'autre, ma sensibilité est profondément blessée,
parce que ses plus chers désirs ont été sacrifiés : de ma-
nière que je suis dans un état à la fois agréable et
triste. J'éprouve un plaisir qui, étant mêlé de douleur; est
triste et austère, et c'est ce plaisir que Kant considère
comme le type du sublime. Il appelle cela le sentiment
du sublime, et c'est celui que produit stir lui-même et sur
les autres l'homme vertueux. Cet état qui peut paraître
sublime aux autres, ne peut nous donner qu'un plaisir
qui soit triste et austère ; cet état n'est pas le bonheur ;
ce n'est pas ainsi que nous entendons le bonheur. De
plus, il est parfaitement démontré par la constitution
de ce monde qu'en supposant même que nous fissions
tous nos efforts pour atteindre le bonheur, nous le l'at-
teindrions pas, parce que d'une part il n'est pas dans ce
monde, ou qu'il n'y est qu'incomplet, et que d'uneautre
part, en poursuivant ce bonheur aux dépens dela vertu,
nous n'éprouverions pas la félicité qui suit la vertu et
qui seule est le bonheur, lequel ne peut être obtenu quo
par la vertu même. De façon que, de quelque manière
que nous nous y prenions, le bonheur n'est pas de ce'
monde. Cependant la vertu le mérite; cependant il y
a une union nécessaire entre la vertu et le bon heur.-
lia vertu mérite le bonheur, c'est-à-dire doit venir
avant ; niais il est juste et nécessaire que le bonheur lui
soit accordé après. Or, il faut que ce qui est nécessaire
arrive, c'est-à-dire qu'il faut que cette union, que cette
dépendance du bonheur et de la vertu, soit réalisée,
Elle ne l'est pas en cette vie, elle doit l'être dans une


SYSTÈME RATIONNEL. — CRITIQUE DE KANT. 297
autre. Donc il y a une autre vie. Or, qui est-ce qui peut
réaliser cette vie? celui qui peut changer la con-
dition actuelle, nous transporter dans une autre, un
être tout-puissant, juste, moral, intelligent. Donc Dieu
existe, non pas le Dieu métaphysique, mais le Dieu
moral, ce Dieu moral tiré, non pas de la métaphysique,
comme il l'est dans Descartes, mais de l'élément moral
de la nature humaine. Tout ce qui importe à l'homme
dans le monde, à sa croyance, est rétabli d'une manière
ferme, savoir : lui-même, la loi morale, ce qu'il doit
faire dans cette vie, une autre vie, et Dieu. Il n'en faut
pas davantage au coeur de l'homme, et le scepticisme
peut bien planer sur le reste sans troubler pour cela la
condition et le bonheur de la vie, le seul bonheur qu'on
puisse avoir dans cette vie.


Voilà la reconstruction des choses qui importent par
la morale à laquelle aboutit Kant; et, c'est là ce qui com-
plète son système et ce qui le conduit à la sphère reli-
gieuse. -Vous voyez en même temps l'union de la sphère
morale et de la sphère religieuse.


Voilà, messieurs, la véritable répétition de l'exposi-
tion que j'ai donnée déjà dans la dernière leçon. C'est
une chose à laquelle je tenais, parce que la morale de
Kant a une physionomie toute particulière, et que nous
aurons plus tard l'occasion d'apprécier ce qu'il y a de
judicieux et en même temps ce qu'il peut y avoir de dé-
fectueux dans cette doctrine. Je tenais beaucoup à vous
fai re connaître d'une manière nette les point s principaux
de la morale (le Kant. Vous sentez que tous les détails
out été sacrifiés, et que je prends uniquement les soin-
mités.


Si vous voulez que je vous dise maintenant en deux
mots mon opinion sur le système moral de Kant, la




298 VINGT-SEPTIÈME LEÇON.
voici : C'est que tout en admettant tout ce que Kant
admet, il reste dans son système une question à ré-
soudre, qui est précisément celle qui nous intéresse :
c'est celle de savoir en quoi consiste le bien. Kant nous
donne, il est vrai, un moyen de discerner ce qui est bien
de ce qui est mal. Mais remarquez qu'en appliquant cc
criterium, nous reconnaîtrons bien dans chaque cas
particulier ce qui est bon et ce qui est mauvais, le motif
légitime et le motif illégitime ; mais il restera à s'élever
à l'idée même du bien, c'est-à-dire à tirer, de toutes
les choses particulières, déclarées bonnes par le criterium
de Kant, l'idée même du bien. Et, ne croyez pas, mes-
sieurs, que de ce que, dans une foule de circonstances
particulières et clans toutes les circonstances possibles
même, vous aurez tiré, de l'application du crilerium, de
Kant, la connaissance de toutes les choses particulières
bonnes, vous aurez, par cela seul, l'idée du bien.
Non, et la preuve, c'est que chaque individu distingue à
merveille le bien du mal dans des circonstances données;
il n'y a pas un homme un peu développé, un peu éclairé,
qui hésite beaucoup, dans les différentes circonstances
de la vie, à distinguer ce qu'il doit faire de ce qu'il doit
éviter. S'ensuit-il pour cela que ces hommes, qui distin-
guent. si bien dans les cas particuliers, sachent la lin
définitive de l'horinne, c'est-à-dire le bien, et quel rap-
port il y a entre le bien absolu, ou cette fin, et les diffé-
rentes choses bonnes dans la pratique, et qui pourtant
ne sont bonnes que par leur rapport avec le bien? Kant
est admirable dans la description des faits intérieurs,
des formes, comme il dit, de la détermination morale.
Il aboutit à un criterium excellent pour déterminer dans
les cas particuliers ce qui est bon ét ce qui est mauvais,
par conséquent ce qui doit être fait et ce qui ne doit pas


SYSTÈME RATIONNEL . — CRITIQUE DE KANT. 299


l'être . Mais il laisse incertaine, indécise, l'idée du bien,
et c'est dans la détermination de l'idée du bien que gît
au fond la solution du problème moral : car ceigne nous
devons faire, c'est ce qui est bien. Par conséquent, pour
comprendre dans ses racines et dans ses sources le de-
voir, il faut avoir compris le bien : là est toujours le
problème. Tant qu'on ne l'a pas résolu, on n'a pas ré-
solu cette question qui est la plus haute de toutes.


La morale de Kant n'est donc pas complète.




VINGT-HUITIÈME LEÇON.


VUES THÉORIQUES.


MESSIEURS,


Je suis parvenu à la partie la plus difficile des prolé-
gomènes de ce cours. Jusqu'à' présent j'ai exposé les
idées des philosophes sur le p roblème moral, et j'ai
soumis des idées à la critique des faits. Cette double
lâche n'exigeait que de la patience et une pénétration
ordinaire. En les étudiant avec attention, il est toujours
possible de comprendre les systèmes des philosophes;
avec un peu d'intelligence, de rectitude dans l'esprit,
on peut toujours démontrer en quoi ces systèmes répu-
gnent aux faits de la nature humaine et de l'histoire
sociale. Je n'ai donc rien tint jusqu'ici qui présentât de
bien graves difficultés. La tâche que j'ai maintenant à
remplir est beaucoup moins aisée : ce n'est rien moins
qu'un système sur le principe fondamental dela morale
que je dois vous soumettre, un système tel, qu'il résiste
aux épreuves auxquelles nous avons vu ceux des ph ilo


-sophes succomber. Il faut que ce système remplisse deux
conditions : la première, de sortir avec évidence des faits
moraux que je vous ai exposés; la seconde, de fournir
un principe si vrai, et une méthode si puissante, qu'en
les appliquant à toutes les situations possibles dans les-*


VUES THÉORIQUES. 301
quelles l'homme peux se trouver, nos devoirs et nos
droits dans chacune de ces situations en découlent avec
évidence et naturellement. Si je me trompe dans la solu-
tion que je dois vous soumettre, il y paraîtra quand je
serai obligé de tirer avec rigueur de cette solution les
devoirs de l'homme envers lui-même, envers ses sem-
blables, envers Dieu et les choses; mais, bien avant que
nous la soumettions à cette épreuve, -sa fausseté, si
elle n'est pas juste, vous sera révélée, préparés, comme
vous l'êtes, par la_connaissance que je vous ai donnée
des faits moraux de notre nature, et par la critique que
nous avons fait subir, au nom de ces faits, aux systèmes
des philosophes précédents. Aucun de ces systèmes ne
nous a satisfaits, et maintenant il faut que je vous en
présente un qui le fasse. Il y aurait plus que de la témé-
rité à ne pas s'effrayer d'une :elle entreprise,
études mêmes qui nous en ont. fait comprendre les diffi-
cultés ne nous avaient pas, en même temps, préparés
à les surmonter. En effet, grâce à ces études, la
question est parfaitement dégagée; les faits qui doivent
la résoudre ont été analysés; les écueils où ont échoué
les philosophes sont signalés; une foule de méprises où
ils sont tombés, faute d'avoir fait certaines distinctions,
sont désormais impossibles pour nous. Entrons donc
avec courage en matière, messieurs; seulement n'ou-
bli ez pas que la question est très-complexe, et que je
serai forcé d'en démêler les éléments l'un après l'autre ;
veuillez clone ne pas vous hâter de juger; attendez que
m a pensée soit complète avant de prononcer : c'est là
la seule espèce d'indulgence que j'aie le droit de récla-
mer, et que je vous demande.


Je vous l'ai dit, messieurs, le problème dont il s'agit
de trouver la solution se pose toutes les fois que, dans




I


302 VINGT-HUITIÈME LEÇON.
un cas particulier, nous avons à prendre une déterrai.
nation morale. Chaque jugement moral que vous portez,
chaque détermination morale que vous prenez, en im-
plique la solution. En effet, vous ne prenez une déter-
mination morale dans un cas particulier qu'à la con•
dition de juger, dans ce cas particulier, ce qui est bien
et ce qui est mal ; mais vous ne pouvez démêler ce qui
est bien de ce qui est mal, dans ce cas particulier, qu'à
la condition de savoir ce que c'est que le bien et ce que
c'est que le mal, et vous ne pouvez savoir ce que c'est
que le bien, ce que c'est que le mal, sans avoir émis une
idée sous le mot bien. Or, cette idée est précisément ce
que toutes les morales cherchent, et ce que nous cher-
chons nous-mêmes ; cette idée est justement la solution
du problème moral. Chaque concept moral, pour nie
servir du langage de Kant, chaque jugement, chaque
détermination morale particulière, pour me servir d'un
langage plus vulgaire, contient donc le problème moral
tout entier, et en implique la solution. Quiconque
pourrait dire à quel titre, dans un cas particulier, il
décide que telle conduite est bonne et telle autre mau-
vaise, pourrait dire en même temps ce que c'est que le
bien, ce que c'est que le mal, c'est-à-dire, aurait une
opinion, un système, sur le problème qui nous occupe.
D'où il suit qu'on peut considérer chaque jugement
moral comme contenant tous les éléments de la morale;
c'est ce que je vais chercher à vous montrer, en analy-
sant un de ces jugements.


Mon but, dans cette analyse, est de vous faire distin-
guer deux éléments distincts dans ces jugements : l'un
qui est commun à tout jugement moral ; l'autre qui es t
spécial à chaque jugement : l'un qui est la forme, st
vous voulez me permettre l'expression kantienne, de


VUES THÉORIQUES. 303
tout jugement moral ; l'autre qui en est la matière. Soit
une circonstance dans laquelle vous sentiez que la
résolution que vous allez prendre vous rendra vertueux
ou coupables, dans laquelle, en d'autres termes, vous
sentiez que la morale est intéressée. Peut-être, au fond,
n'y en a-t-il aucune où elle ne le soit; mais ce qu'il y a
de certain, c'est qu'il en est où elle paraît l'être beau-
coup plus que dans d'autres. Choisissons donc une de
ces circonstances où la conscience pose clairement le
problème, et cherchons ce qui se passe dans votre esprit
lorsque vous vous occupez volontairement ou involon-
tairement à le résoudre.


D'abord, il est évident que si vous saviez ce qui est
bien et ce qui est mal dans ce cas particulier, en faisant
ce qui est bien, vous seriez vertueux ; en faisant ce qui
est mal, vous seriez coupables. Votre intelligence dis-
tingue donc très-nettement ce que j'ai appelé le bien et
le mal moral, ou la conformité et la non-conformité de
l'acte à la règle morale. Il lui est évident, pour peu
qu'elle veuille réfléchir, que le bien moral présuppose
l'idée de ce qui est bien en soi, et que l'un de ces biens
n'est pas l'autre. Il lui est clair que le premier dépend
de la volonté, tandis que le second n'en dépend pas. Ce
qui est bien en soi est antérieur à l'acte, et, par consé-
quent, à la production du bien et du mal moral. Il
survit à cet acte, c'est-à-dire à l'existence du bien et du
mal moral. Il n'y aurait pas d'acte, que ce qui est bien
en soi ne le serait pas moins. Toute intelligence trouve
donc ,


dans toute délibération morale particulière, la
dis tinction claire ou confuse de deux biens : le bien
moral, qui , consistant dans la conformité de l'acte à ce
qui est bien, n'existerait pas s'il n'y avait pas d'acte, et
ne serait pas possible s'il n'y avait pas d'être intelligent




304 VINGT-HUITIÈME LEÇON.
et libre; puis, le bien en soi, qui existe avant l'autre, qui
existerait n'y ni acte pour le réaliser, ni esprit
intelligent et libre pour le comprendre, et sans la
conception, et, par conséquent, sans l'existence duquel
le bien moral serait impossible. De cette distinction
résulte pour toute intelligence, dans toute délibération
morale, la nécessité de déterminer, avant tout, ce qui
est bien et ce qui est mal en soi dans un cas particulier
ce qui rie peut se faire, à moins qu'on ne sache d'abord
en quoi consiste le bien ; car on ne peut évidemment
déterminer ce qui est bien et ce qui est mal dans un
cas particulier, qu'à la condition de savoir ce que con-
tient l'idée du bien. Toute détermination morale pré-
suppose donc deux choses : 1° l'idée du bien ; 2° la
recherche, par cette idée, de ce qui est bien dans le cas
sur lequel on délibère. Ainsi, je suppose que vous déli-
bériez sur la question de savoir ce que vous devez faire
quand un dépôt vous a été confié : si vous devez le
rendre, si vous pouvez le garder. Il est clair que, si vous
ignorez en quoi consiste le bien, il vous sera impossible
de savoir lequel des deux actes est conforme au bien, ou
celui de rendre le dépôt, ou celui de le garder, et
qu'ainsi vous ne pourrez prendre aucune détermina-
tion. Il faut, pour qu'elle soit possible, que vous ayez
l'idée du bien, et qu'appliquant cette idée vous trouviez
ce qui lui est conforme, ou de rendre le dépôt ou de ne
pas le rendre.


Il y a donc une recherche dialectique et casuistique
dans toute délibération morale, et cette recherch e a
deux objets : d'abord de découvrir si l'idée du bien s'a p


-plique au cas particulier ; puis, en supposant qu'elle s'Y
applique, comment elle le juge. Ii y a de plus, dans toute
délibération morale, une donnée antérieure à cette d é-


VUES THÉORIQUES.


305
libération, sans laquelle elle serait impossible, à savoir,
l'idée même du bien. C'est dans cette donnée, qui est
indispensable, que la solution du problème se trouve
nécessairement impliquée, dans tout jugement moral
particulier.


Et maintenant, messieurs, que faut-il pour que l'idée
du bien, de laquelle vous partirez pour déterminer ce
qui est bien et ce qui est mal dans chaque cas particu-
lier, vous satisfasse? Je l'ai déjà dit et je le répète : il
faut. qu'il y ait entre l'idée confuse que le mot bien em-
porte dans votre-esprit, et l'idée claire par laquelle vous
l'expliquerez, une équation absolue ; il faut qu'en tra-
duisant le mot bien par cette idée claire, il en résulte
une proposition si évidente, qu'elle ne laisse aucun doute
dans votre esprit; il faut, en d'autres termes, que cette
idée claire vous apparaisse comme celle-là même qui
était déjà en vous à l'état confus, comme celle-là même
que vous vouliez exprimer en prononçant le mot bien.
C'est à ces conditions que vous pouvez accepter comme
résolvant le problème moral une définition du bien.
C'est à ces signes que vous reconnaîtrez dans votre défi-
nition la véritable solution de ce problème.


Quelle que puisse être votre détermination, messieurs,
il y° a une chose que vous savez d'avance, c'est que l'idée
qu'elle vous donnera du bien sera en même temps
celle de ce que vous êtes tenus, de ce que vous êtes obli-
gés à. faire moralement. Il y a pour vous, antérieure-


. ment à toute définition du bien, une équation absolue,
claire ou confuse, entre le bien et ce qui doit être fait.
En d'autres termes, l'idée du bien entraîne celle d'obli-
gation. On peut ne pas savoir en quoi consiste le bien ;
0 11 peut s'en être donné une définition ou inexacte ou
fausse; mais, ce qui est hors de doute, c'est qu'à. l'idée


ii — 20




"VINGT-jaUSEIEME LEÇOg.
vraie du bien s'attache impérieusement l'obligation de
l'accomplir.


Ainsi, messieurs, tout est clair dans le concept moral,
sauf un point, l'idée même du bien; l'analyse de tout
jugement moral particulier vous le montre avec évi-
dence. Ce que vous savez toujours clairement, c'est que
vous êtes obligés de conformer votre conduite à l'idée
du bien ; c'est que vous serez vertueux et méritants si
vous le faites, coupables et déméritants si vous ne le
faites pas. Ce que vous n'entrevoyez que confusément,
c'est en quoi consiste le bien que vous ôtes tenus .à
faire, et dont la réalisation dans votre conduite vous
rend vertueux ; et cependant, si confuse que soit cette
vue, si erronée qu'elle puisse être, il est évident que
Vous l'avez, sans quoi vous ne jugeriez pas dans le cas
particulier. Ce dont il s'agit uniquement dans la re-
cherche morale, c'est donc de rendre claire cette vue con-
fuse, de rectifier cette aperception qui peut être inexacte;
là est tout le problème moral, et il sera résolu quand
on aura trouvé une idée qui forme avec celle du bien,
telle qu'elle existe vaguement en :nous, une équation
évidente pour notre esprit. Avant de chercher nous-
même cette idée, rappelons encore un fois celles qu'ont
proposées tour à tour les différents systèmes que nous
avons examinés.


Le système instinctif définit le bien, ce que désire
notre nature dans le moment présent. Ainsi, pour ré-
soudre le problème, ce système dit à l'homme placé
dans cette situation : Cherchez si votre nature le désire;
si.


otre nature le désire, si quelques-uns de vos instincts
vous y poussent, faites, car c'est le bien. Je demande si,
pour une intelligence humaine, il y a équation entre l'i-
dée du bien et l'impulsion de ma nature. Pouvez-vous


VUES THÉORIQUES. 307
dire : Ce vers quoi ma nature me pousse est le bien; ce
que désire ma nature dans chaque cas particulier est le
bien. Non, il n'y a pas d'évidence dans cette équation ;
c'est pourquoi le système instinctif est faux.


Que dit le système égoïste? Le ' système égoïste dit :
Ce que désire notre nature dans chaque cas particulier
n'est pas le bien; car, si vous obéissez à tous ses désirs
dans chaque cas particulier, vous vous rendrez très-
malheureux, et ce n'est pas ce que désire votre nature.
Ce qu'elle désire, c'est la plus grande satisfaction pos-
sible de tous ses désirs, et non pas la satisfaction suc-
cessive de• ses désirs. Ainsi, dit le système égoïste,
n'obéissez pas à l'impulsion, mais cherchez ce que dé-
sire au total votre nature, et faites-le dans chaque cas
particulier.


Or, vous voyez qu'il n'y a d'autre différence, entre le
système instinctif et le système égoïste, que celle de
l'instinct et du calcul. L'équation . par laquelle le sys-
tème égoïste résout le problème moral est la même que
celle par laquelle le résout le système instinctif; le sy-
stème égoïste pose l'équation du bien et de ce que.désire
notre nature en définitive. Or, il n'y a pas plus d'évi-
dence dans l'une de ces équations que dans l'autre, pré-
cisément parce qu'elles sont les mêmes. Donc le système
égoïste ne résout pas le problème.


Comment le résolvent les systèmes que j'ai assimilés
à celui de l'école écossaise, c'est-à-dire à la première
classe des systèmes rationnels ? de la manière suivante.


Ces systèmes prétendent que, dans chaque cas parti-
culier, nous percevons dans l'action à faire une cer-
taine qualité qui est la bonté morale, ou la qualité con-
ptir'aeimreierqui est la méchanceté morale ; que, dans le


cas , nous devons faire l'action ; que, dans le




308 VINGT-HUIT1ÈME LEÇON.
deuxième, nous devons l'éviter; mais que cette qualité
représentée par le mot bien est si simple, si indécom-
posable, si primitive, qu'il est impossible d'en traduire
l'idée par une idée plus simple. En sorte qu'à la question
que se pose tout homme sur ce qu'il doit faire dans chaque
cas particulier, ces systèmes réponden t : c'est le bien, c'est-
à-dire, qu'ils ne consentent pas à éclaircir l'idée du bien,
qu'ils soutiennent même qu'elle ne peut être éclaircie.


Il s'ensuit que, quand on prend une détermination
dans un cas donné, on ne peut pas la justifier, on ne
peut rien dire pour la justifier. En effet, les seules rai-
sons qu'on puisse donner d'avoir agi d'une certaine
façon dans un cas particulier, c'est de montrer : 1° ce
que c'est que le bien; 2° comment il y avait bien dans
ce cas particulier. Or, l'école écossaise, et tous les systè-
mes qui se rallient à cette école, prétendent que l'idée
de bien est une idée simple, indécomposable; à ceux
qui vous demandent de justifier la détermination que
vous avez prise, il n'y a qu'à répondre : je l'ai prise
parce que cela m'a paru bien. Mais n'est-il pas évident
que, quand nous avons agi d'une -certaine manière,
nous avons mille moyens de justifier la résolution que
nous avons prise; et n'est-il pas vrai aussi que quel-
quefois nous délibérons pour savoir où est le bien, où
est le mal? Comment délibérerions-nous, si le bien
était une qualité aussi visible? Ce système est insoute-
nable, quoiqu'on ne puisse rien dire contre l'équation
qu'il pose : le bien c'est le bien.


Comment Kant résout-il la question?
il ne la résout pas directement. Kant a établi et a


enseigné des signes au moyen desquels vous recon-
naîtrez l'existence du bien dans Chaque cas particulier.
Voyez si ce que vous voulez faire vous semble obliga"


VUES THÉORIQUES.


309


Loire, non-seulement pour vous, mais pour tous les êtres
intelligents possibles. Assurément, messieurs, c'est un
bon moyen ; mais c'est un moyen aveugle, et cela ne
résout pas la question. Ce n'est pas ainsi que nous
devons nous conduire dans le cas où il s'agit de déter-
miner ce que nous devons faire et ce que nous ne
devons pas faire. Il est évident que, si les choses se
passaient comme Kant l'affirme, lorsque nous aurions
à justifier une certaine détermination que nous aurions
prise, il ne suffirait pas de dire : Je l'ai prise parce que
je me suis cru obligé de la prendre, parce que j'ai senti
que c'était mon devoir. Comme il y a équation entre le
bien et ce qui doit être fait, traduire l'idée du bien par
l'idée de ce qui doit être fait, c'est traduire l'idée du
bien par l'idée du bien; c'est ne rien éclaircir, c'est
laisser l'intelligence dans l'obscurité dans laquelle elle
était, et de laquelle le but d'un système moral est de la
faire sortir. De manière que le moyen indiqué par
Kant, bon comme moyen casuistique et pratique, ne
résout pas le problème.


Comment résolvent le problème les autres systèmes
qui consentent à expliquer l'idée du bien ? Ils le ré-
solvent, les uns par l'idée de vérité, les autres par
l'idée d'ordre, les autres par l'idée de ce qui est con-
forme à notre nature, et ainsi de suite. Aucune de ces
solutions ne nous a paru ni tout à fait vraie, ni tout
à fait fausse; c'est-à-dire que, si aucune ne nous
aparu manquer d'évidence, aucune cependant ne nous
a semblé atteindre ce degré de clarté qu'exige la con-
science.


En d'autres termes, il y a réclamation de la
conscience contre tous ces systèmes. Au reste, vous
devez vous rappeler que je n'ai pas examiné avec détail
ces systèmes. Ce qu'ils ont de vrai et de faux vous appa-




310 VINGT-HUITIÈME LEÇON,
raîtra, lorsque je vous aurai donné ma solution, que je
regarde comme vraie.


Voilà les résultats rapides que nous avons obtenus
par l'examen des différents systèmes. Vous voyez qu'un
homme placé dans la situation 'morale, c'est-à-dire obligé
de déterminer dans un cas particulier ce qu'il doit faire,
c'est-à-dire ce qui est bien et ce qui est mal dans ce cas,
par conséquent, d'avoir l'idée du bien, clairement ou
confusément, ne trouve rien dans ces différentes solu-
tions qui réponde à ce que chacun de nous sent qu'il met
sous l'idée du bien, à ce que chacun de nous sènt être
caché sous cette idée.


Maintenant, messieurs, avant de vous dire, ou plutôt
de vous redire, quelle est l'idée qui est cachée sous le
mot bien, et forme avec elle une équation absolue, per-
mettez-moi de vous faire démêler dans tout jugement
moral deux éléments distincts, que j'appellerai, si vous
le voulez bien , la forme et la matière du jugement. Je
crains moins de me servir de ces expressions depuis
qu'en vous exposant la doctrine de Kant, je vous en ai
fait comprendre le sens.


Chaque cas particulier dans lequel nous pouvons être
appelés à démêler ce qui est bien et ce qui est mal, et
par conséquent ce que noùs devons faire et ce que nous
devons éviter, porte avec lui des circonstances parti-
culières aussi; sans quoi il n'y aurait pas diversité dans
la situation morale dans laquelle nous cherchons ce que
nous devons faire. Il est donc bien évident que les dif-
férents cas, dans lesquels nous portons le jugement mo-
ral, fournissent à ce jugement des éléments qui ne sont
pas les mêmes, des éléments qui Varient d'un .cas à un
autre. Ainsi, dans le cas d'un dépôt qui m'a été confié,
ce qu'il y a de particulier, c'est le fait même que j'ai


VUES THÉORIQUES, 311


reçu un dépôt, et toutes les circonstances diverses qui
peuvent entourer ce fait et lui donner une physionomie
particulière. Quand je délibère sur ce cas, je ne délibère
pas sur celui de savoir si je dois secourir un malheu--
ceux, ni sur aucun autre de ceux que les délibérations
morales peuvent présenter. Or, ce qui varie ainsi d'Un
cas à un autre est spécial à chacun, et - c'est ce que j'ap-
pelle la matière du j ugement. Mais, indépendamment de
cet élément mobile et particulier, tout jugement moral
en renferme un autre commun à tous, et qui ne varie
pas de l'un à l'autre ; cet élément, que j'appelle la forme
du jugement, c'est l'élément a priori, celui que ne
fournit pas l'expérience, mais que donne la raison , en
un mot, l'idée même du bien. Il y a donc dans tout ju-
gement moral deux données : 1° l'idée du bien ou la
forme; 2° le cas particulier qu'il s'agit d'apprécier ou la
matière. Le jugement moral résulte du rapprochement
de ces deux éléments. L'élément empirique Ou la ma-
tière, étant donné, l'élément rationnel ou la forme s'y
applique et détermine, dans le cas particulier, ce qui est
bien, ce qui est mal. Puis, le jugement porté, je m'y
conforme ou je ne m'y conforme pas : ce qui me rend
vertueux ou coupable; ce qui produit le bien ou le mal
moral, tout à fait distinct du bien en soi que j'ai d'abord
aperçu et déterminé. Vous voyez donc qu'il y a dans
tout jugement moral un élément a 'priori, qui est l'idée
même du bien, plus un élément empirique, qui est le
cas particulier auquel s'applique l'idée du bien, et pour
lequel je détermine ce qui est bien et ce qui est mal.
Vous voyez, de plus, que l'élément a priori, ou la forme
du bien, est invariable, le même pour tous les cas, et
que l'élément empirique, ou la matière du bien, varie
d'un' cas à un autre. Eh bien messieurs, il suffit d'un


I




312 VINGT-HUITIÊME LECON.
seul cas pour que notre raison conçoive la forme du
bien, c'est-à-dire ce que représente en soi l'idée du bien.
Mais c'est une recherche longue, une recherche im-
mense, que de déterminer, dans toutes les situations dans
lesquelles l'homme peut se trouver, en quoi consiste le
bien. Je pose cette grande distinction, parce qu'elle ex-
plique ce fait où échouent la plupart des systèmes mo-
raux : que tous les hommes ont l'idée du bien et se
sentent obligés à y conformer leur conduite, et que
pourtant ils diffèrent infiniment dans les jugements
qu'ils portent sur ce qui est bien ; ce qui fait que les
peuples les plus sauvages pensent comme nous qu'il y
a du bien et du mal, qu'ils ont des devoirs et des droits;
et que cependant, sur la question de savoir en quoi con- '
sistent ce bien, ce mal, ces devoirs, ces droits dans les
cas particuliers , ils se trompent et commettent des
erreurs auxquelles échappe un état de civilisation moins
imparfait, et qu'un état de civilisation très-avancé re-
dresse presque entièrement.


Non-seulement la distinction de la forme et de la
matière du bien explique ce fait de la perfectibilité pro-
gressive de la morale en même temps que son immuta-
bilité, et sa diversité en môme temps quo son universa-
lité; mais elle en explique encore un autre très-grave,
et qui se reproduit tous les jours, la différence qui existe
entre la moralité de l'agent et la rectitude de l'acte.


En effet, messieurs, à quoi s'attache l'obligation mo-
rale? À l'idée même du bien. Dès que j'ai l'idée du bien,
je sens que je suis tenu à le faire ; mais, dans des cas
par t iculiers, je puis me tromper et prendre pour bien
ce qui est mal ; il peut donc se faire, et il arrive souvent,
que je croye me sentir obligé à un acte mauvais en soi :
si j'agis dans ce cas, mon intention est bonne, et mon


VUES THÉORIQUES. 313
action ne l'est pas. L'innocence de l'agent se sépare alors
de la rectitude de l'action ; mon intention a été bonne et
je suis absous; mais l'action n'en reste pas moins mau-
vaise. D'où vient Cette inconséquence apparente? Uni-
quement de ce que c'est une chose de concevoir l'idée
du bien et l'obligation qui s'y attache, et une autre de
déterminer dans chaque cas particulier ce qui est bien.


C'est dans la solution de cette dernière question : en
quoi consiste le bien dans les différents cas particuliers?
que résident la variabilité et la perfectibilité progressives
de la morale. C'est dans l'idée du bien , et dans l'idée
d'obligation qui y est attachée, que résident son immuta-
bilité et son universalité. La forme du bien est dans
toute intelligence humaine, et en ce sens le sauvage est
aussi moral que nous, le pâtre aussi moral que le philo-
sophe. Claire ou confuse, l'idée du bien est tout entière
en eux, avec l'obligation qui s'y attache. C'est dans
l'application de la forme du bien à un cas particulier
que les uns jugent mieux que les autres, et de là des
conduites d'une rectitude morale plus ou moins par-
faite; mais la vertu n'est point sujette à. ces inégalités,
et, qu'il se trompe ou non, l'agent qui fait ce qui lui.
paraît bien reste vertueux au. même degré.


Maintenant, vous le savez déjà, l'idée par laquelle je
traduis l'idée du bien, c'est celle de fin. Je dis qu'il est
évident pour tout homme, d'abord qu'il a une fin, en-


. suite que cette fin est son bien, que cette fin est préci-
sément ce qui est caché pour lui sous le mot de son
véritable bien. Je vous le demande, messieurs, est-il ou
n'est-il pas vrai, sentez-vous qu'il y ait ou non équation
absolue entre ces deux choses : la fin d'un être ou son
véritable bien? N'est-ce pas une chose évidente que tout
être a une fin ? Quelle est cette fin? c'est son bien, son




314 VINGT-HUITIÈME LEÇON.
véritable bien; c'est là en quoi consiste, pour tout être
intelligent et libre, son véritable bien, et par conséquent
son devoir. Quiconque va de toute sa force à la fin pour
laquelle il a été créé, fait ce qu'il doit faire.


L'objection que l'on a faite à cette solution , c'est
qu'elle est trop évidente, que, par conséquen t, elle n'ap-
prend rien.


Elle est trop évidente, j'en suis charmé ; elle n'apprend
rien, je le nia. Elle apprend tellement, qu'elle donne la
Méthode pour déterminer dans chaque cas particulier
ce en quoi consiste le bien, et pour le déterminer
a priori dans tous les cas possibles; ce que ne fait.
aucun des systèmes qui ont, jusqu'à présent, essayé de
traduire l'idée du bien. Je dis que les propositions sui-
vantes : j'ai une fin, et cette fin est mon bien ; tout être
a une fin, et pour tout être l'accomplissement de sa fin
est son véritable bien ; le tout a une fin, et cette fin est
le bien absolu ; je dis que, pour tout être raisonnable,
pour toute raison, ces propositions suffiront. Si elles'
sont évidentes, il s'ensuit que l'obligation s'attache à la
.traduction qu'elles expriment et qu'elles donnent au
Mot bien ; que ce que je dois faire,c'est d'aller à ma fin ;
que ce que doit faire tout être intelligent et libre, c'est
d'y aller ; qu'en y allant, non-seulement cet être 'intelli-
gent et libre, et moi, nous ferons ce que nous devrons,
nous irons à notre bien , mais encore nous contribue-
rons à la réalisation du bien absolu qui nous apparaît
comme composé de l'accomplissement de toutes les
fins particulières de tous les êtres qui composent 1 ."4
création.


Voilà, messieurs, ma solution 'du problème mont'
Je dis que non-seulement cette solution est évidente,
mais qu'il en résulte une méthode pour déterminer,


VUES THÉORIQUES.


315


pour tous les êtres qui nous sont connus, en quoi con-
siste le bien, et par conséquent ce que nous devons faire,
et par conséquent la règle de notre conduite dans tous
los cas possibles.


Messieurs, un fait bien évident, c'est que tous les êtres
n'ont pas la même destination. En effet, personne ne
peut être assez insensé pour soutenir que l'abeille ait
la même destination que le lion, et le lion la même desti-
nation que l'homme, et l'homme la même destination que
l'arbre, et l'arbre la . même destination que le minéral.
Et pourquoi, messieurs, la raison humaine se révolte-
t-elle à l'idée que chaque être ait une destination égale à
celle de tout autre? C'est qu'il est évident pour tout
homme que chaque être a été organisé d'une manière
particulière, et que de cette organisation résulte la fin
qui lui a été posée.'En d'autres termes, il y a une vérité
tout aussi absolue que celle que je vous ai énoncée tout
à l'heure : c'est que chaque être a reçu une nature
appropriée à sa destination, et que c'est en vertu de
cette nature qu'il va à sa destination.


De cette vérité a priori et évidente résulte cette mé-
thode dont je vous parlais pour déterminer, pour tout
être que nous pouvons connaître, en quoi consiste son
véritable bien. Et, en effet, s'il est vrai que chaque être
ait reçu sa destination, ou sa fin, de sa nature, il s'ensuit
qu'on peut lire la fin de chaque être dans sa nature. Et


- non-seulement on peut la lire dans sa nature, mais,
comme sa nature lui est imposée, et qu'il ne peut agir
(lue conformément à sa nature, on peut lire la destina-
tion de chaque être, non-seulement dans sa nature,
mais encore dans son développement ou dans sa vie.
L


'abeille, obligée par sa constitution d'aller à sa fin, y
Va. De sorte que la révélation de sa fin se trouve tout




:316 VINGT-HUITIÈME LEÇON.
autant dans ce qu'elle fait que dans sa nature même,
en vertu de laquelle elle le fait. La destination de l'homme
se révèle tout autant dans le spectacle de la vie humaine,
tout libre qu'est l'homme, que dans celui de sa na-
ture. De là, deux moyens nets, clairs, démonstratifs,
de déterminer pour un être donné sa destination,
sa fin, son véritable bien, et, s'il est libre et intelligent,
ce qu'il doit faire : 1° l'étude de sa nature; 2° l'étude de
ses développements, de sa vie. De ces deux moyens,
l'un est plus stlir que l'autre, quand il s'agit des actes
libres; voici pourquoi : nous ne voyons que les actes
extérieurs d'un être ; nous apprécions les ressorts, les
motifs, en vertu desquels il les fait ; et tout le monde sait
qu'un même acte peut être fait par plusieurs motifs
différents. La Rochefoucauld a montré qu'une foule
d'actions qui portent le caractère de la vertu peuvent.
avoir été faites par des mobiles égoïstes ; de sorte que,
quand on ne voit que les pures actions, on ne sait pas
en vertu de quoi elles ont été faites, et la qualité d'une
action, quand il s'agit du problème de la fin d'un être,
est. tout entière dans le mobile qui l'a déterminée. Il y
a plus : les actions sont multiples, diverses; les motifs
qui les déterminent sont simples et peu nombreux.
Pour s'élever des actions aux motifs, la recherche est
immense, périlleuse, semée d'erreurs ; tandis que, en
attaquant directement la recherche du motif, c'est-à-
dire l'examen de la nature de l'être, on arrive immédia-
tement à quelque chose de simple, à. quoi on ne pourrait
arriver que par un long détour et avec de nombreuses
chances d'erreur par l'autre méthode. ll y a plus, enfin,
c'est que nous sommes libres, et que souvent, nous
poursuivons des buts qui ne sont pas notre vrai but. je
sais que dans l'étendue d'une vie, surtout. dans le dé-


VUES THÉORIQUES. 317
veloppement d'une société où une foule d'individus
agissent simultanément, le mal occupe une moins grande
place qu'on ne le pense ; qu'en définitive, les hommes,
quoique libres, vont au bien, parce que c'est leur des-
tinée ; qu'il importe à l'ordre universel qu'il en soit ainsi.
Mais ceux qui s'arrêteraient à la vue du spectacle de
ce que font les humains y rencontreraient une source
d'erreurs ; aussi, la méthode qui cherche la solution de
la question dans l'étude de l'homme est plus vraie que
la méthode qui part du spectacle de la société humaine,
ou du spectacle du développement individuel et extérieur.
On peut combiner ces deux méthodes ; il ne faut se fier
complétement qu'à la première.


Vous avez donc, messieurs, par l'idée qui est mise
sous celle du bien, une méthode certaine pour arriver
à déterminer quelle est la fin de l'homme, tandis que,
si vous ne traduisez pas l'idée du bien, comme vous ne
savez pas clairement à quoi elle répond , aucune mé•
thode ne vous est donnée pour déterminer ce bien,
sinon une méthode a posteriori comme celle de Kant,
qui ne vous donne pas l'idée du bien, qui vous laisse
cette idée inconnue. Dans mou système, il existe une
méthode pour déterminer le bien. C'est une méthode
appliquée volontairement ou involontairement depuis
qu'il y a des hommes, et qui fait qu'il y a une morale.


Messieurs, cette recherche de votre fin, par la méthode
que je viens de vous dire, s'opère dans l'esprit de cha-
cun de vous à toute heure, involontairement et malgré
vous. C'est en vous faisant cette question, sous une forme
nu sous une autre: convient-il qu'un être fait comme je
le suis,, doué


suis
des facultés, des sentiments, des instincts


dont doué, fasse telle chose dans une circon-
stance donnée'? c'est, dis-je, en vous faisant une telle




318 VINGT-11UITIEME LEÇON.
question que vous vous déterminez et qu'en même temps
vous réglez votre conduite. Tout cela se fait en vous
sans dessein prémédité. Mais il n'y a pas une seule con-
science qui ne contienne cet élément. Sans quoi il n'y
aurait pas de solution possible. Il est vrai que, dans beau-
coup de cas, nous nous réglons sur ce qui est reçu ;
mais les choses reçues ont été données et produites par
ce procédé, et ensuite elles ont été consacrées par l'as-
sentiment unanime des sociétés civilisées ; elles sont
passées en maximes de bon sens, et ces maximes n'ont
plus besoin d'être rapprochées de la méthode qui les a
données pour convaincre les personnes qui les prati-
quent. I1 y a dans toutes les consciences un grand nom-
bre de ces idées reçues de ce qu'il faut faire pour les
cas journaliers ; mais, vienne un cas où ces maximes ne
soient pas données, vous êtes obligés d'appliquer la mé-
thode que je viens de vous dire. -Dès que, dans un esprit,
la conception que nous sommes ici-bas pour quelque •
chose, pour une certaine fin, est amenée, soit qu'elle
s'y formule d'une manière précise, soit qu'elle y arrive
à l'état vague, ce jour-là commence pour cet être l'idée
du bien et l'idée du devoir. Jusqu'alors, messieurs,
il avait obéi aux impulsions de sa nature. Pus tard,
la raison, s'apercevant de toutes les erreurs com-
mises par la conduite instinctive pour atteindre no-
tre bonheur, avait conclu qu'il fallait calculer cette
satisfaction de nos désirs et de nos penchants. Mais,
dans cette proposition, qu'il faut faire ce qui est le plus
propre à satisfaire notre nature, elle n'avait pas trouvé
quelque chose qui lui parût la lumière, la règle de la
loi obligatoire. C'est alors que, sourdement ou tout au-
trement, elle conçoit une- nouvelle idée, l'idée que nous
ne sommes pas ici pour rien, que nous avons une fin,


VUES THÉORIQUES.


319


qu'étant libres et intelligents, nous sommes chargés de
nous conduire. Le jour où cette idée apparaît sous une
forme ou sous une autre, nous nous sentons une obli-
gation, et la forme du bien est donnée, car il est dit que
le bien est ce pourquoi nous avons été mis ici-bas.
Reste à déterminer la matière du bien, c'est-à-dire à
rechercher en quoi consiste notre fin et comment nous
devons nous y prendre pour l'accomplir dans toutes les
grandes situations où se trouve l'homme, et à voir, dans
chaque cas particulier, comment il faut nous conduire.
Vous voyez que la forme du bien apparaît avant la ma-
tière du bien; vous voyez que nous commençons à
savoir ce que renferme l'idée du bien avant de savoir,
pour les cas particuliers et pour les situations diverses de
la vie, comment il faut faire pour l'accomplir; et c'est
ce qui fait que cette forme de l'idée du bien, ou cette
conception que nous avons une fin, et que c'est là notre
véritable bien, et que c'est là ce que nous devons faire,
naissant dans tous les esprits, se trouve partout, chez
tous les hommes, quel que soit le degré de développe-
ment de l'individu ; tandis que, sur la question de savoir,
.pour tous les cas particuliers, comment il faut faire pour
atteindre le véritable bien, il y a variété, diversité, un
progrès proportionné au progrès même de la civilisa-
tion, c'est-à-dire au développement de l'intelligence hu-
maine. C'est une recherche pénible, délicate, que de
démêler, dans chaque cas particulier, ce qu'il faut faire
Pour aller à son bien, quel est le parti le plus conforme


lois générales


fin .de l'homme. .Il est encore plus difficile de déter-
miner d'a.vance, abstraction faite du bien particulier,
quelles sont, pour toutes les situations humaines, les


érales du bien, ou, en autres termes, de l'ac-
complissement de notre fin, de notre ordre. C'est préci-




320 VINGT-HUITIÈME LEÇON.
sément là l'objet de ce cours : ce que j'ai fait, c'est de fixer
l'idée de la forme du bien ; ce que je ferai bientôt, en
faisant la morale personnelle, le droit réel, le droit na-
turel, la religion naturelle, ce sera de déterminer la
matière du droit. Mais, longtemps avant que la matière
du bien soit connue, par cela seul que l'idée du bien est
connue, l'idée d'obligation s'y attache.


Je me trompe ou je ne me trompe pas; mais pourvu
que mon intention soit bonne, je suis un être moral, je
suis vertueux. Vous voyez qu'il y a dans l'idée du bien
une forme et une matière; vous voyez que la forme est
donnée à tous les hommes, obscurément, confusément,
peu importe; qu'elle emporte obligation, qu'elle est
antérieure à la matière, que c'est par elle, en son nom,
qu'on peut déterminer la matière du bien. Par consé-
quent, vous ne pourriez pas déterminer la matière du
bien sans avoir l'idée de sa forme. Ainsi, non-seulement
la forme précède la matière, mais la matière présup-
pose la forme. Ainsi, l'élément a priori est antérieur à
l'élément empirique, et cet élément a priori est le même
pour tous les cas.


Maintenant que je vous ai exposé ces idées générales,
je n'ai plus qu'à les développer ;. et d'abord, je voudrais
vous montrer deux choses : la première, l'ordre dans
lequel les différentes conceptions, dont se compose la
forme de l'idée du bien tout entière, se succèdent et ap-
paraissent dans l'esprit humain, l'ordre psychologique;
ensuite je construirai logiquement ces différentes con-
ceptions, de manière à les organiser en


. système. 11 y a
cette différence entre ces deux ordres, l'ordre psycho-
logique et l'ordre logique, que dans l'ordre psycholo-
gique, on commence par le particulier. En effet, c'est par
le particulier que tout commence dans l'esprit; puis 011


VUES THÉORIQUES. 321
avance du particulier à l'universel par des degrés suc-
cessifs; tandis que, dans l'ordre logique, on part de ce
qui n'est supposé par rien, et que tout suppose. L'ordre
logique est le contraire de l'ordre psychologique. Ainsi,
je vais vous donner une description de la manière dont
la révélation morale s'accomplit, si je puis parler ainsi,
dans l'âme dé tout homme; et puis, toutes les concep-
tions qui composent la révélation morale ayant été mises
en lumière avec l'histoire de leur apparition, je mettrai
devant ce qui doit être derrière, et derrière ce qui doit
être devant, c'est-à-dire que j'organiserai ces concep-
tions de manière que celles qui sont les dernières
soient placées en tète, et que nous descendions insen-
siblement de ce qui est universel à ce qui l'est moins,
jusqu'à la matière des conceptions morales, c'est-à-dire
jusqu'à ce qu'il y a de plus particulier. Aujourd'hui
je n'ose pas m'engager dans cette exposition, parce qu'il
est trop tard. J'aime mieux vous développer un point de
vue qui se rattache à tout ce qüe je viens de vous dire; et
qui mérite de vous être présenté. Je ne veux pas muti- .
ler cette histoire psychologique du développement de la
révélation morale : j'y tiens beaucoup ; c'est très-impor-
tant. J'aime mieux la réserver pour une autre leçon, où
j'aurai tout le temps de vous décrire ce tableau.


La conception que j'ai une fin n'est pas la seule qui
s'élève en moi lorsque les idées morales s'introduisent
dans mon esprit. Celle-là en attire d'autres, qui sont mé-
taphysiques, et auxquelles elle est étroitement enchaînée.
Ainsi, non-seulement je conçois que i'ai une fin et crue
cette fin est mon bien; mais je conçois, comme je le di-
sais tout à l'heure, que tout être en a une, et que la
création tout entière a la sienne. Je conçois enfin que, la
création étant composée de tous les êtres particuliers, il





329 VINGT-HUITIÈME LEÇON..
n'y a pas un être de la tin duquel l'accomplissement
n'importe et ne concoure à la fin totale et définitive de
la création. De manière que cette conception ne reste
pas une loi particulière de l'individu humain ; elle s'u-
niversalise et devient la loi universelle de tout être : ce
qui nous montre parfaitement que celte conception n'est
pas une donnée de l'expérience, mais est une des don-
nées a priori dela raison, qui liait subitement dans notre
intelligence à propos d'une occasion particu l ière, et qui,
à peine née, s'universalise et s'applique à tout. Telle est
la grande oeuvre, la portée, le caractère de cette con-
ception ; elle est tout aussi universelle, tout aussi ab-
solue, tout aussi a priori que le principe de causalité ou
tout autre principe e priori de métaphysique.


Messieurs, de cette conception, que tout être a une fin,
résul e que la méthode par laquelle la lin de l'être hu-
main peut être déterminée s'applique à la détermina-
tion de la fin de tout être, et non-seulement à la déter-
mination dela fin de tout être, mais à la détermination de
la fin même de la création. Et, comme fin et bien c'est la
même chose, il s'ensuit que cette nié:110de ne s'applique
pas seulement à la détermination du bien de l'individu
humain, mais à la détermination du bien de tout être,
et à la détermination du bien absolu, qui n'est autre que
la fin totale de la création tout entière.


Comme, messieur3, il est impossible que la fin d'un
être ou que la fin de tous les êtres s'opère pour l'intelli-
gence humaine par un autre moyen que par celui indi-
qué par cette méthode, vous voyez tout de suite la limite
qui en résulte pour la connaissance humaine quant au
bien des autres êtres et quant au bien en soi.


En effet, messieurs, la condition sans laquelle la fin
d'un être ne peut pas être déterminée, ni par consé-


VUES THÉORIQUES. 323
quent son bien, étant que je connaisse la nature de cet
être, ou que j'aie devant les yeux le spectacle de son dé-
veloppement, il s'ensuit que les êtres dont je ne pé-
nètre pas la nature ou les lois de développement
m'échappent, et que leur bien ne peut pas être conçu
par moi ; il s'ensuit que tout être dont je ne puis péné-
trer qu'imparfaitement la nature, dont le développe-
ment ou la vie ne me sont connus qu'imparfaitement,
m'échappe aussi, et que je ne puis déterminer en quoi
consiste sa fin, et par conséquent son bien, que d'une
manière imparfaite ; il résulte enfin de là d'une manière
claire que j'ai l'idée du bien absolu, et que j'en sais la
forme; mais, ce bien, en quoi consiste-t-il? Je l'ignore
complètement, je l'ignorerai toujours dans les limites
de cette vie. Ainsi, messieurs, je sais que l'univers a
une fin; je sais que cette fin c'est la pensée de Dieu;
que, Dieu étant nécessaire, existant par lui-même, il
n'y a rien d'arbitraire dans cette fin ; je sais que cette
fin, étant le bien absolu, est sacrée ; je me prosterne
devant cette fin, mais j'ignore en quoi elle consiste ;
j'en sais la forme, je n'en sais pas la matière, et je ne
puis la deviner.


Et en effet, messieurs, est-il besoin d'une démonstra-
tion pour une pareille assertion ? N'est-il pas évident
que la création comprend ou, pour mieux dire, est com-
prise dans l'espace infini? N'est-il pas évident que l'é-
chantillon que j'en aperçois ne peut pas me permettre
de conclure à la totalité? N'est-il pas évident, de plus,
que la création, telle qu'elle existe actuellement dans le
sein de l'espace infini, peut n'être qu'une des mille créa-
tions qui se sont succédé ou qui se succéderont dans
le sein infini de la durée ? Et quand bien même je pour-
rais aboutir à déterminer en quoi consiste la fin de l'u-




324 VINGT-HuITIEME LEÇON.
nivers présent, il ne s'ensuivrait pas que ce fût la fin de
la pensée de Dieu ; car la création présente peut n'être
qu'un anneau dans la chaîne d'une infinité (le créations,
conduisant à un but infini, qui ne sera jamais connu.
Donc quiconque voudrait essayer d'avoir un système,
d'exposer une idée sur la fin de la création, c'est-à-dire
sur le bien en soi, serait parfaitement absurde et parfai-
tement ridicule. Personne ne le sait, personne ne peut
le savoir. Je sais que cette création, si vaste qu'elle soit
dans l'espace, si infinie qu'elle puisse être dans la du-
rée, je sais (et je le sais d'une manière certaine, abso-
lue) que cette création n'est pas une fantaisie, un ha-
sard, mais a une fin. Je sais que cette lin est le bien
absolu. Je sais que la fin de tout être créé n'est qu'un
élément de cette fin; je sais par conséquent, et que cette
fin absolue, et que tous ces éléments, sont sacrés pour
moi; mais voilà tout ; là, je m'arrête. Quand il faut agir,
comme j'ignore cette fin, je ne puis agir qu'en vertu
des éléments de cette fin qui me sont connus et déter-
minés. Si je connaissais cette fin, tous les éléments, tous
les biens particuliers qui la composent, je pourrais agir
en vue de tout cela ; je ne puis donc agir qu'en vue de
ceux que je connais. Lesquels connais-je ?Je connais la fin
particulière des êtres que je puis déterminer dans leur
nature. Je connais ma nature. Non-seulement je con-
nais ma nature ou je puis la connaître, mais je connais
le spectacle que présente le développement de la vie ha-
maine dans les hommes qui m'entourent, dans les socié-
tés au milieu desquelles je vis, et dans celles dont l'his-
toire me raconte le développement. J'ai donc tous les
moyens possibles pour déterminer quelle est la fin de
l'homme. Si je détermine quelle est la fin de l'homme,
je détermine, par conséquent, quelle est la lin de chacun


VUES THÉORIQUES. 325
(les individus dont se compose la société. Ici je n'ai pas
seulement la forme de l'idée du bien, mais j'en ai encore
la matière, ou je puis l'avoir; par conséquent, voilà un
élément du bien absolu que je connais. Celui-là, je dois
le prendre en considération quand j'agis; je dois le res-
pecter, concourir à son accomplissement ; car je sais
comment m'y prendre, car je le connais. En est-il de
même pour les autres êtres qui remplissent la création?
Il n'en est pas tout à fait ainsi. En effet, n'étant pas dans
la conscience de ces êtres, je ne puis connaître leur fin
qu'imparfaitement ; ainsi, la fin pour laquelle ces êtres
sont dans la création, l'intention de Dieu en les y pla-
çant, le rôle qu'ils y jouent, tout cela ne m'est que très-
imparfaitement connu. Ici donc le devoir ne s'applique
que d'une manière incomplète dans ma conscience. Et
quand il s'agit d'êtres dont la nature m'échappe tout à
fait, là cesse le devoir.


Llne autre considération, sur laquelle je reviendrai, et
qu'il est bon d'émettre, est celle-ci :


Je suis un être libre et intelligent ; par conséquent, si
j'ai une fin, je puis la comprendre ; l'ayant comprise, je
puis l'accomplir ou ne pas l'accomplir ; donc je suis
responsable de son accomplissement. Pourquoi? Parce
que je suis intelligent. Donc mes semblables, intelli-
gents et libres comme moi, sont responsables de leur
destinée; donc leur destinée m'est sacrée, parce qu'il
y aurait injustice à les empêcher d'accomplir leur desti-
n ée. De là, l'origine de l'idée de droit : elle n'est pas ail-
leurs. Quand il s'agit des plantes, des minéraux, sans
doute ces êtres sont là pour quelque chose ; mais je ne
sais pas pourquoi ils y sont. D'un autre côté, ils ne sont
Pas libres et intelligents, ils ne sont pas chargés de leur
d estinée; par conséquent, il n'y a pas d'injustice à la




V
326 VINGT-HUITIÈME LEÇON.
violer. Tout est là; et s'il fallait, s'il importait à l'oeuvre
de Dieu que la destinée de ces êtres s'accomplît, il sau-
rait ou il aurait bien su les défendre et les mettre à l'abri
de l'atteinte des hommes. C'est là l'idée fondamentale
qui règle nos devoirs à l'égard des autres êtres.


Je vous jette cette idée pour vous montrer combien la
méthode que je viens d'enseigner pour expliquer l'idée
du bien est féconde, donne le principe de toutes les par-
ties du droit, de toutes les parties de la morale,et quelles
belles déductions nous pouvons espérer en tirer, si nous
l'appliquons convenablement.


VINGT-NEUTIÈME LEÇON.


VUES THÉORIQUES. - SUITE.


MESSIEURS,


J'ai commencé clans la leçon précédente à vous expo-
ser les idées qui me semblent contenir la véritable solu-
tion du problème moral. Après avoir posé ce problème
sous sa forme la plus simple, et vous avoir rappelé l'in-
suffisance des nombreuses solutions qu'on lui avait
données, je vous ai soumis la mienne, et j'ai fait voir
qu'il en sortait une méthode pour déterminer les devoirs
de l'homme dans tous les cas et dans toutes les situa-
tions possibles.


Je vais, messieurs, reprendre ces idées avec plus de
détail dans celte leçon ; je vous les exposerai d'abord
dans leur enchaînement logique ou synthétique ; je cher-
cherai ensuite à vous tracer l'histoire psychologique de
leur apparition dans l'intelligence humaine.


Le problème moral trouve sa solution clans un certain
nombre de vérités évidentes par elles-mêmes, conçues
a priori par la raison, et dont la conséquence immédiate
est une définition nette du bien, laquelle nous donne
une méthode précise pour déterminer en quoi il con-
siste pour tout être possible. Quelles sont ces vérités,
messieurs, et comment produisent-elles la double consé-




828
VINGT-NEUVIEM LEÇON.


pence que je viens d'indiquer ? Voilà ce que je vais
m'efforcer de vous dire en peu de mots.


La première de ces vérités, messieurs, c'est ce prin-
cipe que tout être a une fin. Pareil au principe de cau-
salité, il en a toute l'évidence, toute l'universalité, toute
la nécessité, et notre raison ne conçoit pas plus d'excep-
tion à l'un qu'à l'autre. II en a aussi la fécondité : car,
le jour où il a pénétré dans notre intelligence, il y enfante
d'autres vérités qu'il contenait implicitement, et qui jet-
tent sur la fin des chosesles mêmes lumières qucjetten t sur
notre origine les vérités émanées du principe de causalité.


En effet, s'il est vrai que tout être a une fin, il est
vrai que j'en ai une, que vous en avez une, qu'il n'y a
pas un être créé qui n'en ait une aussi ; or, en jetant
les yeux sur le monde, ou sur cette partie du monde
que nous voyons, il est visible que, si tous les êtres ont
une fin, cette fin n'est pas uniforme pour tous ; car cha-
cun de ceux que nous pouvons observer se développe à
sa façon et aspire à un but qui lui est propre. Dès que
nous avons conçu que tout être a une fin, nous recueil-
lons de l'expérience cette seconde vérité que cette fin
varie d'un être à l'autre, et que chacun a la sienne qui
lui est spéciale ; et cette seconde découverte ne tarde
pas à nous conduire à une troisième, c'est qu'il y a une
relation entre la lin de chaque être et sa nature, la di-
versité des fins correspondant à la diversité des natures,
et la spécialité des unes à celle des autres. En effet, si
chaque être a une fin qui lui est propre, chaque être a>
dû recevoir une organisation adaptée à cette fin, et qui
le rendît apte à l'atteindre; il y aurait contradiction à
ce qu'une fin fût imposée à un être, si sa nature ne con-
tenait pas les moyens de la réaliser.. L'expérience nous
apprend, messieurs, que cette contradiction n'existe pas


VUES THÉORIQUES.329
clans la création ; elle nous montre partout la nature
des êtres en harmonie avec leur destination et un paral-
lélisme parfait entre la diversité des natures et celle des
fins ; et cette troisième vérité, que la fin de chaque être
est conforme à sa nature, revêt dans notre intelligence
les mêmes garanties d'universalité que les deux autres.


A sa lumière, messieurs, nous voyons apparaître une
méthode pour déterminer la véritable fin de chaque être.
Car si la fin des êtres est une pure idée, invisible à l'oh-
servateur, leur nature est une réalité qui peut , tomber
sous nos regards. Et, comme la nature est toujours ap-
propriée à la fin, on peut trouver dans la premièrela
révélation de la seconde. Il y a clone un chemin pour
découvrir la destination des êtres. Ce chemin, c'est l'é-
tude de leur nature ; et, toutes les fois que celle-ci est
possible, celle-là peut être déterminée.


A ces vérités s'en joignent bientôt deux autres qui
n'ont pas moins d'évidence et de portée que la pre-
mière, messieurs : c'est que, si chaque être a sa fin, la
création elle-même, qui embrasse tous les êtres, en a
une. Cette création, il est vrai, nous échappe ; nous n'en
saisissons qu'un fragment, et ce fragment même, nous
ne le connaissons que dans un moment de sa durée ;
l'oeuvre de Dieu remplit l'espace et la durée, et ce que
nous en pouvons saisir n'est qu'un point dans l'un, un
moment dans l'autre. Mais, Mt-elle infinie, et sa durée
éternelle, ce principe s'y applique, et persuade invinci-
blement à notre raison qu'elle a une fin. Or, cette vérité
ne saurait nous apparaître sans se lier aux vérités pré-
cédentes, et, par ce rapprochement, en engendrer une
autre. Si la création a une fin, si chaque être a la
sienne, et si la création n'est que l'ensemble de tous
les êtres, le rapport qui existe entre le tout et ses parties




330 VINGT-NEUVIÈME LEÇON.
doit exister entre la fin du tout et la fin de chacune des
parties du tout.


La fin de chaque être est donc un élément de la fin
de la création; celle-ci n'est qu'une résultante des fins
particulières de tous les êtres qui peuplent et composent
l'univers, lesquelles, à leur tour, ne sont que les moyens
divers qui concourent à l'accomplissement de cette fin
totale et suprême : dernière conception non moins né-
cessaire et non moins évidente que toutes les autres,
découlant, comme elles, du principe absolu que tout a
une fin, lequel, par un rapport invincible, attribue la fin
de tous les êtres possibles à une conséquence de la
création, et forme de toutes ces fins éparses un en-
semble harmonieux dont le concours aspire à un but
unique, celui-là même que' Dieu s'est proposé en lais-
sant échapper l'univers de ses mains.


Ces vérités répandent sur la création tout entière une
vive lumière, ,et nous la font apercevoir sous un jour
nouveau.


De même que nous ne comprendrions rien à l'origine
des choses sans l'idée de cause et de principe, de même
nous n'aurions aucune intelligence du but des choses
sans l'idée de fin et sans le principe que tout être, et,.dans
chaque être, tout mouvement, tout acte, tout phéno-
mène, a la sienne. Au flambeau de cette seconde vérité,
le monde devient un dans sa destination, comme au
flambeau de la première il devient un dans son prin-
cipe. La création nous apparait comme un tout immense,
qui va à un résultat unique, et qui y va par le mouve-
ment de chacune de ses parties vers une fin particulière,
élément de la fin totale.


Ainsi, messieurs, tout se lie dans l'univers créé, et
chaque être se relie au tout, et en devient un élément


VUES THÉORIQUES. 331


intégrant . Il n'y a qu'une cause, il n'y a qu'une fin.
Entre cette cause et cette fin se place la création qui sort
de l'une et va à l'autre, qui sort de l'une par l'émana-,
lion simultanée ou successive de toutes ses parties, et
qui va f. l'autre par le mouvement successif ou simul-
tané de toutes. Tel est l'aspect du monde à la lumière
des deux principes, que tout a une cause, et que tout a
une fin ; sans ces deux principes, il n'offrirait à notre
intelligence qu'un chaos inextricable. Dieu nous en a
donné l'intelligence en dotant notre raison de ces deux
conceptions, qui contiennent le mot de l'énigme, et la
simplicité du moyen n'est pas moins admirable que la
grandeur du résultat.


Mais ce résultat, messieurs, nous sommes loin de l'a-
voir épuisé ; d'autres idées et d'autres vérités sortent
encore pour nous du principe que tout a sa fin. Pour-
suivons l'analyse de ces vérités et de ces idées,


La première que je vous signalerai est l'idée d'ordre.
L'idée d'ordre, en effet, n'est qu'une émanation, qu'une
conséquence naturelle et inévitable de l'idée de fin.
Si la création a une fin, et si cette fin n'est que la
résultante des fins particulières des êtres qui la com-
posent, la vie de la création n'est autre chose que son
mouvement vers cette fin suprême, et ce mouvement,
à sou tour, vient se résoudre dans ceux de tous les
êtres créés vers leurs fins particulières. De l'accom-
plissement de toutes les fins particulières, accomplisse-
ment qui s'opère simultanément sur tous les points de
l'espace, et successivement dans tous les moments de la
durée, par le concours harmonieux de tous les êtres,
exécutant, chacun dans sa sphère et à son heure, le
rôle dont il a été chargé, résulte évidemment la vie uni-
verselle ou l'accomplissement de la fin totale de la créa-




332 VINGT-NEUVIÈME LEÇON.
fion. Or, messieurs, ce mouvement universel et éternel
de chaque chose vers la fin que Dieu lui a assignée, et
de toutes choses vers la fin suprême, unique et défini-
tive de la création, ce mouvement, évidemment régulier,
puisqu'il a un but, c'est précisément ce que nous appe-
lons l'ordre. Il y a cette différence entre la fin de la
création et l'ordre universel, que la fin, c'est le but,
tandis que l'ordre est le mouvement régulier de toute
chose vers ce but.


Par les lois éternelles des choses, nous n'entendons
autre chose que ce mouvement régulier, et nous parlons
bien, quand nous disons que ces lois résultent de la na-
ture des choses et des rapports qui en dérivent, puisque
ce mouvement régulier est déterminé dans chaque être
par son organisation, qui a été appropriée au rôle spé-
cial qu'il devait remplir, à la fin particulière qu'il devait
réaliser dans ]'oeuvre totale. L'existence de cet ordre est
incontestable pour notre raison, et la conception qu'elle
en a est une conséquence nécessaire du principe que
tout a une fin. Ainsi, la conception de l'ordre n'est pas
moins inévitable que celle de la fin ; seulement elle la
présuppose logiquement; car elle ne peut être comprise,
elle ne peut être claire que quand l'idée de fin s'est pro-
duite dans notre intelligence.


Et maintenant, messieurs, si l'ordre absolu est le mou-
vement régulier de la création vers sa fin, il est évident
que l'ordre pour chaque être, c'est le mouvement régu-
lier de cet être vers sa lin particulière; et, de même
que la tin absolue des choses résulte de l'accomplisse-
ment de toutes les fins particulières, de même l'ordre
absolu et universel résulte de la réalisation de tous les
ordres particuliers.


Ainsi marche le monde, messieurs; en voilà le mys-


VUES THÉORIQUES. 333
tère tel qu'il nous est révélé par le principe simple et
fécond que tout a une fin.


Jusqu'à présent, messieurs, vous n'avez rien vu de
moral dans toutes ces conceptions que je viens de vous
annoncer, et pourtant ces conceptions contiennent et
engendrent la morale. En soi, elles ne sont que des vé-
rités spéculatives qui révèlent à notre raison ce qui est,
sans lui rien apprendre de ce qu'il faut faire ; mais telle
est leur nature, que, quand elles ont apparu dans notre
intelligence, l'idée de ce qui est bien, et, par consé-
quent, de ce qu'il faut faire, en sort nécessairement.


En effet, messieurs, il est impossible à notre raison de
ne pas passer de l'idée de fin à celle du bien en soi, et
(le l'idée d'ordre à celle du bien moral. L'équation qui
rend cette transition nécessaire est tellement absolue,
qu'en substituant l'idée du bien à celle de la fin, j'au-


* rais pu vous exposer toutes les conceptions que je viens
de vous annoncer sans leur ôter le moindre degré d'é-


t vidence ; vous les auriez acceptées sous leur forme
morale comme vous les avez acceptées sous leur forme
spéculative ; seulement, tout en forçant votre conviction,
elles auraient gardé, sous la première, l'obscurité que
nous avons trouvée dans l'idée du bien, obscurité que
n'ont pu réussir à dissiper tous les systèmes que nous
avons parcourus, qui nous a forcés à chercher à notre
tour une traduction de cette idée, et que l'idée de fin a
seule le pouvoir de faire disparaître entièrement.


Quelques mots me suffiront ponr mettre en pleine
lumière l'équation absolue qui existe entre ces deux
idées, et qui fait de l'une la traduction exacte de l'autre.


S'il existe au monde des êtres intelligents et libres,
ces êtres n'ont pas seulement comme tous les autres une
fin qui leur a été assignée et une nature appropriée à




33/1 VINGT-NEUVIÈME LEÇON.
cette lin; ces êtres, en d'autres termes, ne sont pas seu-
lement comme tous les autres des fragments de la
création, et leur fin un élément de la fin absolue des
choses ; l'intelligence et la liberté qu'ils ont reçues les
tire de la foule, et produit en eux des phénomènes spé-
ciaux qui ne se produisent pas dans le reste des créa-
tures. En effet, étant intelligents, il leur est donné de
comprendre ce monde dont ils font partie ; il leur est
donné de concevoir qu'il a une fin, que tous les êtres en
ont une, et que la fin de chaque être est un élément de
la fin de tous. Étant libres, il leur est donné de plus de
réaliser volontairement cette fin qu'ils ont conçue, et de
concourir par là à l'accomplissement de la fin absolue
des choses, et de s'associer pour leur part à l'ordre ab-
solu, c'est-à-dire au mouvement universel de tous les
êtres vers une fin. Et non-seulement ils le peuvent en
eux-mêmes; mais, si quelque action leur a été donnée
sur d'autres êtres, ils le peuvent hors d'eux-mêmes, en
respectant alors l'accomplissement de leurs lins, et en
le secondant même autant qu'il est en eux de le faire.
Or, messieurs, ce qu'il a été donné de faire à ces êtres
privilégiés, à ces êtres doués, par exception, d'intelligence
et de liberté, c'est précisément ce qu'ils doivent faire, ce
qu'ils sont tenus et qu'ils sont obligés à faire. En d'au-
tres termes, s'il y a des êtres libres et intelligents au .
inonde, évidemment la loi de leur liberté c'est de con-
courir à la réalisation de la fin universelle, d'y con-
courir en eux et hors d'eux autant qu'il est possible; et
pourquoi cela, messieurs? c'est que, s'il est évident que
tout être a une fin, il ne l'est pas moins que le bien de
cet être est une fin lui-même; c'est que, s'il est évident
que la création en a une, il ne l'est pas moins que le
bien absolu, c'est cette fin même. C'est, en un mot,


VUES THÉORIQUES. 33b
qu'il y a aux yeux de la raison une équation parfaite,
absolue, nécessaire, entre l'idée de fin et l'idée de bien,
équation qu'elle ne peut pas ne pas concevoir dès que
le principe de finalité lui est apparu, et qui transforme.
toutes les vérités purement spéculatives qui sortent de
ce principe, et que je viens de vous énumérer, en autant
de vérités pratiques ou:autant de vérités morales corres-
pondantes.


S'il est vrai que le monde ait une fin, il est vrai, d'une
vérité évidente, que cette fin est le bien absolu. S'il est
vrai que chaque être ait une fin spéciale, il est vrai que
le bien propre à cet être, c'est cette fin. S'il est vrai qu'il
y ait entre la fin de chaque être et la fin du tout une
corrélation telle, que la lin de chaque être ne soit qu'un
élément de la fin du tout, il est vrai que le bien de
chaque être n'est qu'un élément du bien absolu, et
qu'ainsi le bien de chaque être a la même nature et la
même valeur que le bien absolu lui-même; il est vrai,
en -un mot, que ces idées de fin et de bien n'en font
qu'une, et ne sont que deux formes, deux expressions,
d'un seul et même fait. Or, à quoi s'attache invinci-
blement l'idée d'obligation? A l'idée de ce qui est bien
en soi et absolument; et qu'est-ce qui est bien en soi et
absolument? Nous l'ignorons; mais à présent nous le
savons, nous le concevons avec évidence; le bien en soi
n'est autre chose que la fin de Dieu dans la création,
que la fin absolue des choses; cette fin nous apparaît
dès lors comme sacrée, et avec elle toutes les fins di-
verses qui en sont des éléments, et parmi ces fins la
nôtre qui en est un. L'accomplissement de notre fin
ou de notre bien, dont nous sommes chargés puisque
nous avons été faits libres et intelligents, et celui de la
fin ou du bien des autres êtres, en tant que nous pou-




336
VINGT-NEUVIÈME LEÇON.


vons y concourir, voilà donc notre devoir, notre règle,
notre loi légitime. Cela, messieurs, c'est la morale ; nous
la cherchions, la voilà trouvée. Elle sort, vous le voyez,
d'un certain nombre de vérités a priori, qui, en faisant
leur apparition clans notre intelligence, éclairent la créa-
tion d'une large lumière, lui en révèlent le sens, lui en
résolvent le problème, lui en dévoilent la loi. L'expé-
rience suscite en nous la manifestation de ces vérités,
mais elle ne les produit pas ; elles sont u priori, et c'est
pourquoi elles sont universelles, absolues, nécessaire-
ment conçues. C'est un don de Dieu mis en nous, comme
toutes les vérités de notre nature, et destiné à nous ren-
dre intelligibles les choses que l'observation nous montre.
Supprimez ces vérités, il n'y a plus de morale ; notre
loi nous échappe avec celle du monde. L'idée de cette
loi sort de la conception que tout a une fin et que la fin
de tous, c'est leur bien.


Et maintenant, messieurs, veuillez remarquer une
chose : c'est que tout cela est vrai, c'est que tout cela
peut être conçu, sans que nous sachions non-seulement
quelle est la fin de la création, mais encore quelle est la
fin d'aucun être, et quelle est la nôtre. Quelle que puisse
être la fin de la création, la création en a une, et cette
fin est le bien absolu; quelle que puisse être la fin de
chaque être, il n'y a pas d'être qui n'en ait une, et cette
fin c'est son bien ; quel que puisse être le rapport de
la fin de tel être à celle du tout, la première de ces fins
est un élément de l'autre, et, par conséquent, du bien
absolu ; quelle que puisse être la fin d'un être intelligent
et libre, cette fin est sa loi, et l'accomplir est son devoir;
et, par conséquent, quelle que puisse être la nôtre,
comme nous sommes intelligents et libres, elle est non-
seulement notre véritable bien, mais notre loi, notre


VUES THÉORIQUES. 337
règle, notre devoir. Enfin, s'il y a autour de nous d'autres
êtres, quels que soient ces êtres, et quelle que puisse
être leur fin , nous sommes tenus de la respecter et de
les aider à l'accomplir ; car elle est, comme la nôtre, un
élément du bien absolu, que la loi de tout être libre et
intelligent est de réaliser autant qu'il est en lui.


Tels sont les décrets souverains et absolus que pro-
mulgue notre raison indépendamment de toute notion
empirique ; ces décrets sont antérieurs et supérieurs aux
questions de savoir en quoi consiste la fin de chaque
être, la nôtre, celle de la création ; et il le faut bien,
puisque l'intérêt que nous avons à résoudre ces ques-
tions, et l'idée même de les poser, en découlent.


Quelques solutions qu'elles puissent recevoir, la vé-
rité absolue de ces décrets n'en saurait être altérée ; elle
subsisterait tout entière, alors même que ces questions
ne seraient jamais résolues; et c'est ici, messieurs, que
se montre nettement la distinction que j'ai établie entre
la forme de la morale et sa matière. La forme de la
morale est tout entière clans les conceptions a priori que
j'ai énumérées, et cette forme est la morale même, car
ces conceptions décident tout, règlent tout a priori. La
formule du bien en soi, celle du bien de chaque être,
celle du rapport entre le bien de chaque être et le bien
en soi, celle de la mission de chaque être et des devoirs
de cette mission pour les êtres intelligents et libres,
toutes ces formules qui contiennent la solution du pro-
blème moral, ces conceptions les donnent, en sorte qu'il
ne reste plus qu'à les appliquer à l'homme ou à tout
autre être qui existe, pour déterminer, par la méthode
qui en dérive, le bien spécial de cet être et son devoir,
s'il est intelligent et libre. Ce sont ces conceptions, mes-
sieurs, qui constituent l'égalité morale de tous les


- 72




338 VINGT-NEUVIENIE LEÇON.
hommes. L'inégalité de civilisation est grande entre les
peuples ; elle est grande dans le sein de chaque peuple
entre les individus ; de plus, l'individu le plus éclairé de
la nation la plus avancée ne percevra jamais qu'une faible
partie des mystères de la création ; non-seulement la fin
d'une foule d'êtres lui échappera, mais il ignorera tou-
jours celle de l'univers. Si donc la morale dépendait de
la connaissance des fins seules, elle serait subordonnée
à une condition inaccessible à l'humanité, et dont les
hommes et les peuples n'approchent qu'à des distances
infiniment inégales et diverses; mais cette connaissance
n'intéresse que la rectitude de la pratique , et ne fait
rien à la morale. La morale est tout entière dans les
conceptions que j'ai énumérées, lesquelles sont à l'état
clair ou à l'état obscur dans l'esprit de tous les hommes,
et ne peuvent pas ne pas y être ; car autrement il leur
serait aussi impossible d'agir et de se conduire dans cette
vie, qu'il leur serait impossible de porter des jugements
sur les corps, si la notion d'espace leur manquait.


Je puis ignorer en quoi consiste ma fin; je puis ne
le savoir que très-incomplètement, et, dans ces limites
mêmes, que d'une manière très-obscure et très-confuse;
peu importe : je suis un être moral par cela seul que je
sais que j'en ai une, et que mon devoir consiste à l'ac-
complir. Il est vrai que je ne puis agir qu'après avoir
déterminé quelle est cette fin ; mais cette détermination
qui m'apprend, dans chaque cas, quel est mon bien et
où est mon devoir, ne me révèle pas que l'un et l'autre
existent pour moi. Je le savais auparavant, et c'est uni-
quement parce que je le savais que j'ai pu chercher et
trouver en quoi ils consistent. En effet, l'idée de le
chercher et la méthode pour le découvrir m'ont été
inspirées par cette conception préalable, et la présup-


VUES THÉORIQUES. 330
posent. En effet, pour chercher dans les cas particuliers
ce qui est bien, il faut savoir qu'il y a du bien, et, pour
le découvrir, il faut posséder le caractère général du
bien. Or, tout cela est dans la forme de la morale, c'est-
à-dire dans les vérités a priori qui m'apprennent que le
monde a une fin, qui est le bien, et que j'en ai une qui
est mon bien, et que, comme être intelligent et libre, je
suis tenu à accomplir mon bien. Reste à savoir quelle
est nia fin, et, cette fin déterminée, à découvrir, dans
chaque cas particulier, quelle conduite mène à cette fin,
quelle autre m'en éloigne. Cette double détermination
est la matière de la morale, et la méthode pour l'opérer
sort encore de la forme. Car je savais a priori, que, s'il y
avait des êtres, leur nature devait être appropriée :Heur
fin, et qu'ainsi leur fin pouvait être induite de leur
nature ; et je savais également, avant toute expérience,
que les actions n'étaient bonnes qu'en tant qu'elles
étaient conformes à la fin de l'être, et que c'était par
cette règle qu'il fallait les juger. Or ces deux concep-
tions contiennent toute la méthode des déterminations
morales.


Voilà, messieurs, la différence qu'il y a entre la forme
et la matière de la morale : différence qui peut être
saisie dans tout jugement moral particulier; car tout
jugement moral particulier n'est que l'application de
la forme de la morale à une matière ou à un cas parti-
culier.


Ces conceptions nous ayant été ainsi présentées dans
leur ordre logique et avec toutes leurs conséquences,
il nous reste à chercher comment elles apparaissent
successivement dans l'esprit, et à quel degré différent
d'étendue et de clarté cette révélation s'arrête chez les
différents hommes. En un mot, après vous avoir donné




340 VINGT-NEUVIÈME LEÇON.
le résultat clair et complet, il faut dire de quelle ma-
nière il se produit dans l'intelligence humaine en gé-
néral, et quelles formes de plus en plus complètes et de
plus en plus précises il revêt successivement et peut
garder dans les intelligences particulières.


Je. vous ai dit, messieurs, que nous débutons par
les instincts, que nous continuons par la raison empi-
rique, et que nous finissons par la raison proprement
dite ; c'est dire que nous commençons par l'instinct,
que nous continuons par l'égoïsme, et que nous finissons
par la morale.


Toutefois, il ne faut pas prendre ceci comme une
chose absolue ; en fait, il y a plutôt concomitance que
succession entre le point de vue égoïste et le point de
vue moral. Mais logiquement le point de vue égoïste
est inférieur, et, par conséquent, doit précéder le point
de vue moral. Notre nature, au début, et longtemps
avant que la raison soit venue, aspire instinctivement
à sa fin. Ce mouvement aveugle, que l'analyse décom-
pose plus tard en instincts spéciaux, sollicite notre vo-
lonté, et, comme il n'est contrarié dans son action par
aucune force, il la détermine; lasatisfaction des instincts
s'ensuit, laquelle est accompagnée de plaisir. Voilà la
détermination primitive, et cette détermination, loin
d'être dans ses tendances et ses effets contraire à la fin
de l'homme, lui est parfaitement conforme. En effet,
l'instinct n'est autre chose que le cri de notre organi-
sation, que la voix de notre nature, qui, par cela qu'elle
vit, aspire à ce pourquoi elle a été faite et va à sa fin
avant de la comprendre : l'instinct n'est pas autre chose.
Quand la raison vient, elle assiste, si je puis parlerainsi,
à ce phénomène du développement' primitif et spontané
de notre nature; elle voit les instincts aspirer à certains


VUES THÉORIQUES. 341
buts, les vouloir, et la volonté et l'activité les atteindre
quand elles le peuvent. Comme elle est la faculté de coin-
prendre, elle s'aperçoit que le moyen employé par notre
nature pour satisfaire l'instinct est un moyen imparfait.
En effet, l'instinct étant mobile et multiple, son action sur
la volonté est inconstante et capricieuse, et il en ré-
sulte une absence complète de suite, et par conséquent
beaucoup d'impuissance dans les déterminations de
celle-ci. En outre, c'est toujours l'instinct le plus fort
qui obtient satisfaction, ce qui est souvent contraire
à la plus grande satisfaction de notre nature ou de l'en-
semble de nos instincts. Ce vice, la raison le réforme,
et elle le réforme au profit de la plus grande satisfac-
tion de notre nature ; elle laisse donc substituer le
but de l'instinct ; elle ne le change pas, elle le laisse
tel qu'il est ; ce qu'elle change, c'est uniquement la
manière de l'atteindre : elle substitue au mode na-
turel un mode calculé, un véritable mode infiniment
préférable à l'autre dans l'intérêt du but poursuivi. Le
but lui-même, ce que poursuit l'égoïsme, comme ce à
quoi aspire l'instinct, c'est la plus grande satisfaction de
notre nature, pas autre chose. Ma nature dit, par la
voix de l'instinct, je veux être satisfaite, et la volonté
obéit. Dans la détermination égoïste, la raison accorde
qu'il faut satisfaire ma nature, contenter mes instincts ;
mais elle nie que le moyen naturel soit bon, et elle en
introduit un autre ; voilà toute la différence. Quelle est
la formule générale de la détermination instinctive, et
de la détermination égoïste? C'est ce qu'il est bon de satis-
faire notre nature ; c'est que le bien, en d'autres termes,
c'est la satisfaction des désirs de notre nature. Or, cette
Maxime, la raison ne la trouve pas évidente ; donc, en
la suivant, nous n'obéissons pas à une vérité, ni, par




342 VINGT-NEUVIÈME LEÇON.
conséquent, à cette- maxime elle-même qui n'aurait de
force que si elle en exprimait une, mais simplement à
l'impulsion des désirs de notre nature. Ce que veut notre
nature, et clans l'instinct et dans l'égoïsme, c'est satis-
faire des désirs qui la pressent, c'est se donner des
plaisirs qu'elle prévoit; rien de plus: car la maxime, que
la satisfaction des tendances de notre nature est le bien,
manquant d'évidence, n'est point un motif d'agir.


Un motif d'agir ne peut être qu'une définition évi-
dente du bien; car nous comprenons que, si nous con-
naissions le véritable bien, nous serions .


obligés de l'ac-
complir, notre règle serait trouvée. Ce qui fait qu'il n'y
a pas obligation dans le point de vue égoïste, c'est que
ce point de vue ne s'élève et ne peut s'élever qu'à une
maxime qui n'a pas d'évidence, qu'à une définition du
bien qui n'en est pas une définition évidente, qu'à und
définition qui n'est pas une équation. Si la satisfaction
de notre nature formait équation évidente pour la raison
avec l'idée vague du bien qui est en elle, la satisfaction
de notre nature deviendrait, ce jour-là même, obliga-
toire pour nous, et dès lors nous agirions raisonnable-
ment, c'est-à-dire en vertu d'une conception de la raison.
Tant que nous ne sommes pas arrivés à cette équation
évidente, ce n'est pas en vertu des vues de notre raison
que nous agissons, ce n'est pas en vue d'une vérité que
nous agissons; nous n'agissons donc pas en vertu d'un
motif, mais tout simplement en vertu d'un mobile. Il
faut donc qu'il S'élève en nous des idées qui produisent
une définition évidente du bien, et qui alors nous im-
posent au nom de celte définition évidente du bien l'o-
bligation de faire quelque chose. 'Tant que ce phéno-
mène ne sera pas accompli dans notre esprit, notre
conduite sera toujours déterminée par la sensibilité, et


VUES THÉORIQUES. 343
ne sera pas du tout la conduite d'un être raisonnable.
Messieurs, c'est précisément parce que notre raison, en
présence de cette maxime, qui est le comble de ce que
peut produire l'égoïsme, ne veut pas de cette maxime;
qu'elle demande le pourquoi de cette vérité. C'est le
tourment que vous cause cette question : ce que désire
notre nature, faut-il le faire ? est-il bon ou mauvais de
le faire? c'est ce tourment qui fait sortir, pour ainsi dire,
de notre raison, la vérité qui l'éclaire, et lui donne la
solution demandée. Évidemment le premier pas par
lequel notre raison sort de cette question embarrassante,
c'est la conception que nous avons une fin. En effet, mes-
sieurs, dans cette succession perpétuelle de résolutions
à prendre, de détermination à arrêter, dont se compose
la vie de l'homme, il ne peut pas manquer d'arriver
que, tôt ou tard, dans une de ces délibérations, en pré-
sence de l'un de ces cas, où il faut que j'agisse d'une
façon ou d'une autre, apparaisse tout de suite à ma rai-
son cette idée que telles des vues qui me sont proposées
conviennent à ma nature, sont conformes à ma desti-
nation, tandis que le but opposé est contraire à cette
destination, répugne à ma véritable nature. Le jour où,
dans un cas particulier, et c'est toujours nécessairement
dans un cas particulier que cette idée me vient, je suis illu-
miné de cette vérité que, ma nature étant constituée d'une
telle façon, il y a un but à cette organisation de Ma


. nature, c'est-à-dire qu'il y à une fin pour laquelle cette
organisation lui a été donnée, ce jour-là je conçois, non
pas que tout a une fin, mais que j'en ai une. Ainsi,
messieurs, la conception que, dans un cas particulier,
tel but est conforme à ma nature, ou à sa destination,
ou à son organisation, et tel autre non, cette conception
toute particulière engendre, par une abstraction immé-




844 VINGT-NEUVIÈME LEÇON.
chiite, la conception que j'ai une tin. Si tel but est dans
ma destination, dans tel cas particulier, cela ne peut
être que parce que j'ai une destination. Ainsi, messieurs,
du particulier je m'élève au moins particulier, de la
vue que telle fin est conforme à ma destination, je
m'élève à la vue que j'ai une destination ou une fin.
Voilà, messieurs, inévitablement le premier pas dans la
conception morale.


Messieurs, je ne puis pas comprendre que tel but est
conforme à ma nature ou à ma destination, sans sentir
aussitôt poindre l'évidence que ce but est bon, sans
sentir par cela même poindre l'évidence que je suis
tenu d'aller à ce but. A cette idée de destination et de
fin en moi, quelque particulier que soit le cas où cette
apparition a lieu, s'attache invinciblement l'idée du bien
et l'idée d'obligation ; car, dans le particulier comme
dans l'universel, et dans l'universel comme dans le par-
ticulier, il y a équation entre fin, bien et devoir. Donc,
messieurs, le jour, le moment, la minute, où de cette
application, de cette conception très-particulière, sort la
conception moins particulière que j'ai une fin, ce jour-
là, à l'idée que j'ai une fin s'attache l'idée que cette lin
est mon bien, que ce bien est mon devoir. Mais ce
premier pas ne peut se faire, sans qu'aussitôt la lumière
qui a lui en moi s'étende à tous les êtres, et particulière-
ment à mes semblables, avec lesquels je suis en con-
tact immédiat. H m'est impossible, quand j'ai conçu que
j'ai une fin, que cette fin est mon bien, que j'ai le devoir
d'accomplir cette fin, de ne pas comprendre que mes
semblables ont une fin comme moi, et que c'est leur de-
voir d'y tendre constamment.


En effet, il n'est vrai que j'ai une fin que parce qu'il est
vrai que tout a une fin. Ainsi il n'y a qu'un pas de l'idée


VUES THÉORIQUES. 345
que j'ai une lin à l'idée que tout en a une. Il est impos-
sible que je reste longtemps à l'idée que j'ai une fin,
sans que la vérité universelle que tout a une fin m'ap-
paraisse. Par quel chemin passons-nous pour nous
élever à cette vérité universelle? Le voici. De ce que
nous avons une fin, nous induisons, en vertu de la
similitude et de l'égalité qui existe entre la nature de
nos semblables et la nôtre, que nos semblables ont
aussi une fin, et que ces deux fins sont égales ; et
nous ne tardons pas, si nous avons l'intelligence un
peu réfléchie, à passer à tous les autres êtres contenus
dans la création, et qui sont dans notre voisinage, aux
animaux, aux plantes, à tout; nous ne tardons pas,
dis-je, à passer à tous ces autres êtres, et à juger que,
pour eux comme pour nous, la vérité que tout a une fin
se réalise, de manière que bientôt l'universalité de cette
vérité, son application à tous les êtres possibles, entre
dans notre esprit: Mais une différence nous frappe, et ne
peut pas ne pas nous frapper : c'est que si notre fin, qui
est notre bien, nous impose le devoir d'y aller, cela tient
à une cause, à une circonstance, à savoir, que nous com-
prenons, et que nous sommes libres, c'est-à-dire capables
de la réaliser ou de ne pas la réaliser. Or, en jetant les
yeux autour de nous, dans le cercle étroit de nos con-
naissances, nous rencontrons des êtres qui, comme nous,
sont intelligents et libres, et d'autres êtres chez lesquels
évidemment ces deux propriétés n'existent pas. Cette
différence, messieurs, ne peut pas ne pas nous frapper.
Or, si elle nous frappe, elle ne peut pas ne pas avoir des
conséquences dans notre intelligence . En effet, de ce
que je suis intelligent et libre, il s'ensuit évidemment
que j'ai la mission spéciale, sous ma responsabilité, d'ac-
complir ma fin; il est évident que je ne suis pas un




346 VINGT-NEUVIÈME LEÇON.
ressort auquel un mouvement fatal a été imprimé, et
qui n'est pas appelé à participer à l'accomplissement de
sa fin. Je suis un être qui a été fait libre, afin qu'il
puisse y aller ou ne pas y aller, selon qu'il le voudra.
Par conséquent je suis un être qui est chargé d'y aller,
par conséquent qui a le devoir d'y aller, par conséquent
le droit d'y aller. Si cela est vrai de moi, cela est vrai de
mes semblables; car les signes de l'intelligence et de la
liberté sont trop évidents en eux pour que je me mé-
prenne sur ces vérités.


Mais, s'il y a des êtres qui n'ont ni intelligence
ni liberté, je ne puis concevoir en eux le devoir d'ac-
complir leur fin : car elle s'y accomplit sans eux, puis-
qu'ils n'ont pas été organisés de manière à inter-
venir dans l'accomplissement de leur destinée. Par
conséquent, une différence remarquable me frappe
entre les êtres qui m'environnent dans cette création.
Je trouve les uns soumis à un devoir, les autres non;
les premiers sont des personnes, les seconds sont des
choses. Si les choses accomplissent leur fin, c'est Dieu
qui les accomplit en elles. Si mes semblables accom-
plissent leur fin, c'est parce qu'ils le veulent, et, en l'ac-
complissant, ils remplissent un devoir. S'ils remplissent
un devoir en l'accomplissant, s'ils sont chargés de
l'accomplir sous leur responsabilité comme moi, il y
aurait injustice, de ma part, à m'opposer à leurliberté,, et,
de la leur, à s'opposer à l'accomplissement de ma des-
tinée par moi; et de là l'idée qu'ils ont le droit d'accom-
plir leur fin, et l'idée que moi j'ai le droit d'accomplir la
mienne; de là l'idée que j'ai le devoir de respecter leur
vocation, et qu'ils doivent respecter la mienne ; de là en
un mot les idées de droit, de justice, d'injustice. 11 y a
une foule de philosophes qui ont confondu l'idée de


VUES THÉORIQUES.


347


justice et d'injustice avec le bien; l'idée de justice et
d'injustice ne se place que dans les rapports des êtres
libres entre eux ; c'est un devoir de relation qui pourrait
disparaître, si larelation entre les êtres libres et intelli-
gents disparaissait; dans ce cas il y aurait encore le
bien et le devoir ; mais il n'y aurait plus de droit, de
justice, d'injustice : de manière que les Écossais, disant
sans cesse le juste et l'injuste pour le bien et le mal,
sont dans une spécialité (le la morale et non pas dans la
morale tout entière ; de manière qu'ils sont dans une
confusion complète entre deux-idées, l'idée de juste et
d'injuste et l'idée de bien et de mal.


Voilà le second pas, le pas par lequel nous nous élevons
de l'idée que nous avons une fin à l'idée que tous les
êtres en ont une, et à cette distinction, dont l'expérience
nous avertit, entre les êtres qui sont chargés de l'ac-
complissement de leur fin et ceux qui n'en sont pas
chargés.


Un troisième pas ne peut pas ne pas se faire, claire-
ment ou confusément, peu importe : c'est que, si tous
les êtres ont une lin, il est impossible que ce grand tout,
qui est la création, et dont nous ignorons les limites et
la durée, n'en ait pas une aussi. L'idée que chaque chose a
une fin nous mène inévitablement à l'idée que le tout en a
une. Le même principe et la même vérité donnent les
deux résultats, ou, pour mieux dire, cela ne fait pas deux
vérités, deux résultats, cela n'en fait qu'un.


Mais, messieurs, l'idée que tout a une fin est insépa-
rable de l'idée que cette fin est une résultante ou doit
être une résultante de toutes les fins particulières, tout
comme la création est une résultante de tous les êtres
particuliers.- De là, messieurs, l'idée du bien ou (le la
fin totale des choses. Et ne croyez pas, messieurs, qu'il




VUES THEORIOUES. 349


cette métaphysique, immédiatement, dès que l'idée de
l'ordre universel est conçue, dès qu'elle est rattachée à
Dieu, même avant qu'elle lui soit rattachée, notre rai-
son se prosterne devant cette idée, la reconnaît obli-
gatoire et sacrée pour elle. Il s'ensuit cependant que
sa loi vraie, que sa mission, en accomplissant sa
propre fin et la fin des autres êtres, n'est autre chose
que de concourir et de s'associer à l'ordre universel en
soi; de manière que, par cette marche ascendante, l'être
individuel s'élève de ce qu'il y a de plus particulier dans
les conceptions morales à ce que ces conceptions mo-
rales comptent de plus universel, c'est-à-dire s'élève du
plus restreint des buts particuliers à l'idée du bien
absolu, qui est un effet de l'ordre universel, lequel n'est
autre chose que l'expression de la pensée de Dieu ou
l'expression de la raison en soi. Voilà le chemin ; mais
il n'est pas donné à toutes les créatures humaines ou à.
toutes les intelligences humaines de le parcourir. Loin
de là, la plupart ne font que le premier pas; mais dans
ce premier pas est contenu implicitement tout le reste ;
et c'est pourquoi la vue seule qu'un certain but parti-
culier est conforme à ma destination fait que je me sens
obligé d'aller à ce but particulier ; je m'y sens tenu parce
que je considère cela comme bon. Il ne faut pas croire,
messieurs, que le sentiment de cette obligation dérive
de ce qu'il y a de particulier dans la conception qu'il
engendre ; il dérive, non pas de ce qu'il y a (le parti-
culier dans la conception engendrée, c'est-à-dire de la
matière de cette conception, .mais de ce qu'il y a d'ab-
solu dans cette conception, c'est-à-dire de sa forme.
Remarquez, messieurs, que si, dans une circonstance
particulière, un certain but particulier nous semble con-
forme à notre lin, et, par conséquent, nous suggère


348
VINGT-NEUVIÈME LEÇON.


y ait équation immédiate entre le bien total ou la
somme de tous les biens composant la fin du tout
et l'idée du bien absolu ou l'idée du bien en soi. Non,
messieurs, il y a un chemin à faire pour passer de l'idée
du bien total, qui est la somme ou la résultante de tous
les biens, à. l'idée du bien en soi, ou l'idée du bien
absolu.


Ce passage se fait par cette considération, qu'au delà
du bien total, il n'y a aucun bien, parce qu'au delà de
la fin du tout, il n 'y en a plus aucune ; de manière que
la fin du tout correspond à la cause du tout, c'est-à-dire
à Dieu, qui est l'être qui n'est par aucun autre, qui est
par soi-même, qui est par conséquent nécessaire. Or,
messieurs, la fin d'un être nécessaire est nécessaire
comme cet être; et comme un être nécessaire (et il n'y
en a qu'un) est l'être absolu par lequel tout est, il s'en-
suit que la fin de cet être, ou la fin proposée par cet être
à son déploiement, c 'est-à-dire à la création, est une lin
absolue, et, par conséquent, un bien absolu, et, par
conséquent, le bien en soi. D'où il suit que tout ce qui
en fait partie, tout ce qui concourt dans la création à


• cette fin définitive, absolue, nécessaire, à ce bien défi-
nitif, absolu et nécessaire ,


en fait, par conséquent,
partie, et est absolu et nécessaire en soi. Or, notre
raison, émanation de la raison divine, reconnaît les lois
qui sont communes à toutes les raisons, et en reconnaît
la source, le développement entier dans la raison de
Dieu. Ainsi, l'ordre un iversel, par lequel la création de
Dieu va à la fin absolue et définitive des choses, cet
ordre universel n'est autre chose que l'ensemble des lois
absolues de la raison absolue de Dieu, et, par consé-
quent, de toute raison individuelle : ce qui fait que,
sans faire tous ces ra isonnements et sans faire toute




4


gE


350 VINGT-NEUVIÈME LEÇON.
l'idée que nous sommes obligés d'aller à. ce bien parti-
culier, cela vient de ce que l'idée de fin est égale à celle
de bien, et qu'à l'idée de bien s'attache celle d'obligation.
Or, pourquoi l'idée d'obligation s'attache-t-elle à l'idée
du bien? Parce que le bien dans le détail n'est autre
chose que l'élément, ou un élément, du bien en soi, au-
quel s'attache évidemment, clairement, pour la raison,
l'idée d'obligation. Ce qui est sacré dans mon bien, ce
n'est pas qu'il soit mien, mais c'est qu'il fait partie du
bien ; et ce qui fait qu'il fait partie du bien, ce n'est pas
qu'il soit égal à ma fin, mais c'est que ma fin fait partie
de la fin absolue des choses. Ainsi , dans toute fin parti-
culière il y a la fin absolue des choses ; car toute fin
particulière est un élément de cette fin. Donc, dans tout
bien particulier, il y a du bien absolu ; car tout bien
particulier est un élément du bien absolu ; donc à l'idée
de chaque fin s'attache l'idée d'obligation, parce qu'elle
est attachée à l'idée de fin absolue, et l'idée tout entière
de fin à celle de bien. Comme toute idée de fin est com-
prise dans tout jugement qui déclare que telle chose est
bonne, l'obligation me paraît également forte dans cette
conception particulière, que tel but est conforme à ma
fin, et dans cette autre plus générale, que j'ai une fin, et
dans cette autre universelle, que chaque chose, et que le
tout, en a une. Ainsi, le particulier contient implicite-
ment l'universel, et c'est pour cela qu'il a sur nous tous
les effets de l'universel. Une analogie aidera à vous faire
comprendre ce qu'il y a de métaphysique dans ce que
je viens de vous dire.


Un phénomène se produit, Une pierre tombe. Vous
croyez immédiatement qu'il a une cause, quoique vous
n'aperceviez pas du tout le principe ' universel que tout
fait a une cause. Et pourtant il n'est vrai que le fait par-


VUES THÉORIQUES.


351


ticulier a une cause que parce qu'il est vrai que tout fait
en a une. Ainsi toute la vérité contenue dans le prin-
cipe universel est impliquée dans l'application parti-
culière ; et c'est cette vérité qui vous rend impossible
de clouter, sans même que vous conceviez le principe
universel, que la pierre qui vient de tomber ait une cause ;
vous en êtes sûr, quoique vous ne conceviez pasleprin-
cipe universel. Pourquoi ? Parce que, s'il est vrai que
tout a une cause, il est vrai que le cas particulier en a
une. Ainsi, toutes les évidences vous conduisent à croire
que le fait en a une, et chaque fait particulier a ainsi
toute la force de l'absolu. Il en est de même de toutes
les conceptions a priori de la raison, et, entre autres,
des conceptions morales. Elles se révèlent toujours
dans une application particulière, a laquelle elles
prêtent leur force ; et puis, ensuite, ce qu'il y a d'uni-
versel dans cette. application particulière se dégage
pour certains esprits, et ne se dégage pas pour d'au-
tres. Voilà la vraie vérité et comment les choses , se
passent.


Je n'ai pas la prétention de dire que toutes ces con-
ceptions qui fondent la morale, qui l'éclairent, qui la
rendent lumineuse, apparaissent dans tous les esprits ;
loin de là. L'expérience prouve qu'elles n'y apparaissent
pas; mais, ce qui apparaît dans tous les esprits, ce sont
les applications particulières de ces conceptions, les-
quelles impliquent, dans tous les esprits, quelque chose


' que tout esprit sent : une idée confuse, un sentiment
confus de l'ordre et du respect. que toute créature rai-
sonnable doit avoir pour l'ordre. Le nom propre et vé-
ritable du bien et du mal moral, c'est l'ordre et le dé-
sordre. Quand je fais mal, je me sens en guerre avec
l'ordre. Les conscienees les plus obscures, les moins




352 VINGT-NEUVIÈME LEÇON
développées, ont ce sentiment comme les plus éclairées.
Quand je fais mal moralement, je me sens hors de
l'ordre, en hostilité avec l'ordre ; quand je fais bien, je
me sens en harmonie avec l'ordre, c'est-à-dire en har-
monie avec la loi absolue et commune de la création,
je suis dans les voies de Dieu, comme disent les Écri-
tures : car les voies de Dieu, ce sont ses desseins ; ce
sont les lois qui gouvernent l'univers et qui le mènent
à sa fin. Voilà quelles sont les voies de Dieu. Toutes
les fois que je suis dans la voie de l'accomplissement
de ma destinée, ou que j'aide à l'accomplissement de
celle des autres, je suis dans les voies de Dieu ; car
je contribue autant que possible à l'accomplissement
de sa loi et de ses desseins. Donc, l'ordre est senti par
toute créature morale ; c'est par cette idée que toute
créature est morale. Sans cette idée, elle ne l'est. pas.
Cette idée se présente sous une forme, sous une autre ;
elle est tantôt obscure, tantôt claire ; ruais cette idée
existe pour tout le monde; elle enveloppe le principe
que moi, métaphysicien et philosophe, je viens de
démêler. Mais la conception de tels principes ne
m'impose pas un devoir plus net que n'impose le sen-
timent confus de l'ordre à toute créature. La différence
qu'il y a entre le philosophe et l'homme ordinaire, c'est
que le philosophe se rend compte de ce qui oblige, tan-
dis que l'homme ordinaire ne s'en rend pas compte;
mais l'obligation reste. L'homme ordinaire en a une
idée vague et peu précise. Interrogez-le-sur les idées
fondamentales de la morale ; il ne vous répondra




pas, ou il vous répondra peu. Interrogez le philosophe, il
vous répondra par un système faux, parce qu'il aura mal
démêlé ce qui est dans la conscience tonfuse de tous les
hommes; et il pourra aussi vous répondre, comme je


VUES THÉORIQUES. :353


crois l'avoir fait, par l'exposition des véritables concep-
tions morales. Mais, dans l'un comme dans l'autre, vous
trouverez l'idée que nous avons une destination ; que
certaines choses sont conformes à cette destination, cer-
taines autres contraires ; que nous sommes dans l'ordre
quand nous faisons les premières, et dans le désordre
quand nous faisons les secondes ; que les autres hommes
ont aussi leur fin à accomplir; qu'ils en sont respon-
sables; que je dois la respecter; qu'il serait indigne de
moi, non-seulement de les empêcher d'être dans l'ordre,
mais encore de ne pas les aider à y être quand ils ont
besoin de mon secours. Tous ces sentiments sont com-
muns à tous les hommes.


Ainsi, la philosophie, ainsi que je l'ai dit mille fois,
ne s'occupant que des questions qui intéressent pro-
fondément l'humanité et que tout homme se pose mille
fois dans la vie sous une forme ou sous une autre, ne
fait qu'éclaircir ce qui est obscur dans la conscience de
tous, et elle n'a raison dans ses systèmes, dans ses con-
clusions, que lorsqu'elle est approuvée par la conscience
de tous, c'est-à-dire quand la conscience de tous se re-
connaît dans la description claire qu'elle donne.


Voilà tout ce que je devais vous dire dans la leçon
d'aujourd'hui. Je suis bien loin d'avoir épuisé tout ce
que je dois vous exposer pour asseoir avec vous les bases
et les différentes parties de la morale que je compte
édifier successivement. Ceci n'est, en quelque sorte, que
le péristyle de ce système que je voudrais pouvoir éta-
blir dans toutes ses parties. Pourtant, j'essayerai, dans
la prochaine leçon, de vous montrer comment, ce point de
départ posé, il faut procéder pour arriver à déterminer
en quoi consiste la véritable fin de l'homme en cette vie.


Remarquez que jusqu'ici je suis dans la forme ; je n'ai
n 23




354 VINGT-NEUVIÈME LEÇON.
pas abordé la matière. Il est vrai que la fin de l'homme
est son bien ; qu'elle est un élément de l'ordre absolu ;
qu'il doit l'accomplir et pas autre chose. Mais quelle est
cette fin de notre nature? Il est absolument indispen-
sable de la fixer jusqu'à un certain point dans ce qu'elle
a de plus général, avant d'entrer dans la détermination
de ce qu'elle est pour chaque cas particulier.


Ainsi, dans la prochaine leçon, quoique certainement
je laisse beaucoup de points, dans ce que je vous ai dit,
qui mériteraient d'être développés et éclaircis, et beau-
coup plus développés et beaucoup plus éclaircis que ja-
mais je n'en trouverai le temps, dans la prochaine leçon
je m'occuperai de la matière de l'idée morale, c'est-à-
dire je vous rappellerai en quoi consiste, en général,
dans cette vie, la fin de l'homme; point que j'ai abon-
damment traité à l'époque où je faisais un cours de
morale générale. L'objet d'un cours de morale générale,
c'est précisément de déterminer les formes de la morale,
et en général quelle est sa matière, ou de démontrer,
en d'autres termes, que l'homme a une fin, et de déter-
miner en général quelle est cette fin. Remarquez une
chose que j'ai développée à celte époque, que de la na-
ture de l'homme résulte la fin de l'homme, et, de sa na-
ture constatée dans les circonstances singulières et ex-
ceptionnelles de la vie présente, sa fin dans cette vie,
laquelle est tout à fait différente de sa fin absolue.
Comme la morale n'est faite que pour cette vie, il est
nécessaire d'arriver : 1° à déterminer en général quelle
est la fin absolue de l'homme, telle qu'elle résulte de sa
nature ; 2° quelle est la fin spéciale de l'homme en cette
vie; car il est empêché en cette via par l'organisation
de ce monde d'aller à sa fin absolue. D'où il suit qu'il
n'est pas appelé dans cette vie à la réalisation de cette


VUES THÉORIQUES. 355
fin, mais seulement à la réalisation de la portion de
cette fin que cette vie lui permet. Il résulte de là. des
conséquences extrêmement graves et extrêmement im-
portantes pour le droit naturel et pour toute la morale
pratique. Ainsi, tout ce que l'homme a en lui-même,
tout ce que les circonstances de cette vie mettent en lui
qui n'est pas de lui, la fin de l'homme, telle qu'elle ré-
sulte de notre nature et de ce que le monde y• ajoute,
voilà ce quel e développerai en peu de mots dans la pro-
chaine leçon ; si je pe réussis pas à embrasser dans
toute son étendue un aussi vaste sujet, je le continuerai
dans la leçon suivante.




TRENTIÈME LEÇON.


VUES THÉORIQUES. — SUITE.


MESSIEURS,


Je viens sans préambule au sujet de ma leçon. Pour
rechercher en quoi consiste la fin de l'homme, ou la
fin d'un être quelconque, il faut préalablement avoir
conçu que tout être a une fin, et que par conséquent
l'homme en a une. Ainsi, il y a, comme je vous l'ai déjà
fait remarquer, dans la détermination de l'idée de bien
ou de la fin de l'homme, deux éléments dont l'un sup-
pose l'autre. La détermination de ce en quoi consiste
notre fin est l'un de ces éléments, la conception que
l'homme a une fin est l'autre, et le premier de ces élé-
ments présuppose le second. De ces deux éléments, l'un,
la détermination de ce en quoi consiste notre fin est
empirique, l'autre ne l'est pas; celai-ci est une concep-
tion a priori de la raison, conception qu'aucune espèce
d'expérience ne peut donner. L'esprit procède de la con-
ception que nous avons une fin à la recherche a poste-
riori de cette fin. Je dis que la recherche a posteriori de
notre fin présuppose l'idée que nous en avons une; car,
pour chercher une chose, il faut en,avoir l'idée. Jamais
de la vie personne, moraliste ou non, ne se serait avisé
de chercher la fin de l'homme, sans la conception a


VUES THÉORIQUES. 357


priori qui nous apprend que l'homme a une fin. Ainsi,
tout p'est pas empirique dans la détermination de notre
bien. lit, en effet, quand nous cherchons quel est notre
bien, nous cherchons, il est vrai, quel est le bien d'un
être particulier, et il y a ainsi un élément contingent et
particulier dans cette recherche ; mais l'i dée même du bien
n'est pas empirique, car elle n'est pas autre chose que
l'idée de la fin d'un être. L'idée de la fin d'un être est
comprise elle-même dans la conception a priori que tout
être en a une, laquelle n'est pas et ne peut être donnée
par l'expérience.


La détermination du bien d'un être présuppose à un
second titre l'idée que cet être a une fin : c'est que la
méthode, par laquelle cette détermination s'opère et peut
seulement s'opérer, dérive de l'idée de fin et de l'idée,
également a priori, du rapport qu'il y a entre la fin d'un
être et sa nature. Ainsi, l'idée de fin, qui est égale à celle
du bien, pour notre raison, est une idée a priori qui
nous est donnée dans la conception d'une vérité absolue
a priori aussi, savoir, que tout être a une fin. Cette idée
donnée, la détermination de la fin d'un être donné est
possible, quoique cette détermination soit a posteriori.
Nous avons l'idée d'une telle recherche; nous avons, de
plus, la méthode par laquelle une telle recherche peut
être accomplie; et cette idée, cette méthode, sans la-
quelle cette recherche ne saurait être accomplie, pré-
suppose la conception a priori.


Messieurs, à cette première conception que tout a une
fin, laquelle est a priori, s'en Unissent deux autres : la
Première, c'est que la fin d'un être est le bien de cet
être, attendu que, pour notre raison, il y a une équation
absolue -entre l'idée de la fin et l'idée du bien de cet être.
Voilà la première des deux conceptions qui s'ajoutent à




358 TRENTIÈME LEÇON.
la conception que tout être a une fin; la seconde, c'est
que ce qu'un être doit faire, c'est précisément d'aller à
sa fin. En d'autres termes, entre l'idée de la fin et l'idée
du bien d'un être, est la troisième idée, à savoir, que ce
que doit faire un être, c'est d'accomplir sa fin, d'ac-
complir ce qui est bien pour lui ; ces :trois idées s'unis-
sent intimement , et c'est par la dernière de ces trois
idées que les conceptions pures de notre esprit exer-
cent et peuvent exercer une action sur notre volonté.


Certainement, si nous nous arrêtions à cette concep-
tion, que tout être a une fin, et que nous en avons une,
et qu'à cette conception ne s'attachât pas l'idée que nous
devons aller à cette fin, et que c'est précisément en cela
que doit consister la règle de notre conduite, la pre-
mière conception n'aurait aucune action sur notre vo-
lonté, pas plus que l'axiome deux et deux font quatre. La


• conception, que tout a une fin, n'exprime qu'un fait
universel ; mais il ne s'ensuit rien pour la volonté, pour
la pratique. Ce qui rend cette vérité pratique, c'est que,
à l'idée que tout âtre a une fin, s'unit immédiatement
l'idée que cette fin est précisément ce à quoi doit tendre
toute la conduite de cet être; en d'autres termes, que la
recherche, la poursuite de cette fin est la loi même de
cet être ; dès lors, et par cette seconde conception, cette
vérité, qui était purement spéculative, et qui n'avait au-
cune action sur notre conduite, devient une vérité pra-
tique. L'idée d'obligation est l'idée de quelque chose qui
agit sur notre volonté. Cela est si évident, qu'on tombe
dans la logomachie lorsqu'on essaye de développer et
d'expliquer cette vérité. Elle est si simple, qu'elle ne
peut pas supporter d'explication. Qui, dit obligation, dit
quelque chose qui agit sut' la raison et sur la volonté.


Tels sont les deux éléments de l'idée qu'un être in-


VUES THÉORIQUES.


359


telligent se fait de ce qui est bien pour lui ou de ce qu'il
doit faire : d'abord, il conçoit qu'il a une fin ; de là l'idée
de chercher quelle est cette fin, et de là la méthode pour
la déterminer ; puis vient la détermination même de
cette fin par la méthode donnée, laquelle achève et
complète l'idée du bien, ou l'idée de ce qu'il doit faire.


Telle est la conception complète de l'idée du bien pour
un être intelligent, et par conséquent pour l'homme.
Appliquons, en effet, tout Ceci à l'homme. Il a une fin.
En vertu du principe absolu que tout être en a une, il
sait que cette fin est conséquente à sa nature, c'est-à-
dire qu'il a une fin particulière, qui n'est pas celle de tel
autre être, parce qu'il a une nature particulière, qui
n'est pas celle de tel autre être. De là la méthode parti-
culière pour déterminer guelfe est sa fin. Il faut qu'il
examine quelle est sa nature, et quelle fin comporte cette
nature ; la méthode est toute simple, la voilà ; mais long-
temps avant que l'idée de fin apparaisse dans notre es-
prit, longtemps avant que l'idée que nous en avons une,
ét qu'elle est relative à notre nature, s'y montre, nous
allons déjà à notre fin ; nous y allons depuis le premier
our que nous existons. Et, en effet, avant que notre


raison soit éveillée, et qu'elle ait compris ce inonde, et
dans ce inonde l'homme, notre nature remplissait ses
fonctions, c'est-à-dire qu'elle aspirait, et, en aspirant,
nous poussait, à sa véritable fin. Elle nous y poussait par
les instincts, c'est-à-dire par les mille voies du désir,
lequel désir n'est lui-même que l'expression de ce qu'est
notre nature. Nous allions donc à notre fin avant que
nous eussions l'idée que nous en avons une. Nous y al-
lions en vertu de l'instinct, et c'est là le mode .instinctif
de détermination.


Quand, du point de vue de l'égoïsme, nous avons assi-




360


TRENTIÈME LEÇON.
gné pour but à notre conduite la plus grande satisfac-
tion de nos instincts, de nos désirs, ou, ce qui revient au
même, de notre nature, et que nous avons agi confor-
mément à cette règle, nous allions encore à notre fin ;
car, aller à la plus grande satisfaction de notre nature,
c'est aller à notre fin, puisque c'est aller à ce pourquoi
notre nature a été faite. Quelle différence y a-t-il donc
entre l'activité morale ou la conduite morale et la con-
duite déterminée par l'instinct, ou dirigée par l'égoïsme?


y a cette grande différence, que, dans les deux der-
niers cas, c'est-à-dire dans la conduite dirigée par l'in-
stinct, ou par l'égoïsme, nous n'avons pas la conception
de notre véritable loi, et que ce n'est pas au nom de
cette véritable loi que nous agissons. En d'autres termes,
nous faisons une certaine chose, qui est celle que nous
voulons faire, sans savoir la raison pour laquelle nous
voulons la faire, sans concevoir que nous devons la faire;
nous faisons par désir ce que nous sommes appelés à faire
par intelligence, par raison, par devoir.


Et pourquoi, messieurs, dans la détermination instinc-
tive, dans la détermination égoïste, n'agissons-nous pas
encore suivant notre véritable loi, en vertu d'un devoir,
d'une manière complétement intelligente? C'est parce
que, quand notre raison cherche à se rendre compte du
motif pour lequel elle agit, quand elle obéit à l'instinct
ou à l'amour de soi, elle ne trouve pas d'évidence dans
les deux propositions qui expriment ces deux modes de
détermination, savoir : que nous devons faire ce à quoi
notre instinct nous pousse, que nous devons chercher
la plus grande satisfaction possible de notre nature. Il
n'y a pas d'évidence dans ces deux propositions, pas plus
qu'il n'y en a dans ces deux autres, qui leur sont parfai-
tement identiques : ce à quoi pousse l'instinct, c'est le


VUES THÉORIQUES. 361
bien ; ce à quoi pousse l'amour de soi, c'est le bien. S'il
y avait évidence dans ces deux dernières propositions,
les propositions : ce à quoi nous poussent l'instinct, l'é-
goïsme, c'est ce que nous devons faire, seraient éviden7
tes ; mais, comme il n'y a pas d'évidence dans celles-là,
il n'y en a pas non plus dans celles-ci: Nous ne pou-
vons pas trouver dans l'instinct, dans l'égoïsme, notre
véritable loi; car nous n'y trouvons pas un but qui
remplisse ce que comporte dans notre esprit l'idée de
bien, et alors nous n'y trouvons pas notre loi, c'est-à-
dire ce que nous devons faire. -Voilà pourquoi, quoi-
que l'instinct nous pousse à notre véritable fin, quoi-
que l'égoïsme nous y dirige, nous n'avons pas trouvé
notre véritable loi, etnousne sommes pas des êtres mo-
raux, tant que nous ne faisons qu'obéir à l'instinct, ou
nous laisser diriger par l'égoïsme. Nous arrivons àl'état
moral le jour seulement où nous avons compris que
nous avions une fin, et que cette fin n'était qu'un élément
du bien ; car dès lors nous sommes sous l'empire d'une
proposition évidente, qui remplit pour nous par une
équation vraie l'idée de bien et l'idée de ce que nous
devons faire; et de plus, cette proposition évidente, qui
satisfait complétement notre raison, nous impose une
obligation nouvelle pour tous les cas, celle d'agir d'une
certaine manière pour arriver à un certain bien ; nous
sommes, en un mot, sous l'autorité d'une loi, et d'une loi
qui est notre véritable loi, tandis que rien décela n'exis-
tait auparavant. Mais de ce point de vue, du point de vue
que nous expliquons, nous découvrons que, sous l'im-
pulsion de l'instinct, comme sous la direction de l'é-
goïsme, nous étions déjà dans le chemin de l'accomplis-
sement de notre fin ; car nous ne pouvons pas avoir
l'idée, comme je le répète sans cesse, que nous avons une




362 TRENTIÈME LEÇON.
fin, sans avoir l'idée qu'elle est conforme à notre nature;
et, de même que l'instinct n'est autre chose que la voix de
notre nature, l'égoïsme n'est que le résumé de l'instinct.


Il est évident que Dieu avait arrangé toutes choses
pour qu'avant que la raison parût en nous, nous allas-
sions, par la seule force instinctive, et par l'effort de • la
raison empirique, du côté de notre destinée. Ainsi se
concilient pour nous le mode instinctif, le mode égoïste
et le mode moral ; ainsi tout est justifié, expliqué ; mais,
en montrant que dans l'instinct nous étions dans le che-
min de notre destinée, que dans l'égoïsme nous y étions
davantage, la conception que nous avons une fin nous
montre toute la différence qu'il y a entre ces modes de
détermination et l'autre, consistant à obéir au motif
moral, c'est-à-dire à celui qui est intelligent. En effet,
je vous ai dépeint la lutte' de nos instincts, et toutes les
imperfections dans la conduite qui en résultait. Pour
l'égoïsme, je vous ai montré également que l'égoïsme
n'était pas une intelligence assez vaste de notre voca-
tion, et que c'est pourquoi il était sujet à mille erreurs.
Ainsi, dans la pratique, la conduite dirigée, soi t par l'in-
stinct, soit par l'égoïsme, est pleine de faux pas. Mais il
y a une différence plus essentielle, c'est celle du motif.
Quand nous obéissons à l'instinct, c'est à nous-mêmes
que nous obéissons. C'est encore à nous-mêmes que
nous obéissons quand nous obéissons à l'égoïsme ; donc,
ce n'est pas à une loi ; tandis que, quand nous obéissons
à la loi en vertu de laquelle nousdevons aller à notre fin
et nous associer à la fin universelle, nous obéissons à.
quelque chose qui n'est pas nous; notre action part de
quelque chose qui vaut mieux qu'elle. En un mot, notre
être s'élève en agissant au nom du motif moral ; tandis
que, quand il agit au nom des instincts, il ne s'élève


VUES THÉORIQUES. 363


pas, il reste en lui. Au nom de l'égoïsme, de l'instinct,
nous secourons les autres: car la sympathie nous pousse
à ne pas faire de la peine, à faire du bien aux autres. L'é-
goïsme bien entendu nous fait comprendre que, si nous
faisons du mal aux autres, ils nous en feront aussi. Par
conséquent, nous pouvons encore de cette manière res-
pecter la fin des autres et même les aider à l'accomplir ;
mais c'est toujours par le motif personnel. Ce n'est pas
en vertu d'une vérité évidente pour nous que nous fai-
sons cela : donc notre conduite n'est pas morale. ais du
jour où notre fin et celle des autres nous apparaissent
comme des éléments évidents du bien absolu, c'est-à-dire
des desseins impénétrables de Dieu, qui, tout impéné-
trables qu'ils demeurent, sont évidemment sages et bons,
dès lors, nous avons autant de raisons de vouloir le bien
des autres, de le respecter, d'y aider, que nous en avons
de vouloir le nôtre. Par conséquent, ce bien devient tout
aussi sacré à nos yeux que le nôtre, et que le bien absolu
que nous ne comprenons pas. Dès lors, c'est en vertu
d'une loi que nous sommes justes, bienveillants, chari-
tables; c'est en vertu d'un motif impersonnel. Voilà la
différence qu'il y a entre ces trois modes de conduite,
partis de trois inspirations qui s'accordent, mais qui ne
sont pas identiques. Vous devez voir le pas que nous
faisons quand nous quittons l'égoïsme pour entrer dans
le mode moral. Vous voyez que nous y entrons par la
.raison, laquelle résout, par une équation évidente, ce
problème : Qu'est-ce que le bien? Et, dès que cette solu-
tion est trouvée par la raison l'idée de notre bien est
fixée; l'idée qu'il est obligatoire est fixée ; et une mé-
thode est donnée pour déterminer où est le bien qui
s'appliquerait à la création tout entière. Armés de cette
idée fondamentale et souveraine, que la fin de tout,


u




864
- 'MENTISME LEÇON.


c'est le bien absolu, que le bien de chaque chose, c'est
la fin de chaque chose, et que les fins particulières de
tous les êtres sont les éléments de la fin absolue, et,
par conséquent, des fragments du bien absolu, armés
de cette idée suprême et de la méthode qui s'ensuit
pour déterminer la fin du tout ou des êtres particu-
liers, nous aboutissons, dans l'application à ce résul-
tat : c'est qu'il faut, pour déterminer la fin d'un être,
que la nature de cet être puisse être étudiée, et con-
nue. Or, dans ce vaste univers, non-seulement la na-
ture d'une foule d'êtres qui sont perceptibles à nos
sens ne peut être pour nous profondément et véri-
tablement connue , mais de plus l'immensité de ce
monde nous échappe, et nous n'en voyons qu'un très-
petit point ; et, par conséquent, bien que nous soyons
sûrs que le tout ait une fin, et que, dans ce tout, cha-
que chose en ait une, comme nous ne pouvons dé-
terminer la fin que d'un très-petit nombre d'êtres, nous
ne sommes tenus de respecter que ce très-petit nombre
d'êtres ; car nous ne pouvons pas respecter ceux que
nous ne connaissons pas. Ainsi, dans la partie qui nous
est connue de la fin de chaque chose, nous nous asso-
cions à la fin universelle, à l'ordre universel qui n'est
que l'accomplissement de cette fin. Mais nous ne pou-
vons nous y associer autrement que par les détails;
nous ne pouvons pas nous y associer dans l'ensemble.
Ainsi, ce qui fait que nos devoirs sont si restreints dans
cette vie, qn'ils ne s'étendent guère au delà de nous-
mêmes et de nos semblables, c'est que nous ne con-
naissons pas d'une manière claire, nette, la lin des
autres êtres qui nous entourent. Ainsi, dès que nous
passons aux animaux aux plantes,' aux minéraux, à
toutes ces créatures qui remplissent avec nous ce petit


VUES THEORIQUES. 365


monde, qui n'est qu'un imperceptible fragment du
grand, dès lors les obscurités abondent. Qui pourrait
dire pourquoi les plantes ont été faites, pourquoi les ani-
maux l'ont été? Là, la difficulté commence ; et là s'ob-
scurcit le devoir. Pour nous, notre fin nous est indiquée
déjà par la nature de nos désirs, de nos penchants; celle
des autres hommes, de nos semblables, est identique à
la nôtre : donc, cette partie de l'ordre nous est sacrée,
parce que nous la connaissons. Au delà de cette partie
de l'ordre que nous connaissons, la lumière s'évanouit ;
plus rien de certain ne nous apparaît; dès lors le devoir
cesse, ou du moins s'affaiblit. Mais quand nous sortons
des limites de ce monde et que nous nous demandons :
Mais cette terre, quelle est sa fin? Mais les êtres qui peu-
plent ce globe, quelle est leur fin ? La fin du tout,
quelle est-elle'? Là, toute lumière disparaît, et la mé-
thode qui détermine la fin ne peut plus s'appliquer.
Mais il reste une vérité : c'est que tout a une fin, et que
cette fin est Dieu, puisque Dieu l'a imposée ; c'est que la
loi de l'univers, que nous ne connaissons pas, c'est la
marche suivie d'après les lois voulues de Dieu. Alors,-
nous nous associons par la pensée, par le coeur, à cet
ordre universel ; nous ne pouvons le respecter que de
loin; nous ne pouvons ni l'aider ni le contrarier. 11 ne
reste que plus sacré pour nous de réaliser la partie de
l'ordre que nous devons accomplir, et que sont chargés


- d'accomplir autour de nous les êtres qui nous ressem-
blent. Là se limite, s'arrête le devoir.


Vous voyez que la forme de l'idée morale embrasse
tout, mais vous voyez en môme temps que la matière,
si je puis parler ainsi, est entièrement restreinte.


Appliquons donc, messieurs, à l'individu humain
la méthode pour déterminer sa fin, et voyons ce que




366 TRENTIÈME LEÇON.
donne cette méthode. En déterminant ma fin, je dé-
termine celle de tous les êtres semblables à moi.


Messieurs, j'ai consacré un cours d'une année à
déterminer la fin de l'homme, et je ne puis dans
cette leçon que résumer d'une manière très-rapide ce
que j'ai dit. Quand j'arriverai aux différentes parties de
la règle de la conduite humaine, vous sentez que je
descendrai de ces généralités pour fixer, dans chacune
de ces situations principales où l'homme peut être
placé, quelle est sa fin, et comment il faut qu'il agisse
pour y aller. Par 'ces deux raisons : 1° parce que j'ai
consacré une année tout entière à résoudre le pro-
blème général de la fin de l'homme; 2° parce que toute
la suite de ce cours doit être le développement de
cette recherche, et enfin parce que je n'ai que cette
leçon, je suis condamné à me renfermer dans les
plus grandes généralités. Mais, néanmoins, vous
aurez une. vue de l'ensemble, et c'est là ce que je
dois faire dans les prolégomènes du cours de droit
naturel.


Messieurs, l'idée que nous nous sommes faite de
l'homme d'après l'observation nous montre qu'il y a
en lui des instincts, des tendances, des désirs, le mot
n'y fait rien, par lesquels sa nature s'exprime et se ré-
vèle primitivement, et tant que dure son existence en
ce monde; qu'il y a de plus en lui des facultés, c'est-à-
dire des instruments qui répondent aux désirs et aux
tendances qu'exprime sa nature, et qui ont chacune
pour destination évidente de satisfaire quelques-unes de
ces tendances; qu'il possède une faculté de comprendre
dont l'objet est de l'éclairer et sur la nature des choses
que son être réclame par ses désirs, et sur le meilleur
emploi à faire de ses facultés pour satisfaire ces mêmes


VUES THÉORIQUES.


367


désirs; enfin, qu'il y a en lui une force de direction
qu'on appelle volonté ou empire sur soi, qui a pour
fin, sous l'autorité supérieure de l'intelligence et de la
raison, ou de la faculté qui comprend, de diriger ces
différents instruments qui ont été mis en lui, de la
manière la meilleure pour arriver à la satisfaction de
notre nature.


Voilà ce que la philosophie enseigne sur les facultés
de la nature humaine. C'est là la division la plus vraie
de ces facultés.


Ainsi, par exemple, pour citer des cas particuliers,
nous avons un ardent désir de connaître; c'est une des
tendances persévérantes de notre nature, c'est aussi une
de celles qui s'y manifestent dès qu'elle paraît en ce
monde. Il y a en nous une faculté qui correspond à
cette tendance, qui est chargée de la satisfaire, c'est ce
qu'on appelle l'intelligence. L'intelligence contient elle-
même une faculté de comprendre, qui nous fait aperce-
voir notre désir de connaître; qui voit que par consé-
quent il est dans notre fin que nous le satisfassions, et
que nous avons une faculté qui est faite pour cela; qui
nous apprend de quelle manière il faut diriger cette fa-
culté pour qu'elle arrive à la plus grande satisfaction
possible de cette tendance. Enfin, à l'aide de la volonté,
nous exécutons, en gouvernant nôtre faculté intellec-
tuelle , ce que prescrit la raison ou la faculté qui
comprend.


Voyez l'harmonie de toutes ces parties clans cet autre
exemple. Nous avons une tendance non moins forte,
non moins permanente, primitive, essentielle à notre
nature : c'est la sympathie, qui, dans son acception et
dans sa tendance la plus générale, nous pousse à l'union,
à l'harmonie, à l'association avec tout ce qui de loin ou




368 TRENTIÈME LEÇON.
de près est actif comme nous, c'est-à-dire est cause ou
force. Elle nous lie, ou nous pousse à nous lier, spé-
cialement avec tous ces êtres qui, comme nous, sont
des causes intelligentes et libres ; ultérieurement et
moins fortement avec les êtres qui sont un peu in-
telligents et actifs, comme les animaux ; ultérieure-
ment encore, et de moins en moins fortement, avec les
plantes, parce que là il y a aussi vie et développement ;
enfin, avec tout ce qui dans la création a quelque chose
de notre nature, c'est-à-dire qui est cause, cause à
tous les degrés possibles. La sympathie a toute cette
portée ; elle nous pousse à l'union avec tout ce qui vit,
à commencer par Dieu, et à finir par le dernier être
créé, qui possède une étincelle de vie. La sympathie
n'est que très-imparfaitement satisfaite dans cette vie;
c'est de toutes nos tendances celle qui l'est le moins.
Eh bien! une foule de nos facultés correspondent en
nous à cette tendance et ont pour objet spécial de la,
satisfaire. Pour n'en citer qu'une, je prendrai la faculté
expressive, celle qui nous met en communication avec
les autres hommes, qui nous permet de leur faire part
de tout ce que nous voulons, de tout ce que nous pen-
sons. Gouvernée d'une certaine manière par notre vo-
lonté, à la lumière de notre intelligence qui voit pour-
quoi elle est faite et ce qu'elle est chargée d'accomplir
en ce monde, cette faculté aboutit, même en cette vie, à
une satisfaction assez grande de la tendance sym-
pathique.


Vous voyez déjà cet accord entre ia tendance d'une
part, la faculté de l'autre, et puis le pouvoir directeur
ou exécutif qui se compose de la volonté, plus de l'in-
telligence. Voilà ce que nous trouvons sans cesse en
nous. Ce phénomène, que je viens de montrer dans


VUES THÉORIQUES. 369
deux cas, se répète relativement à toutes nos tendances,
de manière que nous aurions découvert la fin absolue
de l'homme, telle qu'elle résulte de la nature, si nous
avions fait le compte psychologique de toutes les ten-
dances de notre constitution. La psychologie, qui est le
fondement, le point de départ, la condition de toutes
les sciences philosophiques quelconques, quoiqu'elle ne
soit pas la seule, est très-peu avancée ; et la preuve,
c'est que vous chercheriez vainement, dans les annales
(le la philosophie, à commencer à Thalès et à finir à
Condillac, une étude forte, sérieuse, approfondie des
tendances primitives, ou de ce que j'ai appelé indiffé-
remment, dans le cours de ces leçons, les instincts pri-
mitifs de la nature humaine; et pourtant c'est là qu'est
le secret de la conduite des hommes, car c'est par là
que la nature s'exprime, et qu'elle trahit son organisa-
tion et ce pourquoi elle a été faite. Je sais bien que là
n'est pas toute la fin de l'humanité, qu'elle n'est pas
mbins à ce que ses tendances soient satisfaites d'une
certaine façon qu'à ce qu'elles soient satisfaites. Je crois,
et il est évident, que le mode rationnel, libre, volon-
taire, intelligent, actif, par lequel ces tendances doivent
arriver à leur satisfaction, n'est pas moins essentiel à la
fin de l'homme que cette satisfaction même. Mais, enfin,
la solution de la question qui a pour objet la fin de
l'homme est, au fond, dans la détermination de ces ten-


- dances en ce qu'elles ont de distinct, et quant aux buts
divers vers lesquels elles nous poussent. Si, par exemple,
vous n'apercevez dans la nature de l'homme, sur dix ten
dances pareilles (je suppose que tel en soit le nombre),
que cinq, la moitié de l'homme vous échappe. Suppo-
sez que vous n'aperceviez pas dans la nature humaine
cette tendance dont je vous parlais tout à l'heure, qui est


n — 24




37 -0 TRZNTIEME LEÇON.
la sympathie, vous pl aceriez peut-être dans la connais-
sa$lce toute la fin de l'Ihomme; vous croiriez que l'amour
n'nf est pour rien. Supposez que vous laissiez échapper à
v&-tre analyse l'activité; ou le besoin de faire, ou l'amour
duo pouvoir, l'ambition, si vous voulez; eh bien I cette
te dance supprimée, une partie essentielle de l'homme
se trouve en même temps supprimée. Si vous en sup-
p i;Jrniez enfin la curiosité, ou ce besoin qui nous pousse
à Connaître, vous ne verriez pas que la science absolue
este comprise dans la véritable fin de l'homme. Ainsi,
selon que vous ferez une analyse plus ou moins exacte,
plus ou moins vraie, des tendances primitives de la
nature humaine, vou s arriverez à une détermination
plu-1s ou moins exacte, plus ou moins vraie, de la véri-
table fin de l'homme telle qu'elle résulte de sa nature.


Je ne veux, en voue disant cela, que vous montrer
corament il faut procéder pour découvrir quelle est
la fin de l'homme; car, en fait, bien que les philosophes
n aient pas déterminé la fin de l'humanité, cela n'a pas
empêché l'humanité (l'aller à sa fin. Il est impossible
que l'humanité ne sait pas perpétuellement et conti-
nuellement dans le véritable chemin de sa fin et de sa
fin tout entière; tout cola ne dépend pas de la philoso-
phe, de l'exactitude de ses résultats; s'il fallait que
l'humanité attendît les résultats de la philosophie pour
amer à sa fin, l'humanité serait morte et détruite depuis
le commencement. Quels que soient donc les résultats de
la philosophie, en fait, la nature humaine, agissant dans
cheque homme, y agissant tout entière, pousse chaque
hoeme, par conséquent l'humanité tout -entière, à sa
fin. Ce n'en est pas moins une question de la plus haute
fimeortance que de déterminer quelle est cette fin : car
c'est faire la science d'une chose qui se fait toute seule,


VUES THÉORIQUES 371
nstinctivement ; c'est mettre clairement dans la loi mo-


ral° ce que chacun y sent plutôt par inspiration qu'au-
trement. lit vous voyez que, dans ce cas comme dans
tous, la philosophie n'aboutit jamais qu'à éclaircir ce
que tout le monde sait. C'est ainsi que la science doit
procéder pour arriver à déterminer la fin de l'homme.


Maintenant, j'arriveàun autre poin t, qui est d'une haute
importance : c'est que la fin de l'homme, telle qu'elle
résulte de sa nature, telle que l'implique sa nature, ne
s'accomplit pas parfaitement dans cette vie, et même est
impossible à accomplir parfaitement dans cette vie.


Messieurs, prenez une tendance quelconque de votre
nature, et voyez si cette tendance est, dans aucun individu
humain, je dis plus, est, dans l'espèce. humaine tout en-.
tière, complètement satisfaite. Il est évident qu'elle n'est
complètement satisfaite ni dans l'individu, ni dans l'es-
pèce. Il est évident, bien plus, que, tant que le monde
sera organisé comme il l'est, et il ne peut pas l'être au-
trement qu'il ne l'est, il y a impossibilité à ce qu'aucune
des tendances de notre nature soit complètement satis-
faite, ni dans l'individu, ni dans l'espèce. Savez-vous ce
que c'est que la satisfaction d'une tendance de notre
nature? C'est, pour l'intelligence, la connaissance ab-
solue; pour la sympathie, l'union absolue et l'harmonie
complète des êtres entre eux. Or, il est très-évident,
pour m'arrêter à ces deux exemples, que la science ab-
solue, et cette harmonie et cette union parfaite des êtres
entre eux, sont absolument irréalisables dans l'organi-
sation de ce monde, tel qu'il est. Et qu'on ne dise pas
que cela tient à l'organisation de la société ; et qu'en or-
ganisant autrement la société on arriverait à la parfaite
et complète satisfaction des tendances de notre nature,
comme le prétend une secte très-moderne. Il n'y a pas




372 TRENTIÈME LEÇON.
d'organisation de la société qui puisse aboutir à. la science
absolue ; il n'y a pas d'organisation de la société qui
puisse aboutir à l'union complète des êtres entre eux
dans ce monde. Assurément, par des organisations plus
ou moins habiles de la société, on peut augmenter la
somme de satisfaction des différentes tendances de notre
nature, et, peut-être, de toutes. C'est en cela que con-
siste le progrès de la science sociale. Ainsi, dans le
temps présent, la sympathie de chaque individu est in-
finiment plus satisfaite qu'elle ne l'est à l'état barbare, à
l'état pastoral, à l'état de peuple chasseur, dans les dif-
férentes situations où nous avons vu l'espèce humaine
arriver successivement dans la carrière de la civilisa-
tion. Sans aucune doute, la curiosité, la sympathie, sont
infiniment mieux satisfaites dans l'ordre de choses ac- .
tuel que dans les ordres de choses précédents ; mais
mesurez la réalisation avec la satisfaction complète de
nos tendances, et vous comprendrez qu'il n'y a pas d'or-
ganisation sociale qui puisse porter remède à ce mal
inévitable, qui est attaché à la condition d'ici-bas.


On peut donc avancer par la civilisation vers la fin
pour laquelle notre nature a été faite, mais on ne peut
pas l'atteindre dans le monde organisé comme il l'est.


Tout le travail de l'humanité tend vers cette fin et vers
ces différents éléments; mais il y tend avec une éter-
nelle résistance de la part des choses. Il avance, mais
le but est impossible à atteindre; le but est au delà de
toute la portée de ses efforts. Sans doute, dans le temps
présent, nous pouvons nous féliciter d'être arrivés, dans
la carrière de la fin de l'humanité, à un certain degré où
la vie est assez douce ; mais elle est douce relativement ;
et, quand vous ètes arrivés au terme de la connaissance
humaine telle qu'elle existe, les problèmes qui vous in-


VUES THÉORIQUES. :373


téresseraient le plus se trouvent encore insolubles, et
non-seulement ceux que vous concevez, mais ceux que
vous ne concevez pas; car vous savez que, dans cette car-
rière de la connaissance humaine, une foule de problè-
mes se posent, se détaillent; la carrière s'étend à mesure
que la connaissance se développe. Ainsi, l'obstacle est le
caractère de la condition humaine; l'obstacle rencontré
par toutes nos facultés travaillant toutes à la satisfaction
de nos tendances, l'obstacle est là, il est dans" la condi-
tion de ce monde. Cet univers, organisé comme il l'est,
est, pour me servir de ma formule, la mise en opposi-
tion des différentes destinées, des différents développe-
ments ici-bas. Tout être en borne un autre, et est borné
par tous les autres ; nous ne faisons que nous borner
mutuellement, et. tout l'art de la civilisation ne consiste,
pour l'espèce humaine, qu'à mettre en harmonie, à
rendre parallèles, des forces qui naturellement ne l'é-
taient pas du tout. Chaque découverte nouvelle dans la
science sociale tend à rendre parallèles des forces qui
étaient eft opposition, et toutes les découvertes des
sciences naturelles ou physiques sur la nature ne ten-
dent qu'à mettre en harmonie avec notre force des forces
aveugles qui étaient en lutte avec elles. Ainsi, toutes les
fois qu'on découvre la loi d'une force naturelle, de la
vapeur, de l'air, qu'arrive-t-il ? C'est que, connaissant la
loi de cette force aveugle, vous dirigez cette force dans
le sens de vos desseins ; d'opposée qu'elle était à vous,
elle devient parallèle à vous, elle devient un instrument
entre vos mains. La civilisation tend à mettre en har-
monie toutes les forces qui l'animent, particulièrement
les forces humaines; car, avant la civilisation, ces forces
étaient plus ou moins en opposition. allais, entre l'har-
monie complète et le degré d'harmonie que la puissance




374 TRENTIÈME LEÇON.
humaine peut à la longue établir entre les forces qui
animent ce monde, il restera toujours un espace incom-
mensurable.


Il suit de là que la fin absolue de l'homme, telle
qu'elle résulte de sa nature, n'est pas réalisable dans ce
monde ; par conséquent que l'homme et l'espèce n'ont
pas été mis en ce monde pour arriver à la réalisation
de cette fin ; car, s'ils y avaient été mis pour cela, le
monde aurait été organisé pour que cela fùt possible.
Or, cela ne l'est pas, donc ce n'est pas pour cela qu'ils y
ont été mis. Il est donc évident que la fin de la vie pré-
sente n'est pas cette fin absolue, qu'elle en est distincte.
Reste à savoir quelle est la fin de la vie présente.


Messieurs, quand on y regarde de près, on trouve que
cette circonstance môme, que la condition présente met
obstacle à la satisfaction de toutes nos tendances et au
développement de toutes nos facultés, engendre en nous
et y crée certaines choses qui sont de la plus haute im-
portance pour nous et pour l'accomplissement de nos
destinées. Bientôt, quand on y regarde encore de plus
près, on trouve qu'elles sont tellement importantes, qu'il
était indispensable qu'elles fussent. Alors, quand on en
est arrivé à ce degré, la vie actuelle, avec toutes ses mi-
sères, est complétement expliquée ; elle est démontrée
nécessaire à la destinée de l'homme. Que crée en nous
l'obstacle ou la condition actuelle? 11 y crée d'abord la
direction de nos facultés par la volonté et l'intelligence;
car, admettez qu'au début, dans l'enfant, tous les in-
stincts de sa nature le poussant à travailler à satisfaire
toutes ses facultés, il n'eût rencontré à cette espèce de
satisfaction nulle difficulté, nul obstacle : il est évident
que jamais la volonté, ou l'empire sur nous-mêmes, ne
se fût éveillé en lui. Il est évident, de plus, que si la


VUES THÉORIQUES. 375


raison s'y fût éveillée, elle n'aurait existé que pour con-
templer l'âtre allant à sa fin naturellement et sans ob-
stacle, et sans qu'il s'en mêlett.La raison eût été en nous
ce qu'elle est en nous à la vue des choses extérieures,
une simple spectatrice; et, quant à la volonté et à la li-
berté, elles ne se seraient pas éveillées, parce qu'elles
n'eussent pas été nécessaires. Ce qui fait que l'interven-
tion de la volonté, c'est-à-dire l'empire acquis par
l'homme sur lui-même, et la direction par lui perpé-
tuelle et continuelle de ses facultés, est nécessaire, c'est
que les facultés non dirigées viennent se heurter contre
l'obstacle et ne savent pas le tourner. Il faut, pour tour-
ner l'obstacle, ou pour le renverser, quand il est ren-
versable, la direction intelligente de la liberté. La liberté,
ou l'empire que nous avons sur nous-mêmes, concentre
sur le point qui résiste toute la force de nos facultés, qui
acquiert ainsi une puissance quintuple, décuple. De plus,
l'intelligence a recours à une méthode, à un art, à. des
moyens pour aider la force des facultés ou pour y sup-
pléer, quand cette force ne peut pas devenir assez grande
pour tourner l'obstacle, quand il ne peut être renversé.


Ainsi, dans le chemin do l'accomplissement de notre
destinée, l'obstacle que nos tendances et la liberté ren-
contrent éveille en nous la liberté et y crée la personne,
c'est-à-dire l'être qui sait se posséder, qui use de ce
qu'il a en lui pour aller à sa fin, la comprend et
la


v it.
Voilà ce que crée l'obstacle. Or, l'obstacle, c'est la


condition humaine. Si l'obstacle n'eût pas existé, il n'y
aurait eu pour nous, non-seulement pas de liberté (car
elle ne serait pas éveillée en nous), mais encore il n'y
aurait eu ni vertu ni vice, ni bien, ni mal; l'homme ne
serait pas devenu un être moral. En effet, en quoi con-




376 TRENTIÈME LEÇON.
siste le bien moral? Dans l'accomplissement libre et in-
telligent, par la volonté, de la loi, c'est-à-dire de notre
ordre, c'est-à-dire de notre fin, dans chaque circonstance
particulière. Sans cela, nous nous serions livrés à l'im-
pétuosité de nos passions du moment. Mais l'intelligence
est là qui concerte ce que nous devons faire; la volonté
est là qui veut l'exécuter. Quand elle le fait, elle est ver-
tueuse; quand elle ne le fait pas, elle est coupable. C'est
là. ce qui rend l'homme moral, digne. La personnalité
d'une part, la moralité de l'autre, résultent de la condi-
tion actuelle. Supposez une condition qui ne contienne
aucun obstacle à notre fin, tout cela était impossible ;
nous serions allés à notre lin d'une maniere passive, si
l'on peut parler ainsi quand on parle d'une chose active.
C'eùt été le ressort de la montre, une fois tendu par la
main de l'ouvrier, se détendant successivement, et mar-
quant les heures jusqu'à la nuit; mais ce ressort n'eût
pas participé à l'effet produit. Nous serions lestés des
choses, nous ne serions pas devenus des personnes.
Telle est la différence qu'il y a entre les choses et les
personnes. D'où vient que nous nous élevons de l'humble
condition de l'être qui n'est qu'une chose à la condition
sublime d'une personne? D'où vient qu'il y a du bien mo-
ral, et que nous devons l'atteindre? Cela vient de ce que
le monde est fait comme il l'est ; de ce que nous ne fai-
sons point un pas vers notre fin, sinon à la sueur de notre
front. Une autre chose serait arrivée dans l'hypothèse
que je fais : c'est que le bonheur même qui résulte de
la satisfaction de notre nature, car il est dans l'émo-
tion agréable qui résulte elle-même de cette satisfaction,
eût existé complet pour chaque individu, mais par cela
même n'eût pas été senti. Et, en effet, nous ne sentons
le bonheur ou l'émotion agréable que par le contraste


VUES THÉORIQUES. 377
de l'émotion pénible. Un être qui aurait rencontré
coinme son état naturel la satisfaction parfaite et conti-
nuelle de tous les désirs de sa nature, et dont la vie mor-
telle se serait écoulée dans cette satisfaction, cet être,
assurément, n'aurait pas senti le mal ; mais cet être au-
rait été insensible à son bien. Ce qui fait que nous sen-
tons le bonheur, c'est la vie, cette vie dont la condition
est la douleur.


Il y a plus : c'est que, pour notre raison, le bonheur
qui n'a pas été mérité, est sans dignité, n'est rien. Il y a
dans notre raison une conception qui nous dit que le
mérite est la condition du bonheur, sa condition natu-
relle et vraie, que le bonheur avant le mérite, c'est un
contre-sens ; que le bonheur est dans notre fin, puis-
qu'il est l'effet nécessaire de l'accomplissement de notre
fin ; mais qu'il est là comme récompense de l'effort que
nous faisons pour atteindre et conquérir notre fin.
Notre raison, en d'autres termes, subordonne, comme
l'effet et la conséquence, le bonheur à la vertu, le bon-
heur à l'effort. Or, dans l'hypothèse que je fais, et qui
est le contraire de la vie actuelle, le bonheur serait venu
avant le mérite ; il n'y aurait jamais eu possibilité ni
pour la vertu, ni pour la morale, de venir. Pour réaliser
ces grandes choses, il faut que l'homme devienne une
personne semblable à Dieu. Or, Dieu, que fait-il ? 11 crée
par sa volonté et par son intelligence ; il est la personne


• éminente, la personne complète. Or, pour que l'individu
humain devînt une créature personnelle et cessât d'être
une chose, qu'il devînt semblable à Dieu, et s'associât
librement et volontairement au plan de la création
dans les étroites limites de son pouvoir, pour qu'il de-
vînt vertueux, qu'il arrivât à la dignité morale, pour
qu'il sentît le bonheur, qu'il en fût digne, il fallait, non


4




378 TRENTIÈME LEÇON.
pas une condition dans laquelle l'accomplissement absolu
de la fin fût possible, mais où elle fût impossible, c'est-
à-dire une condition remplie d'obstacles.


La vie présente n'est donc pas- un accident ; la vie
présente était nécessaire ; elle n'est pas seulement ex-
pliquée, elle est complétement justifiée. Il n'y a per-
sonne, en effet, qui voulût, qui osa même, dans sa
pensée, préférer la condition heureuse que j'ai décrite
tout à l'heure à la condition que nous donne, que nous
fait cette vie. Oui, tout homme qui a le sentiment de la
dignité d'être une personne, de la dignité de pouvoir
être vertueux, de pouvoir s'associer à Dieu dans le plan
de la création, de la dignité de pouvoir le comprendre,
de pouvoir sentir l'ordre universel,l'entrevoir, le réaliser
en nous, tout homme qui a cela dans l'esprit (et tout
homme l'a à un degré quelconque), ne peut hésiter à
préférer le bien actuel, tel qu'il est, avec le mal physique
et moral qui s'y mêle, à. la condition qui nous aurait
attendus dans un ordre-de choses où nous aurions
éprouvé la complète satisfaction de nos tendances.


Ainsi la vie actuelle est éminemment bonne, parce
qu'elle est éminemment mauvaise. Sa bonté est clansle mal
qu'elle contient ; car au prix de ce mal est la moralité, la
personnalité. Si cela est, il en résulte deux conséquences :
la première , que le but de cette vie n'est pas tant
dans les pas que nous pouvons faire vers notre fin ab-
solue, c'est-à-dire, vers la connaissance, vers la puis-
sance, vers l'union avec les êtres semblables à nous,
ou différents de nous ; que ce but est moins dans tout
cela, qu'il n'est dans la production du bien moral, dans
la création énergique, toute-puissante, de la personna-
lité en nous. Nous rendre libres, c'est-à-dire maîtres de
nous, nous servir de cette liberté dans la voie de notre


VUES THÉORIQUES.


379


véritable fin, ne pas agir par passion, ou par calcul,
mais au nom de l'ordre, voilà le vrai but de cette vie ;
et c'est le vrai but de cette vie, parce qu'il dépend de nous
de l'atteindre, tandis que l'autre but ne dépend pas de
nous. C'est ce qui justifie le créateur de l'inégalité avec
laquelle il semble avoir réparti les différents êtres qui
se sont succédé dans les siècles. On pourrait dire à
Dieu : Vous me faites naître dans une société avancée, •
civilisée, où la somme de bonheur est grande, la somme
de mal considérablement diminuée, où grâce aux lu-
mières, à l'éducation, à la tradition, je vois mieux mon
devoir, et puis le faire plus aisément. Il n'y a pas d'éga-
lité entre ma position et celle du sauvage dans les fo-
rêts du nord de l'Amérique, et celle des Huns , des
Vandales, qui envahissaient l'Empire romain. Il n'y en a
pas entre cette condition et celle des peuples qui erraient
dans leurs forêts dix siècles avant Jésus-Christ. Oui,
il semble qu'il y ait là une grande inégalité ; elle serait
immense, si la fin de cette vie était d'atteindre la fin véri-
table de l'homme. Mais la fin véritable de la vie, c'est de
créer en soi la personne humaine, la personne morale.
Or, cette création peut être tout aussi complète chez le
sauvage que chez l'homme civilisé. Et en effet, messieurs,
le mérite n'est pas proportionné aux lumières. Je puis
ne pas entrevoir ma véritable fin, n'en voir que de très-
faibles éléments ; je puis l'entrevoir d'une manière très-
étendue. C'est la différence qu'il y a entre le sauvage, le
barbare et moi. Si, avec ma conscience, dans le premier
cas , je suis aussi fidèle à un ou deux premiers points de
l'ordre qu'aux mille que j'aperçois maintenant, je suis
aussi vertueux ; si je fais autant d'efforts pour arriver à
un but parfait que je puis en faire dans un meilleur
t
-itt pour arriver à un but plus parfait, je suis aussi ver- .




380 TRENTIÈME LEÇON.
tueux, j'ai accompli la véritable fin de cette vie. La
véritable fin de cette vie ne dépend d'aucune cause
extérieure, elle dépend tout entière de l'individu. Nous
portons en nous tous la réalisation de notre véritable
destinée ici-bas, pourvu que nous y apportions toute
notre intelligence pour la comprendre, tout notre cou-.
rage pour y aller.


Voilà donc la vraie fin de celte vie, laquelle ne peut -
être accomplie qu'autant que nous marchions vers la
fin absolue.




Une seconde conséquence est bien plus évidente 0
aussi évidente que celle-là, et tout aussi importante. Nous
venons de fixer la condition de la vie actuelle ; et quelle
condition ? la condition que, clans cette vie seront réali-
sées les qualités de notre nature qui nous rendront
dignes de notre fin véritable, de notre fin absolue. Donc
tout ce que nous venons de dire, s'il n'y avait pas une
ou plusieurs autres vies, serait absurde.


D'un autre côté, ma nature est là, elle est faite d'une
certaine façon ; en vertu de son organisation, elle a des
désirs' qui ont une fin et qui ont un but. 11 y a en moi
une intelligence qui comprend toute la portée de ces
désirs, une sensibilité qui est horriblement malheu-


se satisfaire sur cette terre. 11 y a aussi en moi des fa-
peuventreuse ; car ces désirs meurent impuissants et ne


cultes qui, malgré des obstacles, possèdent toutes le
pouvoir nécessaire pour satisfaire ces tendances. Tout
cela, je le comprendrais en moi ; je serais malheureux
dans la condition actuelle ; je m'expliquerais cette con


-dition; j'en verrais la nécessité, les convenances, dans
une certaine hypothèse que ma nature réclame tout
entière, et cette hypothèse ne serrait qu'une chimère
possible, absurde ! La plus grande absurdité imaginable


VUES THÉORIQUES.
381


serait, au contraire, que cette vie fût tout : je n'en con-
nais pas de plus grande dans aucune branche de la
science. La plus grande absurdité et la plus grande con-
tradiction imaginable serait que cette vie fût tout; donc
il y en aura une autre.


Cette autre vie sera-t-elle une ou multiple? sera-ce une
succession de vies dans lesquelles l'obstacle ira dimi-
nuant, ou bien serons-nous plongés, en sortant de cette
vie, dans une vie sans obstacle? On peut choisir entre
ces deux hypothèses. Ce que nous pouvons affirmer,
sous peine de condamner à l'absurdité l'univers , le
monde, la vie actuelle, l'homme, Dieu, tout, c'est que
cette vie n'est pas tout, et que la fin d'une autre vie sera
l'accomplissement de notre véritable fin, et non plus la
création de la personnalité morale, à moins qu'on n'ad-
mette une succession de vies où cette personnalité soit
augmentée, jusqu'à ce qu'enfin la création personnelle
soit achevée, et qu'il soit donné une vie dans laquelle la
fin véritable de l'homme soit possible, complète. •


Telle est, messieurs, mon opinion sur les bases, les
tendances de la murale. Je vous l'ai exposée dans la


- partie métaphysique avec toute l'obscurité et les incon-
vénients qu'entraîne toujours cette partie; mais enfin,
à travers toute l'imperfection de mon exposition, vous
Pouvez apercevoir l'ensemble, et je n'ai pas souci des
détails; ces détails, quand ils viendront, ne feront qu'é-
claircir ce que j'ai dû laisser obscur.




TRENTE ET -UNIÈME LEÇON
VUES THÉORIQUES. - SUITE.


MESSIEURS,


Vous avez pu remarquer que, dans tout ce que j'ai dit
sur ma doctrine relativement aux bases de la morale,
je me suis spécialement attaché à déterminer l'idée du
bien. C'est en effet là le point fondamenlal. Autour de
cette idée, et des conceptions qui l'engendrent dans l'es-
prit de l'homme, il y a pourtant d'autres faits qui sont
également des faits moraux, parce qu'ils accompagnent
la notion du bien ; et non-seulement parce qu'ils l'accom-
pagnent, mais parce qu'ils la complètent. J'ai négligé
un peu tous ces faits accessoires, et je les ai négligés
parce que je me suis souvenu que j'avais fait dans cette
faculté un cours de morale générale, et que dans ce
cours j'avais fort au long exposé, non-seulement la con-
ception morale proprement dite, mais encore toutes les
conceptions et tous les faits sensibles qui s'y rattachent.
Je me suis souvenu que mon objet, dans un cours de
droit naturel, ne devait être que de rappeler rapidement
les bases de la morale, en appuyant principalement sur
la notion du bien, parce que c'est de cette notion du bien
en soi que doivent sortir, pour chacune des situations
dans lesquelles l'homme peut se trouver, les règles de


VUES THÉORIQUES.
383


la conduite qu'il a à tenir dans chacune de ces situations.
Néanmoins, avant d'arriver aux branches différentes du
droit naturel, il est bon de rappeler à cet auditoire les
faits qui accompagnent le fait moral proprement dit,
qui le complètent, qui ajoutent à la notion du bien d'au-
tres notions très-importantes. C'est là ce que je ferai
dans cette leçon, qui sera la dernière de ces prolégo-
mènes, en vous signalant les faits qui enveloppent le fait
moral proprement dit. Je rappellerai en outre l'ordre
logique des différentes conceptions morales; en sorte
que vous trouverez dans cette leçon, ou au moins je
chercherai à y mettre, non-seulement les points aCces-
soi res que je n'ai pas touchés dans les précédentes séan-
ces, mais encore une espèce de résumé de mon opinion
sur les principes de la morale.


Messieurs, deux espèces de faits suivent en nous la
conception du bien absolu : des faits rationnels comme
cette conception même, et des faits sensibles. L'idée du
bien ne peut pas entrer dans notre esprit, sans qu'aus-
sitôt et à sa suite ne se produisent en nous d'autres
idées que la première y fait naître, parce qu'entre l'idée
du bien et ces autres idées il y a un rapport. nécessaire.
La première de ces idées que suscite inévitablement en
nous la conception du bien, c'est l'idée d'obligation. Nous
ne pouvons pas séparer ces deux idées de bien et d'o-
bligation. Dès que nous avons mis sous le mot bien la
:véritable idée que ce mot représente, aussitôt ce que
nous venons de mettre sous ce mot bien apparaît comme
obligatoire ; et, longtemps avant que nous nous soyons
formé une idée nette de ce que représente ce mot bien,
l'idée confuse que nous en avons nous apparaît comme
Impliquant obligation .11 n'y a pas, messieurs, une liaison
moins étroite entre l'idée de ce qui est bien et l'idée de




384 TRENTE ET UNIEME LEÇON.
ce qui doit être fait, qu'il n'y en a entre l'idée de figure
et de chose figurée, c'est-à-dire entre les idées qui s'im-
pliquent le plus intimement.. De manière que deman-
der, par exemple, pourquoi le bien doit être fait, c'est
absolument comme si l'on demandait pourquoi ce qui
doit être fait doit être fait. Car, entre ce qui est bien
et ce qui doit être fait, il y a un rapport tellement
nécessaire, que l'une de ces idées est l'autre : à tel
point -qu'on peut se servir du caractère de l'obligation
pour déterminer ce qui est bien, ainsi qu'a fait Kant.
Cette proposition, que ce qui est bien doit être fait, est
évidente par elle-même, tout comme la proposition que
tout effet a une cause; il y a entre l'une et l'autre une
parfaite similitude et d'autorité et de nécessité, et toutes
deux dérivent de la même source, qui est la raison in-
tuitive.


Messieurs, aucune idée de bien, autre que celle de fin,
n'attire à sa suite l'idée d'obligation : ce qui prouve que
ces autres idées du bien ne sont pas l'idée de ce qui est
véritablement bon en soi-même. Ainsi, nous appelons
bien la connaissance, le pouvoir, mille choses aux-
quelles nos penchants nous attirent. Essayez de con-
cevoir l'une de ces choses comme obligatoire, comme
devant être poursuivie , votre raison s'y refuse. Pour-
quoi ? parce que cela n'est pas bien en soi. 11 n'y a que
le jour où, l'idée du bien véritable étant conçue, nous
apercevons que ces biens auxquels nous poussent nos
penchants font partie de ce bien véritable, que l'obliga-
tion nous rattache à la poursuite de ces biens particu-
liers; mais cette obligation est attachée à l'idée du vé-
ritable bien, du bien en soi; et ce n'est que parce que
certaines choses ont été démontrées des émanations du
bien en soi, qu'il est obligatoire de les faire. Un jour,


VUES THÉORIQUES.


385


par exemple, il devient obligatoire pour nous de déve-
lopper notre intelligence, par conséquent de poursuivre
ce bien qui est la connaissance de la vérité. Mais, tant
que nous ne sommes poussés vers ce bien que par le
penchant qui est en nous, et que nous ne concevons
pas ce penchant comme le développement de notre fin,
l'obligation ne nous apparaît pas. L'obligation ne s'at-
tache pas davantage à la poursuite du bien qui est
appelé égoïste, car l'idée du bien égoïste n'est pas l'idée
du véritable bien; et ce n'est que le jour où l'idée du
bien égoïste a été démontré être un des éléments de
l'idée du bien absolu, que le bien égoïste nous apparaît
comme obligatoire.


Cette conception, que le bien en soi est obligatoire,
n'est pas la seule que suscite en nous l'idée du bien; la
pratique, non plus la simple conception du bien, mais
la pratique, ou la réalisation par un agent quelconque,
du bien, entraîne avec elle une autre idée. Cette idée est
celle-ci, c'est que quiconque fait le bien mérite, c'est-à-
dire, est digne de bonheur, et que quiconque fait le mal
démérite, c'est-à- d ire, est digne de misère ou (le malheur.
On a représenté ces deux mots de bonheur et de mal-
heur dans ce cas, par les mots de récompense et de pu-
nition. Cette traduction n'est pas infidèle, car elle est
impliquée dans l'idée de mérite et de démérite. Il nous
est impossible d'être spectateurs de la bonté d'un agent
libre et intelligent, sans concevoir que, par cela même
que cet agent fait le bien, cet agent est plus digne de
bonheur qu'un agent qui ne fera pas le bien, qu'il en
est plus digne à plus forte raison qu'un agent qui fait
le mal; car à la vue d'un agent qui fait le mal sciem-
ment, nous trouverions juste qu'il fût puni d'agir immo-
ralement, en un mot il nous apparaît comme déméritant.


— 25




)41
386
TBENTE ET UNIÈME LEÇON.


Pourquoi celui qui fait le bien nous apparaît-il comme
méritant? On ne rend pas compte des principes immé-
diats et absolus que conçoit la raison. On n'explique pas
pourquoi un fait qui commence à exister a une cause ;
il est nécessaire pour notre esprit de concevoir cela
comme une vérité absolue qui ne souffre pas d'excep--
ton. Il est aussi nécessaire polir notre esprit de conce-
voir qu'un agent qui fait le bien mérite. Ceci établit une
liaison nécessaire, et qui a une grande conséquence en
religion, entre la pratique du bien, ou la vertu, et le bon-
heur. De sorte que, comme l'a fait Kant, on peut con-
clure, de cela seul que le bonheur ne suit pas toujours
en ce monde la vertu, que cette vie n'est pas une vie dé-
finitive, et qu'il faut qu'il y en ait une autre, sous peine
d'absurdité, c'est-à-dire sous peine de violation des lois
absolues de la vérité, telle que la conçoit notre raison.


Messieurs, cette idée, qu'un agent qui fait le bien mé-
rite, ne nous vient que quand il s'agit du véritable bien,
c'est-à-dire de ce qui est bien en soi ; car ni le bien au-
quel nous poussent nos penchants, ni le bien égoïste,
tel que nous le voyons pratiquer et réaliser par nos sem-
blables, ou que nous le pratiquons ou réalisons nous-
mêmes, ne nous inspire ce jugement; et, si nous es-
sayons de concevoir ce rapport à propos de l'un de ces
biens, notre raison s'y refuse. Ainsi, de ce qu'un homme
animé d'une forte passion poursuit l'objet de cette pas-
sion, il ne s'ensuit pas du tout qu'il mérite pour cela;
tout au contraire, nous trouvons qu'il fait une chose
toute simple, qu'il est naturel de la faire; que s'il résis-
tait à cette passion pour ne pas s'avilir lui-même, pour
ne pas nuire à ses semblables, c'est alors que nous trou-
verions qu'il mérite. Quand il ne fait que céder à un
stinct, quoique le but de cet instille t soit bon , nous ne pou-


VUES THÉORIQUES. 387


wons reconnaître aucun mérite à cet homme. L'homme,
dans le but égoïste, quand il calcule son.bien le mieux
du monde, ne nous semble pas mériter pour cela ; nous
trouvons qu'il se paye de ses propres mains, car c'est son
plus grand plaisir qu'il cherche; il serait ridicule de dire
qu'il mérite du bonheur parce qu'il poursuit son plaisir.
Le véritable bien est le seul qui nous apparaisse comme
obligatoire, et le seul aussi dont la pratique nous appa-
raisse comme rendant méritant celui qui le fait. il y aun
troisième principe, ou une troisième circonstance qui
s'attache également à l'idée du bien, ou plutôt à l'idée
de la pratique du bien, c'est l'idée de la beauté morale.
Cette idée n'a pas été considérée aussi universellement
que les deux précédentes comme une des idées qui sui-
vent la conception du bien ou le spectacle de la pratique
du bien. Quand à la vue d'une bonne action nous éprou-
vons un certain plaisir, cc n'est pas là un effet sans
cause, un fait sans application ; ce n'est pas, en d'autres
termes, un événement arbitraire qui se produit. Quand.
je prends un fruit, que ce fruit me procure une certaine
sensation, je veux savoir pourquoi ce fruit produit cette
sensation plutôt qu'une autre, je ne puis pas en trouver
la raison, je ne vois à cela rien de nécessaire, et je dis :
c'est que j'ai été constitué arbitrairement de cette façon,
et que la constitution arbitraire aussi de ce fruit produit
sur moi une certaine sensation et non pas telle autre. Il
31'y a pas de rapport nécessaire et légitime pour ma rai-
son entre la cause qui produit cet effet et cet effet lui-
même, du moins je n'en conçois pas. En est-il de même
lorsque, à la vue d'une bonne action, j'éprouve du plai-
811', j'éprouve une émotion agréable, et, à la vue d'une
mauvaise action, une émotion désagréable et pénible?
11 n'en est pas ainsi, car il me paraît qu'il est dans la na-




388 TRENTE ET UNIÈME LEÇON.
ture de la pratique du bien, ou du bien lui-même, de
plaire, c'est-à-dire, d'agréer à quiconque a une raison
et une intelligence pour comprendre le bien ; en d'autres
termes, cette liaison nécessaire, qui me paraît exister
entre l'idée du bien et l'idée du plaisir qui est produit
par le bien, n'est pas un effet qui me paraisse arbi-
traire. Si le contraire existait, s'il y avait une créature
raisonnable à qui le bien, le spectacle de la vertu, causât
une impression pénible, je trouverais que cela est un
renversement des lois de la nature, je trouverais cela
absurde, incompréhensible, inconcevable, tant il me
paraît peu arbitraire que ie spectacle de la vertu plaise !
Je trouve, en d'autres termes, un rapport immédiat entre
la cause qui produit cet effet et cet effet lui-même. As-
surément cette conception n'a ni l'évidence, ni l'im-
portance dans la vie humaine, des deux conceptions
dont je viens de vous parler auparavant. Que le bien
nous apparaisse comme obligatoire, que celui qui le fait
nous apparaisse comme méritant, ce sont là des idées
de la plus haute importance, qui ont une conséquence
infinie sur la destinée de l'homme. S'il y a là-dessus le
moindre nuage, la moindre incertitude, le monde s'ar-
rête, change. :\ lais que l'on convienne ou non d'une ma-
nière claire qu'il est dans la nature de la vertu d'agréer
à tout être raisonnable et sensible, peu importe. Le fait
est que, toutes les fois que la vertu se produit sous nos
yeux, elle nous agrée, que toutes les fois que le vice s'y
montre, il nous déplaît. Ce n'est donc qu'en recherchant
la cause de ces deux effets, que nous trouvons qu'il n'y
a rien là d'arbitraire, et que nous concevons le rapport
qu'il y a entre la vertu comme spectacle et le plaisir
comme émotion esthétique produite par ce spectacle.


Cette conception n'est pas moins caractéristique que 0


VUES THÉORIQUES.


389
les précédentes de l'idée du. véritable bien ou de la
véritable vertu; car, si nous jugeons que la vertu est
belle par elle-même, nécessairement, inévitablement,
nous ne jugeons pas que l'égoïsme soit beau véritable-
ment, inévitablement. Nous ne jugeons pas non plus
que c'est une propriété nécessaire de la passion d'être
belle; cela n'empêche pas que la passion, ou l'égoïsme,
puisse nous agréer, mais à un autre titre. Ce qui
nous agrée dans la passion, ce qui fait, par exemple,
que les passions qui agitent fortement des personnages
sur la scène remuent tout ce qui a de coeur humain
dans toute la salle, c'est la sympathie, ce n'est pas un
jugement de la raison. Mais, quand nous voyons sur la
scène un homme vertueux, qui fait à son devoir des sacri-
fices, non-seulement avant que nous ayons raisonné,
nous éprouvons une émotion agréable, mais encore,
en raisonnant, nous trouvons qu'il était naturel, légi-
time, nécessaire, qu'un tel spectacle produisît sur nous
un tel effet, tandis que nous ne nous expliquons pas
raisonnablement comment et pourquoi il était nécesaire
que le spectacle de Zaïre mourante nous émût et nous
fit plaisir. En effet, c'est la constitution pure de notre
nature qui fait cela : c'est parce que nous avons été créés
sympathiques. Si nous n'avions pas été créés sympa-
thiques, ce spectacle ne nous toucherait pas. Mais, par
cela seul que nous aurions été créés intelligents et rai-
sonnables, le spectacle de la vertu agréerait à notre
intelligence, et y causerait ce plaisir froid, intelligent,
qui est le propre du plaisir que nous cause le spectacle
de la vertu.


Telles sont les trois grandes conceptions qui suivent,
qui accompagnent nécessairement (les deux premières
avec une clarté parfaite, la dernière avec assez d'obscu-


9




390 TRENTE ET UNIÈME LEÇON.
rité) la conception du bien, ou celle de la vertu. Cet
ensemble de phénomènes rationnels est ce qu'on ap-
pelle la conception morale.


Maintenant, d'autres faits se produisent en nous à la
suite de l'idée du bien et de la vertu. Ces faits sônt pu-
rement sensibles.


Le premier est celui dont je viens déjà de vous parler ;
c'est ce plaisir ou cette émotion que le spectacle de la
vertu ou du bien moral produit en nous; le spectacle
contraire, le spectacle du vice, ou du mal moral; y
détermine une impression désagréable. Quand c'est nous
qui faisons le bien, ou le mal, il n'y a plus devant nous
de spectacle ; mais la pratique même, l'accomplissement
var nous du bien ou du mal, produit dans notre âme
des émotions plus vives, quoique de même nature, qui
sont aussi agréables et douloureuses.


Messieurs, ce qui caractérise ces deux espèces de plai-
sir et de douleur, ces plaisirs et ces douleurs qui nais-
sent en nous, d'une part, du spectacle de la vertu et du
vice, et d'autre part de la pratique par nous ou du bien
ou du mal, ce qui caractérise, dis-je, ces émotions ou
Ces sensations, c'est qu'elles sont mêlées à des juge-
ments, et ces jugements sont les jugements mêmes dont
je viens de vous entretenir. En effet, quand j'aperçois
un être libre et raisonnable faire le mal,,non-seulement
ce spectacle me plaît fatalement, mais encore je con-
damne, je désapprouve celui qui fait le mal, 'et je le
désapprouve à des degrés infinis, selon qu'il fait plus
ou moins le mal. Alors le phénomène total prend le
nom d'indignation, si vous voulez. Ce mot indigna-,
Lion représente un mélange de quelque chose de sen-
sible et de quelque chose d'intellectuel. Quand je suis
indigné, ce n'est pas là un simple jugement, froidement


VUES THÉORIQUES. 391


porté par la raison. On sent qu'il y a dans le mot indi-
gnation quelque chose de plus, qu'il y .a quelque chose
de sensible; mais, d'un autre côté, ce mot ne représente
pas seulement une simple notion sensible; on sent qu'il
implique une désapprobation qui dépend de l'intelli-
gence. C'est donc un mot qui représente un fait com-
plexe : d'abord le jugement que je perte sur celui qui
se rend coupable de quelque vice, et ensuite l'émotion
pénible que cause en moi ]e spectacle de ce vice. C'est
pourquoi ce n'est pas une simple émotion ou un simple
jugement; c'est quelque chose de mêlé, qui porte un
nom spécial. Il en est de même des émotions qui se pro-
duisent en nous, lorsque c'est nous qui pratiquons le
bien ou le mal ; de là ces mots : satisfaction d'avoir bien
fait, et remords. On sent qu'il y a autre chose qu'un phé-
nomène douloureux, sensible, dans le mot remords; on
sent qu'il y e condamnation portée par l'agent sur lui-
même, sur ce qu'il a fait. De même, dans le cas de satis-
faction d'avoir bien fait, il y a jugement et émotion. Un
phénomène également complexe se produit en nous, et ce
phénomène complexe a pour éléments, d'abord le juge-
ment approbatif que l'on porte sur l'agent, puis l'émotion
agréable que produit en nous le spectacle du bien.


Tels sont les phénomènes, tant intellectuels que sensi-
bles, qui accompagnent l'accomplissement du bien. Main-
tenant, messieurs, je vais successivement ajouterquelques
autres considérations, qu'il est nécessaire que je touche
pour etre le moins incomplet possible dans un sujet où
je ne dois pas être complet ; je ne fais pas un cours de
morale, je ne fais >que rappeler les conséquences d'un
tel cours, pour les poser comme base du droit naturel.


On dit que le droit naturel a pour objet de détermi-
ner la loi ou la règle de la conduite humaine. C'est une




392 TRENTE ET UNIÈME LEÇON.
loi qu'on cherche, et qu'on a raison de chercher ; non
pas des conseils, non pas des indications, des renseigne-
ments qu'on peut ou suivre ou ne pas suivre, mais
une loi., Si ce n'était pas une loi, ce ne serait plus une
science; car il y a dans l'esprit humain l'idée qu'il y a
des lois pour tout âtre raisonnable et libre, et, par lois,
on entend des préceptes qu'on peut ou non suivre,
mais qu'en même temps on doit suivre. Évidemment on
ne peut chercher la loi de la conduite humaine que dans
ses rapports avec la fin de l'homme, c'est-à-dire dans
ce qu'on appelle le bien. Mais le bien est conçu à diffé-
rents degrés. Nous appelons bien différents objets de
nos penchants ; plus tard, nous appelons bien ce à quoi
nous pousse l'égoïsme ; plus tard enfin, nous concevons
ce que j'ai appelé le bien absolu, le bien en soi, ce qui
est bien indépendamment de tout rapport avec nous et
qui peut engendrer une loi. Il n'y a rien au monde de
si simple.


Quel est le caractère éminent de la loi? C'est d'obliger;
une loi qui n'oblige pas n'est pas une loi. Vous détruisez
le sens et l'acception du mot loi, si vous retranchez de
l'idée et du mot loi l'idée d'obligation.


Reste à savoir lequel de ces biens a le caractère d'o-
bligation. Je viens de démontrer que l'idée d'obligation
ne s'attache qu'au bien en soi; donc le bien en soi est
le seul qui ait le caractère législatif, d'où puisse émaner
une loi dans la véritable acception de ce terme. Il y a,
messieurs, liaison nécessaire entre l'idée de bien en soi
et l'idée d'obligation ; il y a liaison nécessaire entre l'idée
de loi et l'idée d'obligation ; deux quantités égales à une
troisième sont égales entre elles; donc il n'y a que l'idée
de bien qui puisse convenir à l'idée de loi, c'est-à-dire
que le véritable bien, le bien absolu, le bien en soi, est


VUES THÉORIQUES. .393
le seul qui puisse engendrer une loi pour la conduite
humaine. C'est plus clair que la lumière du jour.


Messieurs, il suit de là que toute loi imaginable qui
mérite ce nom ne le mérite qu'en tant qu'elle renferme
en elle-même, de loin ou de près, directement ou indi-
rectement, quelque chose qui appartienne au bien et
au bien absolu. Toute loi n'est loi qu'à cette condition.
Vous me direz qu'il y a par le /inonde une foule de lois,
les lois de la procédure par exemple, qui sont complè-
tement arbitraires. Le coeur humain, la raison humaine,
ne se sentent pas immédiatement obligés de respec-
ter cos lois pour elles-mêmes ; car si, au lieu d'un délai
de trois jours, on en fixait un de quatre, l'a raison n'y ver-
rait aucune différence; on ne se sent pas plus obligé à
trois qu'à quatre ; on ne se sent obligé à aucun de ces
délais ; à ce titre on peut dire que ces lois ne sont pas
des lois. Il y a cela de vrai que ces lois ne sont pas des
lois immédiatement par elles-mêmes, mais elles devien-
nent des lois en ce qu'elles sont promulguées par l'au-
torité légitime. Or, cette autorité légitime, par une raison
plus élevée, a le droit de porter des règlements. Ainsi,
il y a toujours l'idée du bien derrière toute loi qui mé-
rite véritablement d'être appelée loi ; et, de loin ou de
près, directement ou indirectement, on verra toujours,
en cherchant bien, que la loi, quelle qu'elle soit, remonte
au bien en soi. Le bien en soi oblige immédiatement
l'homme ; l'individu, le citoyen, à certaines choses en-
vers ses semblables. Mais, pour assurer l'exécution de
ces certaines choses que l'on doit à ses semblables im-
médiatement en vertu de la loi même du bien, il y a
des mesures à prendre ; pour prendre ces mesures il
tain nommer des juges, choisir une autorité quelconque
qui soit chargée de les rédiger. Eh bien! qui veut la




394 TRENTE ET UNIÈME LEÇON.
fin, veut les moyens. Si on veut, comme le prescrit im-
médiatement le bien, qu'entre les hommes certaines lois,
qui sont les lois les plus sacrées de la morale, soient res-
pectées, on veut qu'il soit pdurvu par l'autorité publique
à ce que les hommes qui auraient de mauvaises natu-
res, de mauvaises inclinations, soient réprimés, quand
ils violent ces lois. C'est nécessaire pour assurer le res-
pect de ces lois, qui sont lois immédiatement, parce
qu'elles sont des émanations directes de l'idée du bien.
Par conséquent, on est tenu, quand ces lois sont faites,
à les respecter, même quand elles paraîtraient un peu
absurdes; car alors il y a des moyens de réformer l'ab-
surdité, moyens qu'il faut prendre, puisque autrement
on troublerait la société, on produirait plus de mal que
ne peuvent en produire des lois arbitraires.


n'y a qu'une loi au monde, qui est la loi do Dieu ;
toute loi qui ne dérive pas de celle-là n'est pas une loi;
elle n'est pas obligatoire; elle n'est pas un règlement
auquel on soit tenu de se soumettre. Ainsi, messieurs,
la loi, quelle que soit sa nature, soit entre les hommes,
soit entre les sociétés, est une émanation du bien. Le
caractère d'obligation essentiel à la loi, n'appartenant
qu'à l'idée du bien, ne peut rester attaché qu'à ce qui
participe à l'idée du bien.


L'obligation n'est pas le seul caractère du bien. Il a
celui du beau. J'ai essayé de vous le faire comprendre
et de vous le définir. Le bien a d'autres caractères; tous
ces caractères sont ceux que le sens commun de
inanité proclame.


Messieurs, je vous ai dit que le bien absolu n'est
autre chose que la fin même de l'ordre universel, ou de
la création, et que nos fins partibulières à nous autres
hommes ne sont bien que parce qu'elles sont la lin


.VUES THÉORIQUES. 395
de l'homme ; qu'ainsi la fin de tout être créé est un
élément de la fin totale qui est le bien en soi. S'il en est
ainsi, qu'on ne vienne pas nous dire que le bien,. tel
qu'il sort de la définition que j'en ai donnée, et de la
doctrine que je vous expose, que le bien soit quelque
chose de relatif à l'homme, et qui serait autre si l'homme
était autre. Distinguez bien dans la fin spéciale d'un être
ce qu'il y a de relatif et ce qu'il y a d'absolu, ce qu'il y
a d'arbitraire et ce qu'il y a de non arbitraire. Ce qui est
relatif et arbitraire, c'est que ce soit telle fin plutôt que
telle autre.. En effet, si l'être était constitué autrement,
il aurait une autre fin, car la fin n'est autre chose que
la conséquence de la nature d'un être ; mais toutes
c,:s fins n'en sont pas moins, dans l'ordre universel, un
élément de cet ordre. C'est à ce titre, dès qu'il est com-
pris, que la fin d'un être devient, aux yeux de cet être,
obligatoire, et qu'elle prend dans sa pensée tous les ca-
ractères propres du bien absolu, c'est-à-dire, le non-
arbitraire, c'est-à-dire, l'objectif.


Messieurs, dans la fin que Dieu s'est proposée, fin
profondément inconnue à notre intelligence, en tirant
de son sein ce vaste univers, dont nous ignorons le
commencement, les limites, presqué tout, dans cette
lin, qui peut s'imaginer qu'il y ait rien d'arbitraire?
Est-il possible de ne pas concevoir que cette fin, que
Dieu a proposée à ses oeuvres, est conséquente à la na-
ture de Dieu, qu'elle n'est autre chose que l'expression
même de cette nature, que c'est Dieu lui-même ": car
quelle autre fin pourrait-il se proposer que lui-même?
Or, la nature de Dieu est la nature du seul être néces-
saire qui existe. Il ne peut donc rien y avoir d'arbitraire
dans la fin que Dieu s'est proposée en tirant de son sein
l'univers. Cette fin nous est inconnue, et nous ne nous




396 TRENTE ET UNIEME LEÇON.
doutons pas de ce qu'elle peut être. L'ordre par lequel la
nature tout entière va à cette fin par l'immensité des phé-
nomènes et des êtres qui la produisent, cet ordre nous
échappe; mais, ce qu'il y a de certain pour notre raison,
c'est que cette fin est bonne, qu'elle n'a rien d'arbitraire.
C'est donc un caractère du bien en soi , d'être néces-
saire, immuable, éternel, comme la nature même de
Dieu. S'il en est ainsi, tous les éléments qui doivent
produire cette résultante définitive ne sont pas moins
nécessaires que cette résultante elle-même ; et, quoique
nous puissions bien nous figurer qu'au lieu d'être un
homme nous puissions être un tout autre être, il ne
s'ensuit pas que la fin de chaque être soit une chose
arbitraire, et c'est de cela qu'il s'agit. La lin d'aucun
être n'est une chose arbitraire ; car la fin de tout être
conspire à la fin de Dieu, et est un rouage indispen-
sable de l'ordre universel. Par conséquent on ne doit
pas dire que le bien est une chose qui pourrait être
autre; le bien ne pouvait être antre que ce qu'il est. Si
cela est vrai du bien en tant que bien, cela est vrai à plus
forte raison du bien moral; car il nous est évident que,
quelle que soit notre fin, cette fin étant un élément
de la fin totale notre devoir est de la poursui-
vre. Il n'y a pas de plus ou moins dans cette obli
gation, il n'y a rien d'arbitraire ; notre fin serait autre
que l'obligation resterait la même : elle est une, im-
muable, identique pour tous les êtres intelligents et
raisonnables possibles. C'est donc un des caractères du
bien, du bien en soi, et de tous les éléments de ce bien,
de n'être pas contingent, de n'être pas arbitraire, d'être
attaché à l'immuabilité et à l'éternité de la fin du tout
qui est la nature même de Dieu, Un autre caractère du
bien, c'est qu'il est éminemment impersonnel. Quand


VUES THÉORIQUES. 397
je poursuis mon bien tel que le calcule l'égoïsme, c'est
comme mien que je le poursuis; mon but est personnel,
et mon motif aussi ; par conséquent j'obéis à quelque
chose, et je vais à quelque chose d'éminemment per-
sonnel. Tout est personnel, but et motif, soit dans la
sphère égoïste, soit dans la sphère instinctive. Mais
quand je vais à ma fin, parce que je la conçois
en soi, alors le but que je poursuis n'est pas mien.
Il est vrai qu'étant libre et intelligent, je suis chargé
spécialement de réaliser cette partie de l'ordre ; mais
cette partie de l'ordre, c'est en tant crue partie de
l'ordre, en tant que bonne en soi, et indépendamment
de moi, que je la poursuis et que je la réalise. Mon motif
est impersonnel. Faites que je perde l'intelligence et
la liberté, je ne comprendrai plus cette tin, ni la nature
de cette fin, à laquelle je me sens, étant intelligent,
obligé d'aller; mais elle n'en sera pas moins ce qu'elle
est, c'est-à-dire un élément du bien absolu ; et ce qui
la réalisera ira à une fin impersonnelle sans s'en douter.
Ainsi, ma fin ne devant être poursuivie que parce
qu'elle fait partie du bien en soi, lorsque j'obéis au
motif moral, j'obéis à un motif impersonnel, et je vais
à un but qui est également impersonnel : ainsi le ca-
ractère du bien est l'impersonnalité, comme il est l'im-
mutabilité, comme il est l'absolu. D'abord, messieurs,
tous ces caractères que je ne fais qu'indiquer, sont des
caractères que tout le monde connaît. La véritable
loi n'est pas faite pour tel individu, dans l'intérêt de
tel individu ; la loi est éminemment impersonnelle; elle
est supérieure aux individus qui y sont soumis : autre-
ment on ne concevrait pas qu'elle Ait obligato
règle que nous nous proposons pour arriver,
que notre intérêt vous conseille de poursti4


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39e TRENTE ET UNIÈME LEÇON.
le caractère de la loi ; elle est tout à fait personnelle,
aussi elle n'oblige pas; l'obligation ne s'associe jamais
qu'avec un précepte, une règle, l'idée d'un bien imper-
sonnel. L'impersonnalité est tout aussi inhérente à la
loi que l'obligation, et par une excellente raison,
c'est que là où il y a obligation, il y a impersonnalité,
et que là où il y a impersonnalité, il y e obligation. Ces
deux caractères sont inséparables. La loi ne doit pas
être arbitraire , c'est-à-dire capricieuse ; c'est-à-dire
qu'elle doit exprimer, non pas ce qui est convenable
relativement à tel ou tel individu ou dans tel ou tel cas,
mais ce qui est convenable en soi et à la nature des
choses. Voilà le caractère de la véritable loi. S'il se
glisse de l'arbitraire dans une loi humaine, cet arbi--,
traire ne doit se montrer que dans une loi d'application
et non pas dans une loi fondamentale ; car il faut bien
distinguer, dans tout ensemble de législation, la partie
générale, le but, la règle, et la partie d'exécution qui
intéresse la pratique, c'est-à-dire le moyen de parvenir
au but, de réaliser la règle. Cette dernière partie est
toujours plus ou moins arbitraire; car, bien qu'on essaye
de déduire la pratique du principe, elle ne peut pas être
déduite si rigoureusement qu'il ne s'y glisse des choses
dont l'absolue nécessité n'est pas évidente; comme on
ne peut pas préciser tous les cas, on choisit l'ordonnance
qui touche en général au plus grand nombre. Ainsi,
pour revenir au code de procédure, il semble qu'il est
arbitraire ; cependant, quand on cherche le motif de ses
règles, on voit qu'elles ont été calculées pour garantir
de la manière la plus sûre le respect des grands prin-
cipes de notre législation.


Vous voyez comme tout ce que nous avons dit du
bien et de tous les caractères que nuis lui trouvons


VUES THÉORIQUES.


399


concorde avec les caractères que le sens commun attri-
bue à la loi : ce qui confirme que le bien est la seule
loi, et que toutes les autres en émanent nécessairement.
Une autre chose sur laquelle je suis revenu bien sou-
vent, [nais que j'aurais aimé à développer avec beau-
coup de détail, si j'en avais eu le temps, c'est cet accord,
tant. de ibis rappelé et tant de fois signalé dans ces
leçons, des différents mobiles et des différents buts de
la conduite humaine. La raison pour laquelle le but de
l'instinct, le but de l'égoïsme et le but moral coïncident,
n'a pas été donnée, bien que presque tous les philo-
sophes se soient accordés à reconnaître l'harmonie de
ces trois buts. Cela est venu de ce qu'on ne s'est pas
formé une idée précise et complétement vraie de• ce
que représente le mot bien. Du moment où l'on com-
prend que le bien d'un être c'est sa fin, on comprend
parfaitement comment et pourquoi l'instinct, dans cet
être, doit dès l'abord le pousser à sa fin; comment
l'égoïsme, qui n'est que l'instinct raisonné, doit à plus
forte raison y pousser; et comment, par conséquent, il
y a et il doit y avoir coïncidence entre le bien instinctif,
le bien égoïste et le bien moral. Mais quand, au lieu de
concevoir le bien comme fin, le bien absolu comme la
fin de la création, le bien de chaque individu comme
la fin de sa nature, on s'en forme une idée qui se
rapproche ou s'éloigne plus ou moins de celle-là, on ne
reut pas voir clairement la raison du mobile instinctif,
du mobile égoïste et du mobile moral. Un être étant
donné, comme il en résulte la nature de cet être et la
fin pour laquelle il a été créé, on comprend immédia-
tement que, si cette nature est appelée à vivre et à se
développer, et qu'il y ait une distance quelconque entre
son mouvement fougueux et le mouvement de la raison,




400 TRENTE ET UNIÈME LEÇON.
elle va au début aspirer aveuglément à ce pour quoi
elle a été faite : cette aspiration aveugle d'une nature
vers le but pour lequel elle a été faite, c'est l'instinct.
Si vous faites intervenir dans cette nature la faculté de
comprendre, cette faculté de comprendre, cherchant où
vont tous ces instincts, trouvant que l'être es,t agréable-
ment affecté quand ces instincts arrivent à leur but, et
désagréablement quand ils n'y arrivent pas, cette faculté
de comprendre va se faire une idée générale du but
vers lequel vont les instincts : ce cera là le bien égoïste.
Vous verrez que, comme il ne peut rien y avoir dans le
résultat de cette recherche que ce que fournit l'instinct,
le résultat de cette recherche doit indiquer comme but
et comme bien ce à quoi ces instincts vont aveuglément.
De sorte que vous voyez que le bien égoïste n'est autre
chose que le bien instinctif compris. Or, le bien instinc-
tif n'étant que la véritable fin de notre nature, vers la-
quelle elle aspire aveuglément, vous voyez qu'il doit y
avoir rapport entre les deux biens, dont l'un est le bien
compris par la raison : car la raison ne découvre rien
de plus que ce vers quoi nous pousse l'instinct, et qui
est précisément ce pour quoi notre nature a été faite.
Vous trouvez de même que notre fin est un élément de
la fin absolue, du bien absolu. La raison nous dit non-
seulement que l'instinct nous pousse en effet vers ce
but, non-seulement que la raison empirique nous y
pousse avec calcul, mais que nous devons y aller ; car
cette fin qui nous est personnelle a un Côté absolu, un
côté par lequel elle se montre à nous comme un élément
de ce qui est bien en soi; ainsi nous devons y aller
parce que c'est notre fin, et parue que notre fin est un
élément de la fin absolue. Vous voyez la raison de la
coïncidence de tous le buts, de tous.-Je mobiles. Cette


VUES THÉORIQUES. 401
coïncidence n'était pas seulement importante à constater,
comme l'ont fait tous les esprits philosophiques, mais à
expliquer, car cela met un terme aux exagérations
dans lesquelles on est tombé, contre la passion d'un
côté, contre l'égoïsme et l'intérêt personnel de l'autre.
L'embarras de tous les moralistes qui n'ont pas compris
cet accord a été de concilier les jugements du sens
commun sur la passion et sur l'intérêt avec les consé-
quences de leur système. En effet, ne se rendant pas
compte des raisons de cette coïncidence, ils étaient
obligés de déclarer bon un de ces buts et de condamner
les autres. Ils condamnaient absolument et le but pas-
sionné et le but égoïste, c'est-à-dire, le but vers lequel
nous poussent et nos instincts et l'égoïsme. Cependant
le sens commun ne condamne pas du tout la ,poursuite
du but personnel ; il la condamne si peu, qu'il con-
damne les hommes qui se conduisent imprudemment,
qui sacrifient imprudemment leur propre bonheur,
qui n'en prennent pas soin, en un mot les prodigues,
les imprudents. tl y a une foule de vices qui ont pour
principe, aux yeux du sens commun , l'imprudence,
c'est-à-dire, l'absence d'égoïsme, d'intérêt bien entendu.
Le sens commun condamne tout cela ; cependant les
moralistes, en vertu de leur système peu intelligent,
sont obligés de condamner toute recherche du bien
personnel. Eh bien, il y a une branche de la morale,
qui est la recherche même de l'intérêt personnel ; seu-
lement il n'y a pas de moralité dans la conduite qui va
à un but personnel, tant qu'elle n'y va qu'en vue de la
personne. Il faut, pour qu'il y ait moralité dans cette
conduite, que de rapport du bien personnel et du bien
absolu soit saisi, c'est-à•dire que la bonté intrinsèque
du bien personnel, indépendamment de la personne,


n — 26




402 TRENTE ET UNIÈME LEÇON.
soit comprise. Il y a une nuance dans les mobiles,
mais les vues sont identiques.


Voilà quelques points accessoires sur lesquels j'étais
bien aise de m'appesantir, parce que je les avais un peu
négligés pour ne m'occuper principalement que de la
détermination de la véritable notion du bien. iliainte-
riant, qu'il. me soit permis de redire en très-peu de
mots et d'une manière très-rapide l'enchainement des
conceptions qui conduisent à la notion du bien, tel que
je l'entends. Il y a une grande différence entre l'ordre.
dans lequel nous apparaissent ces diverses conceptions
et l'ordre dans lequel on est obligé de les ranger, quand
on veut mettre la première celle .fui est la première
logiquement, la seconde celle qui est la seconde, et ainsi
de suite. En un mot , il y a une grande différence
entre l'ordre d'apparition de ces diverses conceptions et
l'ordre dans lequel elles devraient être logiquement
rangées pour former un système. Je les rappellerai
clans l'ordre logique, c'est-à-dire dans l'ordre synthé-
tique.


La conception fondamentale, logiquement parlant, qui
est peut-être la dernière qui nous apparaisse dans l'ordre
psychologique, c'est la conception que tout a une lin, et
que par conséquent la création entière en a une. Que
cette fin soit bonne en soi, c'est-à-dire, .soit le bien en
soi, c'est une idée qui est inséparable de la fin. Dès
qu'on conçoit que tout a une fin, on conçoit que cette
fin est le bien même. Quand on cherche à se rendre
compte de cette fin, on conçoit également, comme je le
disais tout à l'heure, qu'elle ne peut être que la consé-
quence même de la nature nécessaire, immuable de
Dieu ; car Dieu ne peut pas aller inune fin qui soit con-
tradictoire à sa nature ; il ne peut avoir d'autre fin que


VUES THÉORIQUES. 403
lui-même, et, par conséquent, tout ce qui peut être dit
de la nature de Dieu peut être dit de la fin qu'il s'est
proposée dans son oeuvre. En un mot, la nécessité,
l'immutabilité, l'absence de tout arbitraire, se peuvent
dire du bien en soi, qui est la fin de tout et de Dieu
lui-même.


On conçoit aussi que la loi par laquelle tout ce qui
existe et existera dans la création tend à la lin que Dieu
s'est proposée, constitue l'ordre universel, et que cet
ordre participe de tous les caractères de la fin de Dieu ;
c'est-à-dire que, si la fin est bien, l'ordre est bien, que
si la fin est éternelle , immuable, l'ordre est éternel,
immuable, qu'il n'y a rien là d'arbitraire, pas plus que
dans la nature de Dieu.


A côté de ces deux conceptions, s'en produit immé-
diatement une autre : c'est que, le tout ayant une fin,
toutes les parties du tout concourent à cette fin, et que
les fins de chacune de ces parties, ne sont qu'un élé-
ment dont la fin totale doit être le résultat. S'il en est
ainsi, le caractère de bonté absolue qui appartient à la
fin de Dieu doit se communiquer à chacune des fins
particulières et à chacun des ordres particuliers dont
cette fin et cet ordre absolu ne sont que des résultats,
ce qui rend sacrées ces fins.


Une quatrième conception, c'est que chaque- nature a
été appropriée à sa fin, et que la fin d'une nature n'est
autre que la conséquence de l'organisation même de
cette nature. Cette idée est toujours nécessaire pour
notre raison, elle est très-importante dans la science,
parce qu'elle découvre le moyen de déterminer scienti-
fiquement la fin de tout être dont la nature peut être
connue par nous. Ces conceptions absolues, universelles,
qui embrassent tout, conduisent, quand on observe les




404 TRENTE ET UNIÈME LEÇON.
choses ou la partie des choses que nous pouvons voir et
connaître, à deux classes d'êtres : les êtres qui sont in-
telligents et libres, et les êtres qui ne sont ni l'un ni
l'autre. Un être qui n'est pas intelligent nous apparaît
comme ne pouvant comprendre sa fin, et n'ayant pas le
pouvoir ou le choix d'y aller ou de n'y pas aller ; il
nous apparaît donc comme n'étant pas chargé par le
Créateur d'accomplir sa fin, et n'étant pas responsable
de son accomplissement; il nous apparaît aussi comme
n'ayant aucun mérite à aller à sa fin, et ne pouvant en
avoir aucun. Ce sont là, messieurs ;


les caractères de ces
espèces d'êtres que nous appelons des choses, et que
nous distinguons de cette autre classe d'êtres que nous
appelons des personnes. Les êtres libres, au contraire,
peuvent, en vertu de cette liberté, aller ou ne pas aller à
leur fin; étant intelligents, ils peuvent l'accomplir. Ils
nous paraissent, par conséquent, comme chargés de
réaliser en eux-mêmes leur fin, et, par là, un élément
du bien absolu, et comme responsables de l'accom-
plissement de cette fin, comme en recueillant le mérite
lorsqu'ils y vont, et le démérite lorsqu'ils n'y vont pas.


Ce n'est pas à dire que la liberté qui a été accordée à
ces êtres soit absolue elle a été renfermée par la sagesse
de la Providence, ainsi que l'observation nous en assure,
dans certaines limites qui laissent bien du jeu à la liberté,
mais pas assez pour troubler les desseins immuables de
Dieu. Messieurs, quand ou étudie l'homme, qui est pour
nous le type des êtres intelligents et libres, on remarque
quelles prodigieuses précautions ont été prises par le
Créateur pour empêcher l'être libre de trop quitter le
chemin de sa destinée. En effet, il n'y a pas un mobile
en lui qui ne le pousse à. cette fin. Ée penchant ou l'in-
stinct l'y pousse, ; l'égoïsme l'y conduit ; le motif moral


. _


VUES THÉORIQUES.


405


lui prescrit d'y aller. Il est fort difficile qu'étant soumis
à des mobiles qui le poussent tous vers cette fin, il n'y
aille pas, ou s'en écarte beaucoup. Ce que peut faire de
plus important la liberté humaine dans la poursuite de
la fin, c'est d'y aller en tant qu'elle est la fin, ou bien
d'y aller pour les autres motifs. Mais soit qu'elle y aille
parce que c'est la fin, le bien, soit qu'elle y aille par
instinct, par calcul personnel, elle y va toujours; il n'est
pas donné à la créature humaine de ne pas aller plus ou
moins à la fin pour laquelle la créature humaine a été
créée. L'homme est enchaîné à la poursuite de sa fin
par tous les liens de passion, d'égoïsme et de moralité.
On ne découvre pas en nous un mobile qui tende à nous
écarter de cette lin ; et, d'un autre côté, quand nous nous
égarons, par la voie de notre liberté, dans la poursuite
de notre véritable fin, nous y sommes incessamment ra-
menés par toutes les punitions que l'ordre éternel des
choses, au sein duquel nous sommes appelés à nous dé-
velopper, inflige à celui qui quitte sa voie pour entrer
dans une voie qui n'est pas la sienne. La vraie manière
de souffrir c'est de quitter le chemin de sa destinée; des
punitions immédiates, et qui sortent elles-mêmes de
l'ordre des choses, atteignent tout homme qui s'écarte
de cette voie, et proportionnellement au degré dont il
s'en écarte. C'est ce qui fait, messieurs, qu'il est difficile
à l'homme de s'écarter beaucoup de sa fin, et que j'ai
toujours soutenu, et que je soutiendrai toujours, que
l'homme qui a le plus mal rempli sa fin, l'a pourtant
remplie aux trois quarts ; que le plus grand criminel,
l'homme le plus immoral, a pourtant exercé, à un cer-
tain degré, à un degré assez élevé, la personnalité hu-
maine, et qu'en sortant de cette vie, si mal qu'il l'ait
passée, il est tout autre que quand il y est entré, il est




40(5 TRENTE E'!' UNIÈME LEÇON.
une créature semblable à Dieu, même sous les crimes
qu'il a commis. il a délibéré, il a choisi, il s'est trompé,
mais il a exercé ses nobles facultés; il était chose, il
est devenu personne ; il s'est créé. La vie n'est inutile à
personne, elle est utile à toute créature humaine. C'est
avec une immense indulgence qu'il faut juger les hom-
mes, comme le fait Dieu lui-même, qui voit les fai-
blesses humaines, et qui voit en même temps le but vers
lequel tout s'avance.


Voilà clone deux classes que nous distinguons : les
êtres qui ne sont pas libres et qui vont fatalement àleur
fin, et les êtres à qui il est donné d'y arriver avec intel-. .
ligence et liberté. Les uns deviennent des personnes, les
autres restent des choses.


On appelle bien moral l'accomplissement de leur fin
par les créatures libres et intelligentes, et mal moral le
non-accomplissement de leur fin, tandis que les mots
d'ordre et de désordre sont réservés pour désigner l'ac-
complissement de leur fin par les êtres qui n'ont ni
liberté ni intelligence. Vous devez comprendre tout de
suite que le désordre dans des êtres qui vont fatalement
à leur fin n'est pas possible. Aussi, quand il est créé
dans ce monde, il l'est toujours par une cause étrangère
à la nature de ces êtres.


J'ai ,dû remarquer, comme je crois l'avoir fait dans
ces leçons, que l'homme causait beaucoup de désordre
dans ce monde, mais j'établirai un peu plus tard qu'il
en a le droit. D'un autre côté, il faut remarquer que
l'ordre de ce monde (qu'il ne faut pas prendre pour
l'ordre absolu, mais comme un anneau de cette chaîne
immense des existences qui remplissent l'espace et qui
rempliront l'avenir) est tel, qu'aucune destinée ne s'y
accomplit complétement, que toute _se limitent l'une


VUES THÉORIQUES.


407


par l'autre. Le mal en ce monde n'est que l'imperfec-
tion du bien. Or, c'est un ordre de choses qui est spécial
à ce monde, et qui , entre mille autres indications,
témoigne que le monde n'est qu'un point dans la créa-
tion, n'est qu'un monde provisoire, ne contient pas du
tout l'idéal de l'ordre absolu et parfait.


Messieurs, il y a une foule de mystères pour nous
dans les conceptions morales. Le bien absolu, ou la fin
définitive de toute chose, ou la pensée de Dieu dans la
création, nous échappent complètement. Et, en effet, l'es-
pace est infini ; la création remplit l'espace ; nous ne
sommes qu'un faible point des choses créées ; par con-.
séquent, nous ne pouvons avoir aucune idée de l'ensem-
ble, et il faudrait avoir une idée de l'ensemble pour , s'é-
lever à la fin. D'un autre côté, le temps est infini, et dans
le sein de ce temps infini doivent s'écouler indéfiniment
une succession de mondes et de créations. Or, nous ne
sommes dans la durée qu'un point, qu'un faible point;
nous ne pouvons donc pas comprendre la création sous
le rapport de la durée, pas plus que sous le rapport de
l'espace. C'est ce qui fait que la lin absolue des choses,
ou le bien absolu, nous échappe ; mais nous ayons l'idée
qu'il y a une fin, et la certitude que c'est le bien, quoique
nous ne sachions pas en quoi consiste cette fin, et par
conséquent le bien. Cette fin existe, c'est le bien : voilà
ce dont nous sommes certains ; et, comme nous sommes
certains, en second lieu, que rien ici-bas ne peut êtr e
étranger à cette fin, et que toute fin particulière, quelle
qu'elle soit, est un élément de cette fin absolue, nous
sommes appelés à respecter, comme élément du bien
absolu, toute fin particulière que nous connaissons ; et
notre devoir se borne à cela ; il se borne, comme je vous
l'ai dit, à respecter du' bien les éléments que nous en




408 TRENTE ET UNIÈME LEÇON.
connaissons, si peu nombreux qu'ils soient; alors même
que nous ne comprenons rien au bien absolu, nous
sommes sûrs que ce bien absolu existe, et que ces
biens particuliers, que nous connaissons, sont les élé-
ments de ce bien absolu, en sorte qu'ils porteraient
pour nous tous les caractères du bien absolu, si nous
le connaissions.


Voilà la véritable position où nous sommes. La créa-
tion nous échappe, par conséquent sa fin. Lorsqu'une
pensée de la création nous apparaît, et par conséquent
une partie des fins de la création, ces fins-là sont sa-
crées pour nous, nous devons les respecter.


Messieurs, voilà tout ce qu'il y a de mystérieux dans
les conceptions morales ou dans les conceptions qui
vont à la conception morale. lin descendant de la créa-
tion universelle, qui embrasse la création tout entière
et Dieu lui-même, à l'ordre de ce monde, à l'ordre de
l'homme , nous trouvons souvent des choses qui sont
plus claires que la lumière du jour. L'homme conçoit
qu'il a une lin; il se sait libre et intelligent; il sent qu'il
est chargé de remplir cette fin dont il se rend respon-
sable; il sent qu'il y a mérite si cet accomplissement a
lieu par lui, ou démérite s'il n'a pas lieu. Mais il dé-
couvre bien vite qu'il lui est impossible d'aller em-
piétement à sa fin, que tout a été arrangé en ce inonde
pour qu'il ne puisse arriver ni à toute la vérité que son
intelligence conçoit, et pour laquelle il a, été créé, ni à
cette union universelle avec tout ce qui existe, avec tout
ce qui nous est analogue (ce qui est un des buts de notre
nature), ni à aucun des autres buts pour lesquels notre
nature a été faite. D'où il lui est évident que le dessein
de Dieu, dans cette création, n'est pas que l'homme
aille à sa fin absolue, telle qu'elle résulte de sa nature.


VUES THÉORIQUES. 409


Mais il y a un bien en ce monde, qui est complètement
au pouvoir de l'homme, dans quelque situation qu'il soit
placé. Ce bien, c'est le bien moral, qui consiste, dans
chaque circonstance, à aller à sa destinée autant. qu'il
est possible , et autant qu'on la comprend. De plus, il
est évident à l'homme qu'en cherchant ce bien moral il
devient méritant, digne d'une meilleure destinée, qu'il
devient une meilleure personne, tandis qu'il développe
en lui tous les éléments de la personne. Il lui est évi-
dent, en troisième lieu, qu'un ordre de choses dans
lequel il aurait, pu accomplir toute sa destinée sans
efforts n'aurait pas développé en lui cette merveille
qu'on appelle la personne, qui le rend semblable à
Dieu. Alors Dieu est justifié dans l'ordre passager de ce
inonde. Le pourquoi de cet ordre passager nous est
donné. Il nous est prouvé jusqu'à la démonstration que
le bien moral est notre véritable fin en cette vie. Dès
lors les devoirs de l'homme envers lui-même sont fixés,
et. toute les traditions du droit naturel sont établies : en
voilà le principe. Ce principe est plus clair que la lu-
mière du jour. Je ne connais rien de mieux démontré,
de plus évident, et je me charge de porter cette branche
de la morale, la morale personnelle, au plus haut degré
d'évidence scientifique possible.


Assurément la fin des êtres libres est un élément du
bien en soi; mais, d'une part, s'il n'y avait pas d'autres
êtres que ceux-là, l'homme serait tenu d'adorer et de
respecter le développement libre de toutes les choses qui
l'entourent, des arbres, des plantes, des animaux, abso-
lument comme il est tenu de respecter le développement
libre de ses semblables. Mais deux circonstances nous
frappent dans le spectacle des choses la première, c'est
que ces choses, n'étant ni libres ni intelligentes, ne sont





se


410 TRENTE ET UNIÈME LEÇON.
pas du tout chargées, ni responsables de l'accomplisse-
ment de leur destinée; ce ne sont que des instruments
dans la main de Dieu. Donc, en premier lieu, il n'y a pas
injustice à violer l'ordre de ces choses. En second lieu (et
c'est ce qui est capital), il y -a conflit pour l'organisation
et l'arrangement de cc monde, conflit perpétuel, entre
l'ordre des choses et l'ordre de l'homme. Or, obligé et
tenu, comme je le suis par ma constitution, à accomplir
mon ordre, je me trouve en présence d'êtres qui ne
sont pas chargés d'accomplir leur ordre ou leur fin,
qui n'y sont pas tenus, qui ne sont qu'un instrument
entre les mains de Dieu. Eh bien! s'il y a conflit entre
ces deux ordres, que Fun ne puise se réaliser qu'à la
condition que l'autre soit détruit, modifié, altéré, j'ai
tous les droits du monde, moi chargé de l'accomplisse-
ment de mon ordre, qui me trouve en face de créa-
tures non responsables, purs instruments dans les mains
de Dieu. S'il avait tenu à ce que les fins de ces choses
s'accomplissent rigoureusement, il aurait bien su ar-
ranger la création de manière à ce que cet ordre me
fût sacré comme celui de mes semblables, ou inacces-
sible comme celui des planètes. Dieu y aurait pourvu,
s'il n'avait pas voulu que l'on violât leur ordre au profit
du nôtre. 11 m'est donc démontré que je puis user des
choses, les détourner • de leur destinée pour l'accom-
plissement de la mienne. C'est à ce titre que je tue des
animaux, que ,j'interromps une foule de destinées qui
s'accomplissent, que je trouble, au profit de mon ordre,
l'ordre de la création matérielle qui m'entoure, de la
création aveugle qui m'entoure, tandis que, en face de
mes semblables, chargés comme moi de l'accomplisse-
ment de leur destinée, cet ordre est sacré pour moi, je
ne puis pas, au profit du mien, le troubler. Voilà les


VUES THÉORIQUES. 411


fondements de toute la raison de notre conduite envers
les autres. Ainsi, à la lumière de ce principe, la notion
du bien, je vois se poser d'avance tous les principes
d'où doivent dériver les règles de la conduite humaine,
dans toutes les différentes branches du droit naturel et
de la morale. 1.1 est trop lard pour que je les rappelle,
je les supprime entièrement; mais j'avais besoin de ré-
sumer tout cet ensemble. de doctrines, afin de vous
laisser l'impression de ce qui servira de fondement aux
différentes branches de droit naturel que j'aborderai
plus- tard.




TRENTE-DEUXIÈME LEÇON.


VUES THÉORIQUES. - SUITE 'ET FIN.


MESSIEURS,


Nous voici arrivés à la partie la plus difficile de notre
tâche. Le but vers lequel nous n'avons cessé de mar-
cher depuis le commencement de ce cours, et dont
chaque leçon nous a rapprochés, nous le touchons en-
fin. Il s'agissait de déterminer l'idée du bien, et nous
avions à choisir entre deux routes : l'une plus directe,
qui était de chercher immédiatement la solution du
problème ; l'autre plus sùre, qui était de demander.
d'abord cette solution aux systèmes philosophiques,
sauf à la chercher par nous-mêmes, s'ils ne nous la
donnaient pas. La seconde nous a paru préférable;
nous l'avons suivie. Nous avons donc évoqué toutes les .


avons successivement interrogées. Du premier coup
doctrines philosophiques sur la question , et nous les 4
nous les avons vues se partager en deux classes : celles
qui, explicitement ou implicitement, nient l'idée du bien,
et celles qui la reconnaissent. 11 fallait vérifier, avant
tout, si les premiers avaient raison : car alors notre re-
cherche eût été vaine, puisqu'on aurait poursuivi la dé-
termination d'une idée chimérique. Nous nous sommes
donc livrés à un examen, et il nous a convaincus que


VUES THÉORIQUES. 413
ces doctrines étaient insoutenables, et que la négation
de l'idée du bien n'était en elle que la conséquence de
l'erreur. Soulagés de ce doute, nous avons donc conti-
nué notre revue, et, passant aux doctrines qui ad-
mettent l'idée du bien et s'efforcent de la déterminer,
nous leur avons demandé la solution du problème. Au
lieu d'une, elles nous en ont présenté trois, et il en
devait être ainsi : puisque notre nature pouvait céder à
trois mobiles et aspirer à trois buts d'action, il était
inévitable que chacun de ces buts fût considéré par
quelque philosophe comme contenant en soi et repré-
sentant la véritable idée du bien. Restait à savoir lequel
la contient et la représente véritablement. Pour le dé-
couvrir, nous avons examiné les trois solutions et les
systèmes qui les ont proposées et défendues. Cet exa-
men nous a conduits à rejeter deux de ces solutions,
celle des systèmes égoïstes et celle des systèmes instinc-
tifs, et à reconnaître que l'idée du bien ne peut se ré-
soudre ni dans la plus grande satisfaction de nos per-
sonnes comme ie veulent les premiers, ni dans l'objet
particulier du bien de ces penchants, comme le sou-
tiennent les seconds. Il suivait de là que cette idée ne
pouvait plus se rencontrer que dans le troisième but
en vue duquel nous . pouvons agir, but avoué par la
raison, qu'elle appelle le bien, et vers lequel nous
sommes portés non par la prudence ni le désir, mais
par l'obligation. C'est ce que reconnaissent d'un com-
mun accord tous les systèmes rationnels, et nous l'avons
reconnu avec eux. Mais ce n'est pas assez d'avoir con-
staté que le bien conçu par la raison, étant le seul qui le
soit absolument et qui oblige, est, par cela môme, le
seul qui satisfasse aux conditions du problème; il faut
aller plus loin et déterminer en quoi ce bien consiste.


Olt





414 TRENTE-DEUXIÈME LEÇON.
Les systèmes rationnels l'ont 'compris, et nous les


avons vus, d'accord sur le but, se partager sur l'idée
qu'on doit s'en former. Les uns soutiennent que l'idée
du bien est irréductible et ne saurait être définie ; les
autres, qu'on peut la résoudre dans une idée plus claire.
lin cherchant cette idée, il fallait suivre les doctrines ra-
tionnelles dans ce débat suprême, et nous l'avons fait.
Essayant avec Price et ses Écossais l'idée que le bien
est indéterminable, nous avons vu qu'elle est inad-
missible, s'il est vrai que le bien soit un but distinct
des actions, et par rapport auquel nous les jugeons
bonnes ou mauvaises; car, si la doctrine de Price était
vraie, nous ne pourrions porter ce jugement. Cette
doctrine entraîne nécessairement la négation du bien
comme but extérieur, et l'affirmation qu'il n'est qu'une
qualité simple des actions perçue immédiatement en elles,
comme la couleur et la forme dans les corps : opinion
que tous ceux qui ont soutenu que le bien était indéfi-
nissable ont effectivement professée, mais qu'il est im-
possible d'admettre, car elle confond deux choses dis-
tinctes, le bien moral et le bien en soi, et ne saurait se
concilier avec les délibérations de la conscience, les dis-
cussions que la morale soulève, et la marche progressive
qu'elle a suivie dans ses développements. L'opinion qui
nie que le bien puisse être défini ainsi condamnée avec
cette classe de systèmes rationnels qui la soutiennent,
il ne nous restait plus qu'à en demander la définition
à ceux qui ont cru qu'elle pouvait êtrè" trouvée, et qui
l'orit cherchée. Nous avons donc interrogé plusieurs de
ces systèmes, et examiné les idées par lesquelles ils ont
essayé de traduire celle du bien. Aucun ne nous a con-
tentés, parce qu'aucun ne nous a paru satisfaire à la
double condition qu'une telle idée doit remplir, d'être


VUES THÉORIQUES.
415


reconnue par la conscience commune comme celle-là
même qu'elle entrevoit confusément sous le mot bien, et
de coïncider tellement avec l'idée que ce mot représente,
qu'elle ne comprenne ni plus ni moins, et qu'on puisse
insensiblement substituer l'une à l'autre dans toutes les
applications possibles. La théorie de Kant, qui substitue
à la distinction du bien un signe au moyen duquel on
peut le reconnaître, ne nous a paru qu'un moyen ingé-
nieux d'échapper. à la difficulté sans la résoudre. Tel est,
messieurs, le chemin que nous avons fait, et tels sont
les résultats que l'histoire de-la philosophie, sévèrement
interrogée, nous a donnés. Ces résultats sont considé-
rables, quoiqu'ils ne contiennent pas la définition que
nous cherchions. .Une foule de vérités que nous igno-
rions nous sont. parfaitement connues et démontrées.
Nous savons qu'aucun des systèmes philosophiques qui
impliquent la négation de l'idée du bien n'est fondé., et
par conséquent nous sommes rassurés sur la réalité
de cette idée obscurcie et mise en doute par ces systè-
mes. Et, quant à la détermination même de cette idée,
la revue que nous avons faite des systèmes qui l'ont es-
sayée nous a révélé toutes les méprises, toutes les
confusions, dans lesquelles l'esprit humain pouvait tom-
ber en la poursuivant. Le vrai bien pouvait être con-
fondu, soit avec le but particulier de quelque instinct,
soit avec le but plus général, mais tout personnel, de
l'intérêt bien entendu. Nous avons rencontré les grands
systèmes qui sont tombés dans cette double méprise,
nous les avons examinés à fond, et nous savons que ni le
bien de l'instinct, ni le bien de l'égoïsme, ne sont le bien
en soi. Ce vrai bien pouvait encore être confondu avec le
bien moral , c'est-à-dire avec le bien dans les actes, qui
n'en est que la réalisation : nous avons aussi trouvé sur




4.16 TRENTE-DEUXIÈME LEÇON.
notre chemin les doctrines qui ont érigé cette confusion
en système, et nous en avons constaté l'insuffisance et
l'erreur. Grâce à cette confusion, on pouvait supposer et
soutenir que le bien est indéfinissable. Des philosophes
se sont trouvés pour représenter cette erreur, et nous
les avons réfutés. Sans nier que le bien fût définissable,
on pouvait nier qu'il fût utile de le définir, et secontenter,
pour le reconnaître, du signe de l'obligation qui y est
inséparablement attaché : nous avons combattu dans
Kant cette désignation qui peut être produite, mais qui
ne satisfait point l'esprit humain. Enfin, messieurs, au
delà des opinions qui nient le bien, au delà de celles qui
le cherchent où il ne peut pas être, au delà de celles qui,
ne le cherchant pas où il est, soutiennent, ou qu'il ne
peut pas être défini, ou qu'il est superflu d'essayer de
le définir, on pourrait, en le recherchant où il est, ou
en essayant de le définir, le résoudre dans des idées qui
ont avec lui une identité apparente, mais qui cependant
ne sont pas les véritables. Ces idées, l'histoire nous les
a aussi livrées dans cette suite de systèmes dont nous
avons constaté les diverses méprises, et nous savons
qu'elles ne contiennent point la définition que nous
cherchions. Nous sommes donc arrivés, par la voie de
l'histoire,aussi près que possible (le la solution du grand
problème que nous avions posé en débutant. Toutes les
erreurs possibles sont écartées ; la vraie difficulté est
posée, définie, circonscrite ; nous savons au juste à
quelles conditions nous • en trouverons la solution,
et à quels signes nous pourrons la reconnaître. Il ne
nous reste plus qu'à l'aborder et à la vaincre, s'il est
possible. Voilà, messieurs, ce que nous avons fait, et
à quoi nous a conduits et ce et quài a servi ce que nous
avons fait. 11 fallait, avant de quitter l'histoire et d'en-


VUES THÉORIQUES.
417


lamer la partie dogmatique, vous rappeler encore une
fois le chemin parcouru. Vgus nous pardonnerez ces
retours fréquents sur le passé à chaque pas nouveau
que nous faisons; ils sont indispensables dans un
cours qui agit par la parole, à de longs intervalles,
et laisse dans les esprits des traces fugitives. Celui-ci
sera le dernier. Nous voici en présence du problème,
nous allons le résoudre. L'historien disparaît, le phi-
losophe lui succède. Veuillez accorder à ce dernier
l'indulgence et l'attention que vous n'avez pas refusées
au premier.


FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME.


u - 27




TABLE.


Pages.
lnx-sErmEmE LEÇON. — Système sentimental. — Smith
Dix-HUITIÈME LEÇON. — Système sentimental. — Smith 32
Dix-NEUVIÈME LEÇON. — Système sentimental. — Doctrine du sens


moral • b(i
VINGTIÈME LEÇON. — Système sentimental. — Résumé 79
VINGT ET UNIÈME LEÇON. — Système rationnel. — Price 113
VINGT-DEUXIÈME LEÇON. — Système rationnel. — Critique de


Price 148
VINGT-TROISIÈME, LEÇON. — Système 'rationnel. — Critique de
Pric . 179


VINGT-QUATRIME LEÇON. — Système rationnel. - Wollaston,
Clarke et Montesquieu, Malebranche, Wolf 205


VINGT-CINQUIÈME LEÇON. — Système rationnel. — Fragment de la
doctrine de Wolf. — Doctrines de Crusius, Puffendorf, Cum-
berland. — Les stoïciens


229
VINGT-SIXIÈME LEÇON. — Système rationnel. — Kant


246
VINGT-SEPTIÈME LEÇON. — Système rationnel. • — Critique de


Kant
271


ViNor-BuirtEmE LEÇON. — Vues théoriques
300


VINGT-NEUVIÈME LEÇON. — Vues théoriques (suite)


327
TRENTIÈME LEÇON. — Vues théoriques (suite)


356
TRENTE ET UNIÈME LEÇON. — Vues théoriques (suite)




382
TRENTE-DEUXIÈME LEÇON. — Vues théoriques (suite et fin)


412


FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME.




IXPEIMERIE • GÉNÊ.RALE DE CH. LAHURE
Rue de Fleurus, 9, à Paris.